Vous avez lu cela parfois sur un faire part de mariage ou de décès, lorsque les intéressés veulent rester entre eux, loin de tout tapage, surtout s’ils sont connus, vedettes de quelque chose ou pour quelque temps.
On les comprend, notre époque ayant donné les outils à chacun de prétendre à son quart d’heure de célébrité, nous avons tous plus ou moins étourdiment cessé de préserver nôtre intimité. D’abord parce que c’est facile, un clic et nous voilà offerts à tous, à la connaissance à l’appréciation de tous, gagnant des « followers » par milliers si cela se trouve, enivrés par ce succès soudain, devenant influenceurs ou influenceuses de comportements, nous livrant sans retenue à des jeux qui parfois se révèlent dangereux, pris par le vertige du narcissisme primaire si tentant dès lors qu’on est jeune mais qui n’épargne pas non plus les plus âgés. Et voilà nos vacances, nos repas, nos excursions, et davantage encore exposés sur la toile. Bien vite, les algorithmes des réseaux sociaux nous repèrent et nous tentent, les plus jeunes ne sont pas les moins accrochés : « Tic-Toc » et me voilà enchaîné pour un moment. Vertige de la jeunesse.
Mais les adultes, comment se sont-ils eux-mêmes soumis à cette tentation vite devenue une addiction, les conduisant à livrer leur intimité : à quelques-uns d’abord, puis à plusieurs, lesquels relaient ensuite et deviennent un nombre indéfini, de sorte que plus personne ne sait au juste combien il y en a. le sort enviable d’être connu ou reconnu devient vite un cauchemar, si d’aventure cette notoriété de l’inutile se transforme en persécution. Cela on le sait, et pourtant rien ne freine la crue exhibitionniste qui pousse l’humanité technologisée à la plus grande transparence, comme si la barrière de l’intime une fois franchie dans un sens, c’en était fini, qu’on portait son intérieur à l’extérieur comme un gant retourné, un tatouage psychique qui ne s’effacerait plus. Drôle d’époque ! À quel besoin répond une si étourdissante fièvre ?
Certains soutiennent que c’est la réponse à l’anonymat de nos vies, à la dissolution des liens qui resserrent, à la famille éclatée, à la solitude, au manque de considération, d’attention ou d’amour qui soudain est virtuellement compensé par la satisfaction narcissique de poster la belle image de soi, non celle qu’on a saisie de vous, mais celle qui correspond à l’image idéale que chacun porte en soi et veut que l’autre regarde. « Google, fais que je sois la plus belle, le plus beau ! Google fais que l’on m’aime, moi plus qu’aucun autre » ! Qui ne devine que le nom de ce moteur de recherche est l’autre nom de « maman », la maman technologique, lieu de la première et secourable intimité protectrice, celle dont il faut bien se détacher et dont la psychanalyse nous apprend qu’on n’y réussit jamais tout à fait (voyez le succès de la série : En Analyse). L’amour de la maman, le seul dont on ne doute jamais.
Qui refuserait une telle tentation dès lors que la technique permet de l’assouvir ?
C’est pourquoi on ne jettera la pierre à personne, nous sommes tous dans le même bateau avec les mêmes faiblesses. la littérature n’échappe pas à ce travers, elle aussi a fait de l’intime le territoire de « l’autofiction », le roman de soi, la confession infinie, l’autoanalyse publiée, (un bon tiers de la production romanesque en France certaine années… ); je vous laisse mettre des titres et des noms à la chose ; cela va des meilleurs aux plus pitoyables ou au plus scabreux et ces derniers temps on a franchi bien souvent la porte de l’intime avec impudeur et allégresse et des tirages faramineux ! Fini le misérable tas de petits secrets comme disait Malraux. C’est l’air du temps: tous à poil, tous dénudés
psychiquement et tous se défendant férocement de la moindre atteinte à notre intégrité physique, le moindre attouchement même verbal exposant au pire. Impudeur virtuelle et pudibonderie sociale, recto et verso de la même monnaie.
Comment ne voit-on pas qu’en se livrant ainsi à l’admiration supposée des autres, on se livre non seulement à leur malveillance mais aussi à la surveillance des systèmes et que l’ombre de « Big Brother » s’étend sur nos vies comme c’est déjà le cas en certains endroits en Chine. Plus d’intimité, plus rien de caché, tout socialisé, exposé, partagé, dévoilé. Est- ce ça que nous voulons, cette vie d’escargot sans coquille, cette vie de créature sans mystère ?
Vous me direz que le système a déjà tout prévu, « l’avatar » n’est pas autre chose et les progrès de l’intelligence artificielle vont même supprimer le désir d’être quelqu’un puisqu’en un clic nous pourrons être n’importe qui. Est-ce là le bonheur ? Est-ce là la vie enviable ? J’ai tendance à penser que non, mais peut-être ne suis-je pas le seul ?