Pierre Nora ou la mémoire en sursis 

Un souverain discret de la République des Lettres s’est éclipsé. Non pas un prince des sciences molles, mais un architecte de la conscience historique française, dont la tour de garde s’élevait chez Gallimard. Pierre Nora, qui se disait « historien public » — posture rare et presque subversive en nos temps de subjectivisme mondialisé —, vient de nous quitter à 93 ans. Il laisse derrière lui une cathédrale de papier : Les Lieux de mémoire. Sept volumes, 130 contributeurs, une mémoire collective prise au filet d’un imaginaire national en voie de liquidation. Il laisse aussi la trace d’un combat éditorial qu’il a mené pendant 40 ans sur le terrain des débats d’idées dans une revue conduite avec Marcel Gauchet : le Débat. Avec lui la forme vivante de ces repères intellectuels disparaît, il ne reste que ses écrits, ce qui est loin d’être négligeable.

À l’heure où l’Histoire ne fait plus autorité mais polémique, où la mémoire ne rassemble plus mais segmente, Nora sut, dans les années 1980, élever la topographie symbolique au rang de socle commun. Il l’a fait dans une France encore dotée d’un centre de gravité — la Troisième République en toile de fond, l’École en pivot. L’histoire y tenait alors le rôle de ciment civique ; elle est devenue depuis terrain miné, champ clos des subjectivités blessées, espace libre des compétitions mémorielles.

La revue Le Débat, qu’il anima avec Marcel Gauchet, fut longtemps l’agora des esprits cartésiens, avant que la frénésie du ressenti ne noie le goût du contradictoire. Avec Nora, la République avait encore ses clercs. Elle a désormais ses influenceurs et ses agitateurs médiatiques.

C’est que la France, dès les années 1980, entamait une mue. Elle glissait du singulier au pluriel, de l’État-nation à l’archipel sociologique « diversitaire ». Le consensus mémoriel éclatait en myriades de doléances identitaires. Aux grands récits s’opposaient des mémoires communautaires, chacune sommant la République de se souvenir à sa place. L’historien devenait suspect s’il ne prenait pas parti. L’objectivité, soudain, sentait la trahison. On eût alors recours aux lois mémorielles pour satisfaire tout le monde et retrouver une forme de paix civile. Pas si sûr, cependant. La boîte de pandore ouverte est loin de s’être refermée.

Dans cette jungle mémorielle, Nora tenait le cap. Il rappelait que l’Histoire est, par nature, une reconstruction : problématique, incomplète, tâtonnante. Elle ne se plie pas aux impératifs de la morale immédiate ni aux injonctions des repentances tardives. Il fut l’un des rares à oser affirmer que l’Histoire n’a pas à servir d’alibi aux blessures du présent.

Or, que reste-t-il aujourd’hui de ce grand récit ? Le souvenir d’une maison.de l’histoire de France proposé à contre-temps, et auquel Nora refusa du reste de s’associer, une carte sans boussole, et le souvenir d’un combat pour l’identité de la France maladroitement conduit. Reste-t-il quelque chose sur quoi fonder l’avenir ?

L’École — naguère institutrice de la Nation — peine à transmettre ce qu’elle n’ose plus nommer. Aux enfants, on n’enseigne plus les dates qui scandaient l’Histoire de France. Soupçonnées de chauvinisme nos historiens ne parlent plus guère des héros qui, hier encore, enflammaient les imaginations. Déconstruits, ces derniers sont renvoyés à la rubrique des fables. Un seul encore fait consensus : la révolution française. Dès lors, pour beaucoup d’enfants, l’histoire semble avoir commencé à la mort de Louis XVI. Le reste est bon pour un « récit national » dont on ne veut plus guère entendre parler sauf peut-être dans la version héroïsée et fabulée des spectacles du Puy-du-Fou ou encore d’ailleurs, et lors des soirées estivales où l’on écoute, distraits, l’histoire ancienne des héros au son des cigales. Les Grecs avec leurs tragédies, leurs histoires de famille et leurs batailles, étaient plus conséquents quant à leur Histoire.

Quant à la langue commune, elle est aujourd’hui supplantée par les flux d’un Anglo-monde omniprésent. Nos enfants parlent l’anglais comme personne, mais nos dirigeants sont insurpassables dans l’éloge de la francophonie. Cherchez l’erreur.  Même le Patrimoine, pivot de l’identité nationale est devenu suspect de chauvinisme ; trop le célébrer devient une faute de goût.

Et pourtant, dès lors que la cathédrale de Notre-Dame brûlée fut restaurée, son inauguration est soudain devenue un théâtre d’unité symbolique des Français, de croyance ou de mémoire. Car là où la mémoire se cristallise dans la pierre, elle résiste au flux. Contrairement à ce que pensait Victor Hugo : « ceci a résisté à cela », mais pas forcément à la version divertissante dont la culture est menacée. Hannah Arendt en avait fait le constat au siècle dernier : « la culture a résisté à des siècles d’oppression, mais il n’est pas sûr qu’elle résiste à la version divertissante d’elle-même. ». C’est bien cela pourtant qu’ont proposé un Historien, auteur de « l’histoire mondiale de la France », et un metteur en scène surdoué lors des Jeux Olympiques de 2024. Leur show post-national, leur scénographie festive mondialisée, incarnèrent en effet le présentisme de la fête, la déconstruction des mythes, l’histoire réduite à la satire et au ridicule. On est loin du triptyque de l’histoire telle que l’école de l’origine devait l’enseigner : « apprendre, assimiler, transmettre ». La fabrique du citoyen, devenu spectateur et principal acteur de son apprentissage, signera la fin d’une époque.

Pierre Nora, en somme, aura tenté, jusqu’au bout, de dresser des balises dans un pays sans cap. Sa cartographie mémorielle, loin d’un repli passéiste, visait à maintenir un fil conducteur. Un fragile cordon ombilical entre le peuple et sa propre durée. Peut-être était-ce là, au fond, une entreprise désespérée. Mais il faut parfois des désespérés lucides pour que les autres ne sombrent pas tout à fait.

Lui-même, dans un dernier sursaut d’espérance républicaine, nous laissait cette dernière réflexion : « L’histoire appartient à tous et à personne, ce qui lui donne vocation à l’universel. » À l’heure des tribus bigarrées et du multiculturalisme militant, cela sonne comme un testament.

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