EMPAQUETAGE

Certains d’entre vous ont capté l’information dans le flot médiatique qui déferle sous nos yeux, d’autres l’auront manqué ou négligé, pourtant c’est de cela que j’ai envie de parler : l’emballage de l’Arc de Triomphe de l’Étoile à Paris, conçu par deux artistes d’art contemporain d’origine Bulgare : Christo, et son alter-égo sa femme Jeanne-Claude, associés depuis les années soixante. il est enfin réalisé un an après la mort de Christo en 2020 par les assistants, ingénieurs et collaborateurs de cette œuvre artistique qui s’est déployée aux quatre coins de la planète en des réalisations extraordinaires : mise ne place d’un rideau de 18 600 mètres de nylon rouge entre les parois d’une vallée au Colorado en 1970, déploiement d’un tissu flottant de couleur rose autour des îlots de la baie de Biscaye en Floride qui vus du ciel faisaient penser aux Nymphéas de Monet, Emballage du Pont neuf (le plus vieux de Paris !) en 1985, emballage du Reichstag à Berlin en 1995 entre autres exploits.

Évacuons les réactions négatives de ceux qu’irrite l’art contemporain et tenons-nous en à la démarche originale d’artistes proches un temps du mouvement des nouveaux réalistes Français, mais portés vers ce qu’on appellera le « Land Art » ensuite, dont ils ne sont pas les seuls représentants, mais dont ils illustrent une voie originale. Soit, la création d’un évènement plastique « in situ » et pour une durée éphémère qui ne se reproduira plus jamais mais dont les dessins, esquisses, photos garderont la mémoire et dont la vente financera le projet. C’est ainsi qu’ils ont procédé toute leur vie. Autant dire que cela ne coûte rien aux deniers publics mais apporte un supplément de notoriété et de de connaissance aux lieux et monuments ainsi mis en valeur. 

Le plus souvent, à l’étonnement initial succède l’admiration pour la performance technique et pour cette « beauté de l’éphémère » qui dans un raccourci temporel, efface le réel, le transforme puis le rend intact à son environnement. Toutefois, on peut se demander, une fois l’étonnement passé, quel est le sens, le but dernier quelle est la dimension artistique de ces réalisations en fin de compte ?

Chaque artiste, et c’est là la merveille de la création ne cesse de décliner cette définition qu’Aristote donna un jour à l’art : « c’est ce que l’homme ajoute à la nature ». De cette sorte est l’architecture, la sculpture, la peinture, la littérature, l’horticulture si l’on veut et quantité d’autres choses. Le Land-Art est comme la peinture de chevalet mais à une autre échelle, une façon de nous faire voir le paysage, parfois en y ajoutant quelque chose de décisif, d’autres fois en en extrayant une forme. Emballer le Pont neuf ou l’Arc de triomphe c’est ainsi nous les faire mieux voir, alors qu’ils sont tellement connus qu’on ne les voit plus. Les emballer, c’est les révéler, les magnifier, redonner la mesure de leur forme de la justesse de leur volume en tant qu’œuvre soudain absente du tableau qu’on a sous les yeux. Y ajouter la démesure de l’entreprise (songeons tout de même à ces exploits, à ces milliers de parasols bleus et jaunes déployés simultanément au japon et aux USA pour lequel il a fallu obtenir l’accord de 500 propriétaires terriens et on aura une idée de ces œuvres « inutiles », « gratuites » au sens d’un art gratuit qui sont à la mesure d’une époque marchande où l’homme aura été sur la lune et dans les étoiles porter la technologie à des sommets.

Et ici, tout cela, pour rien ? Pour donner à penser ? Pour la beauté du geste ? Pour la beauté de l’art ? Voilà qui surprend.

