Nous autres Européens

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Nous étions pourtant de bons Américains.
Formatés, nourris de culture américaine — une culture de plus en plus issue des mœurs que des œuvres, de la consommation plus que de la transmission intellectuelle. Fascinés par l’opulence, par le bien-être de masse produit par la démocratie et la vision capitaliste du monde, nous avions intégré l’idée que l’Europe, malgré son ancienneté, appartenait pleinement à cet ensemble que l’on appelait l’Occident. L’Occident global, pour reprendre l’expression de Vladimir Poutine, qui n’était pas entièrement fausse — du moins jusqu’à récemment.

Dans ce cadre, l’Europe-puissance avait cédé la place à l’Europe dépendante, à la « vieille Europe » selon la formule consacrée au moment de la guerre d’Irak. Une Europe-culture, Europe-musée, Europe-loisirs, ouverte aux touristes du monde entier et plus tard aux migrants venus y chercher une vie meilleure. Mais le monde lui-même, issu de l’Europe, s’organisait désormais selon une matrice largement américaine : l’économie de marché comme dogme de prospérité, la mondialisation comme horizon indépassable, les pays émergents — Chine et Asie en tête — comme usine du monde, chargée de produire les richesses imaginées par les ingénieurs occidentaux. À cela s’ajoutait la puissance militaire américaine, devenue de fait le gendarme du monde.

Après la chute du mur de Berlin et l’affaiblissement provisoire de la Russie, ce modèle semblait encore sans alternative. L’Europe lui laissa porter la charge de sa sécurité et, dans une certaine mesure, de sa prospérité. Certaines nations avaient même renoncé par traités à la puissance militaire pour se consacrer pleinement à la puissance économique. L’Allemagne, pour ne pas la nommer. Ainsi, le monde démocratique pacifié, sûr de ses valeurs, était devenu sans le savoir un protectorat américain.

Cet alignement ne fut pas seulement stratégique, il fut culturel. Les mœurs évoluèrent au rythme de l’influence américaine. Les réformes sociétales succédèrent aux réformes qui avaient en vue le progrès social et l’égalité. Les causes LGBT+, féministes et décoloniales devinrent causes nationales. Le rap remplaça la chanson, le tag la peinture, l’Eurovision elle-même se gagnait en anglais. La consommation se réorganisa selon le modèle industriel globalisé. Par une domination douce, presque invisible, l’Amérique réalisa ce que l’AMGOT de 1945 n’avait jamais réussi à imposer. Nous nous étions alignés culturellement au point parfois caricatural, avec le sentiment paradoxal d’être nous-mêmes comme jamais en étant devenus tout autres.

Pendant ce temps, le monde changeait.
La Chine, patiente et ambitieuse, se montrait bien plus déterminée que le Japon d’après-guerre, qui s’était contenté de s’aligner sur l’Amérique. Par imitation, pillage, contractualisation intelligente, obtention ou copie de brevets, le Chine elle, construisit une puissance économique, financière et militaire colossale. L’alliance du communisme politique et du capitalisme autoritaire tira le marché mondial dans le sens de son profit. Le système conçu par l’Occident produisait désormais ses propres concurrents. La Chine devenait un rival de l’Amérique.

C’est à ce moment que le modèle de la pax americana commença à se fissurer. Les États-Unis à partir de la présidence Obama, commencèrent à s’en alarmer, puis à son tour le trumpisme, au-delà de ses excès caricaturaux, marqua un renversement brutal : les dirigeants américains prirent conscience que le monde qu’ils avaient délibérément mis en place ne tournait plus à leur avantage. Non seulement il avait fait émerger des rivaux redoutables, mais il avait aussi exporté, sous le nom de wokisme, des valeurs que l’Amérique conservatrice et républicaine refusait désormais d’assumer chez elle et accusaient maintenant l’Europe de cultiver.

Singulier renversement de perspective : la vieille Europe, qui avait absorbé sans retenue la culture de masse américaine, se vit reprocher par ceux-là mêmes qui l’avaient inoculée d’en être devenue les représentants honnis. Ce qui avait été promu comme universel devenait subitement indésirable.

Dans le même temps, la question de la puissance redevenait centrale. La Russie, après une génération de retrait, reconstituait son appareil militaro-industriel et tentait de restaurer sa zone d’influence, jusqu’à faire la guerre à l’Ukraine en 2022 pour empêcher les anciens « peuples frères » de quitter définitivement son orbite. Ce retour brutal s’accompagnait d’une rupture assumée avec les influences venues d’Occident, tandis que l’Amérique, de son côté, se repliait sur une doctrine Monroe réactualisée, reformulée en MAGA, allant jusqu’à considérer la Russie non plus comme un ennemi, mais comme un partenaire potentiel face à la Chine.

Dans cette recomposition stratégique, la communauté européenne changeait de statut. Elle n’était plus protégée, mais concurrencée ; plus vraiment alliée, mais perçue comme un obstacle économique et idéologique. Aux yeux de Washington, elle devait redevenir ce qu’elle n’aurait jamais dû cesser d’être : un marché commun de proximité, simple appui à la puissance américaine dopée par les technologies des GAFA, non une puissance souveraine..

Affaiblie, divisée, contestée de toutes parts, ressentie par ses habitants comme une entité technocratique éloignée des peuples, l’Europe se mit à tanguer. Elle se découvrit ennemie d’elle-même, précisément parce qu’elle avait adopté le modèle américain. Ayant renoncé à faire l’Europe des nations, les Européens découvrirent qu’ils avaient bâti une pâle copie du modèle d’outre-Atlantique, sans la puissance qui l’accompagnait.

Milan Kundera posa un jour la question : « Qu’est-ce qu’un Européen ? »
Il répondait : « Celui qui a la nostalgie de l’Europe. »
Mais de quelle Europe ? Sans doute de celle qui avait encore le souci de son âme, pour reprendre les mots de Jan Patočka.

Aujourd’hui, l’Européen est peut-être celui qui mesure l’abandon de cette idée-là de l’Europe, dissoute dans un processus d’acculturation et de dépendance à des valeurs occidentales dont il n’est même plus certain d’être le dépositaire légitime. Être européen demeure ainsi le nom d’une identité inaboutie, prise entre une intégration qui aliène et des replis nationaux qui ne mènent nulle part et le comble c’est que ce sont les États-Unis qui en fassent le constat.

C’est peut-être cela, au fond, la mélancolie européenne : le pressentiment d’un naufrage intellectuel et moral — à moins que le rude rappel à l’ordre infligé par l’Amérique états-unienne accusant l’Europe de « déclin civilisationnel » ne la contraigne enfin à sortir de sa léthargie et à se penser, pour la première fois depuis longtemps, comme une puissance et non comme un simple prolongement d’une histoire qui s’achève.

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