Mais est-ce le cas pour l’arc de triomphe ? Ma foi, ce monument n’est pas n’importe lequel pour les Français. On sait que Napoléon à la façon des empereurs Romains qui édifièrent les premiers arcs de Triomphe voulut le faire bâtir pour célébrer la victoire d’Austerlitz. La chute de l’Empire l’en empêcha et c’est la monarchie de Juillet désireuse de réactiver le souvenir de l’Empereur qui le dédia à la Patrie française, celle de Valmy plus que celle d’Austerlitz d’ailleurs, avec ce relief militaire sculpté par Rude qui illustre « le départ des Volontaires » en 1792. Mais ce monument reste inachevé puisqu’il lui manquera toujours le quadrige qui devait le couronner comme celui que Napoléon a volé à Venise couronna celui du Carrousel. Ajoutons encore que la République y enterra symboliquement le Soldat inconnu et y alluma sa flamme perpétuelle à la fin de la guerre de 14/19, le 14 Juillet, jour de fête nationale. C’est donc le haut-lieu du patriotisme Français qui domine les Champs-Élysées et il n’échappera à personne que tous les vainqueurs Français comme étrangers, ont voulu défiler à ses pieds. Il n’échappera pas non plus au souvenir de chacun ce jour de saccage ou des vandales, lors d’une manifestation de « Gilets Jaunes », ont pénétré et dégradé ce monument à l’indignation générale, bien retombée depuis. 

Aussi bien, ce grand voile de polypropylène bleu acier, lié par 3000 mètres de câbles qui l’empaquètent peut-il être considéré comme un signe de protection comme on en disposait avec les sacs de sable en temps de guerre sur les monuments, ou comme un voile de deuil du patriotisme Français. J’en viens à penser que l’art est bien utile parfois à raviver la mémoire des gloires comme celle des sacrilèges.

LIBERTÉS CONTRADICTOIRES.

Le malaise qui est aujourd’hui au cœur de notre vie sociale porte sur la manière dont je vis ma liberté individuelle dans le conflit bien réel entre ce que j’estime être ma liberté personnelle et la liberté collective dont l’individu dispose dans le corps social tout entier. Par exemple, je peux en toute liberté vouloir disposer de mon corps et de ma santé (ce que j’estime tel) en refusant de me faire vacciner. (C’est le débat encore brûlant de la rentrée, même s’il a perdu un peu d’intensité), mais d’un autre côté, ai-je le droit de menacer la liberté des autres qui par temps de pandémie peuvent être affectés et infectés par cet usage personnel de mes droits surtout si je suis, par métier, au contact de patients en milieu médical ? Un petit coup d’œil à la déclaration des Droits de l’homme et du citoyen me renseignera sur ce point lorsque je lis que « la liberté est le pouvoir de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». Cela est simple, on peut ergoter sans fin sur la priorité des droits individuels et celle du corps social tout entier, voilà un texte qui jusqu’ici a non seulement force de loi positive mais aussi d’obligation morale.

J’ai pris cet exemple, mais il y en a quantité d’autres : ai-je le droit de tout dire (par exemple, d’invectiver, d’offenser, de violenter, de forcer au consentement) dans tous les actes de la vie, corporels, moraux, politiques. Mettez un contenu à ces mots et vous avez le viol, l’endoctrinement, la tyrannie des systèmes totalitaires. Là la liberté fondamentale, c’est le droit que j’ai à me préserver et à m’opposer à qui m’opprime injustement.

Oui, mais voilà, nos systèmes sociaux démocratiques sont devenus tellement laxistes et sollicitent si peu le sens civique de nos concitoyens que chacun ressent la moindre contrainte comme intolérable et voit sa propre liberté, fut-ce son caprice, comme supérieure à toute conduite collective. La petite comme la grande délinquance n’ont pas d’autre motif. Cherchez l’erreur. Est-elle dans une disposition psychologique individuelle (êtres caractériels, violents, jaloux, autoritaires, égocentriques, par exemple) qui ressortit alors de la clinique, ou alors, est-ce la conséquence d’un défaut éducatif qui fait que ceux auxquels l’école ou la famille n’a pas transmis par l’exemple ou par l’enseignement les principes moraux ou tout simplement civiques de base de la vie en société, s’en trouvent démunis et pensent que leur bon plaisir est la seule règle qui compte.

Les psychologues notent avec régularité l’affaiblissement des règles pulsionnelles depuis plusieurs génération au point qu’une nouvelle génération de gens se trouvent « psychiquement sous-équipés » et sans perception des limites du collectif à la vie en société. Il s’ensuit un sentiment d’incompréhension, de désarroi et de révolte que seul l’acte violent ou la manifestation collective peut apaiser. Le jeune garçon ou la jeune fille mal préparé à la vie sociale en général va éprouver immédiatement comme douloureuse toute limitation de ses impulsions individuelles et va ressentir tout ce qui le contraint comme injuste ou intolérable. C’est le principe de la révolte adolescente qui n’a en général qu’un temps parce que malgré tout, un fond éducatif ou culturel reste pour en appeler à la raison. Mais il est des cas de plus en plus nombreux où ces bases font défaut accentuant le malaise individuel. Il arrive cependant un moment où le sujet comprend qu’il doit intégrer des règles, se les assimiler, (même s’il souhaite les contester), parce que l’ordre social l’impose pour une vie normale.

Prenez maintenant un sujet individuel, par hypothèse un « français qui va se radicaliser » comme on dit et comme on en juge actuellement certains au procès du Bataclan. Dès lors qu’il n’a pas été, ou mal été socialisé, que par conviction intime ou par endoctrinement, il n’a pas intégré ou a refusé les règles de la société dans laquelle il vit, et que de surcroit la foi en un idéal spirituel supérieur à la République l’a affranchi de tout jugement des hommes, et vous avez-là le profil-type du terroriste potentiel. Qu’y a-t-il bien souvent (pas toujours) derrière ces conduites ? L’absence d’autorité familiale ? Le fait qu’un milieu familial n’ait pu obtenir que l’enfant renonce au narcissisme de sa toute-puissance infantile qui lui faisait casser ses jouets ou hurler à la moindre contrariété ? Le fait que les parents (de toute classes sociales et de tous milieux) aient eu tendance à se délester de leur autorité éducative déléguée à tous les appareillages électroniques où s’infusait la force, la transgression et la violence ? C’est l’une des raisons mais pas la seule. Les changements de modes de parentalité (et de la manière de « faire parents ») ayant fait disparaître peu à peu les repères traditionnels (les pères devenant des pairs, les mères des amies) ont ôté à beaucoup, ou du moins affaibli, ce « sur-moi » social qui facilite la socialisation. Dès lors, l’incompréhension devant le monde génère d’autant plus vite la recours à la colère et à la violence qu’elle est la réponse instinctive au sentiment que toute contrainte est ,pour soi d’abord, une privation intolérable de liberté.

Il lui faut alors trouver un responsable à qui faire payer le mal-être ressenti. Dans le temps, on disait alors : « c’est la faute à la société « ! Jamais la mienne. On en est toujours là.

TOUS A VÉLO !

Ils s’y sont tous mis, les élus, les écolos, les décideurs. Vous avez remarqué ces pistes cyclables qui sillonnent la ville en pointillés, de sorte qu’on se demande comment on relie les allées balisées et celles qui ne le sont pas. Enfin, tout cela c’est « tendance » comme on dit et on est prié d’approuver même quand on avance à la queue leu-leu, à un à  l’heure en période de pointe, et qu’il n’y a personne qui roule sur les pistes cyclables si bien tracées à côté. Curieux tout de même, il n’y a pas si longtemps on avait vu la politique des « Vélib » se casser la figure par manque d’enthousiasme des citadins. Et voilà que ça repart. De toute façon le but est de mettre la voiture hors d’état de polluer. 

Bon, moi je veux bien et je suis prêt à mettre mon casque de cycliste en polyurétane à trous, tellement léger que je me dis qu’en cas de chute, je ne suis pas certain de mon affaire. Car c’est bien gentil, le vélo, j’en ai fait et j’en fais encore parfois, mais slalomer entre les voitures et les trottoirs à mon âge me fait craindre le pire. Et il n’y a pas que des adolescents et des « bobos » dans une ville, il y a d’autres usagers. Vous me direz qu’il y a le bus électrique. Certes, mais l’avez-vous pris ? Il fait tristement la même boucle avec les mêmes gens, à se demander si ces derniers ne le prennent pas pour faire un tour et non pour aller quelque part. Enfin, ce que j’en dis… 

En vérité ce qui me met en pétard, c’est que j’ai passé cet été mes vacances en un lieu où tout le monde allait à vélo et de surcroît où les pistes cyclables étaient bien balisées. J’ai eu du reste une impression de l’été 1936 au temps du Front Populaire dont les photos sont connues : premiers congés payés, tout le monde sur les routes, mais à l’époque moins d’automobiles qu’aujourd’hui on s’en doute. Sympathique ambiance, en outre, c’était l’époque du Tour de France alors il fallait compter avec les sportifs équipés comme on n’ose pas l’imaginer tant la technologie a fait des progrès et pédalant sur des machines à quelques milliers d’euros. Rien à voir avec le vieux biclou des vacances à la campagne !

Finalement je me disais que les vélos en été c’était bien chouette et sympathique. Mais j’oubliais une chose. 

Sur les vélos, il y a des cyclistes, et voulez-vous que je vous dise, je ne suis pas loin de penser que la plupart sont des automobilistes honteux ou repentis à voir avec quelle hargne ils traitent les autres automobilistes, même roulant au pas. Et ils vous passent devant, derrière, de côté et ils brûlent les feux rouges, et ils freinent sous vos roues et ils vous « engueulent » : « Pouvez pas faire attention, non  » ! « Z’avez pas vu le panneau : piste cyclable » ! « Abruti »! N’imaginez pas le cycliste comme un être doux et pacifique roulant dans des décors virgiliens et souriant à son monde. Non, sourcils froncés, il fonce le nez sur le guidon avec femme et enfants souvent, et à plusieurs sur deux ou trois rangs, carillonnant de leurs petites sonnettes et vociférant si par malheur on obstrue le passage. Vous vous frottez les yeux. C’est donc ça le monde du vélo ?

Eh oui, c’est ça dès qu’il y a du nombre, il y a encombrement, dès qu’il y a encombrement, il y a énervement. Un cycliste rencontré en forêt ou sur une petite route, seul ou même en petit peloton, c’est en général un être sympathique avec lequel on a envie d’échanger deux mots, mais imaginez la meute dans une station balnéaire par exemple, ce ne sont plus les mêmes. Je viens de découvrir quelque chose cet été, je vais vous dire : les cyclistes, ce sont des Français à vélo.

Voilà la chose : des Français, râleurs, mécontents. Vous aurez remarqué que les Français (vous et moi bien sûr) sont toujours mécontents de quelque chose, là c’est du fait que les autres aussi sont à vélo. Au fond, ce peuple démocratique, le nôtre, si friand d’égalité , n’aime rien tant que les privilèges, et la route est un privilège, celui d’aller et venir. Il faut donc que la route soit à moi, que les interdictions soient pour les autres. Le Français est de l’espèce intransigeante. Dès lors que je suis là, j’y suis prioritaire. Vrai ou faux, peu importe. On mesure la pollution au degré de CO2 émis par les gaz d’échappement, je propose qu’on mesure l’indice de pollution civique par l’évaluation de la mauvaise humeur. Ça nous donnerait une idée.

J’ai donc essayé la marche à pied, pas mal aussi la marche à pied. Mais que croyez-vous ? Là aussi des vélos, des vélos partout : « eh poussez-vous, vous voyez bien que vous gênez, vous êtes sur une piste cyclable ! » Ah pardon, mais où marcher alors puisque à côté c’est réservé aux automobiles. Asseyez-vous sur un banc et regardez passer l’époque. 

Pas mal comme philosophie, c’est ce que j’ai décidé de faire. De toute façon, il me fallait un sujet de chronique de rentrée. Or on sait que le sentiment dominant pour une rentrée est toujours la mauvaise humeur, du reste on ne s’y trompe pas, les syndicats appellent déjà aux premières grèves, enfin soyons justes, ce ne sont pas les premières manifestations car désormais celles-ci se tiennent à jour fixe, été comme hiver en période ouvrée comme en période de vacances. Soupape de sécurité démocratique sans doute pour un pays en constante surchauffe. Alors, dans un tel contexte, j’ai bien le droit de passer mes nerfs sur le vélo moi aussi, non ?

LES LIVRES DE L’ÉTÉ

La question revient chaque été avec constance, du moins tant qu’il y aura des lecteurs : quels livres emporter avec soi pour lire en vacances ? Que celles-ci soient courtes ou longues, la question est la même ; livres anciens laissés de côté, ou jamais lus, et « qu’il faut absolument avoir lus un jour »: au choix, Montaigne, Platon, Proust, Céline, Joyce (même), Chateaubriand, qui d’autre ? Il y a tant de classiques et même cette année voilà que la Pléiade nous édite, un supplément Flaubert, la référence du roman français.

Ou alors, c’est l’Histoire qui l’emporte. Tant de livres à lire là aussi, selon ses préférences et ses questionnements : Georges Duby ou Fernand Braudel sur la France, le monde méditerranéen, et pourquoi pas Michelet, tous ces livres sortent en édition accessibles en ce moment. Tout est possible, tout est souhaitable, tout est à portée de main puisqu’en principe nous aurons enfin … le temps de lire. 

Faire en peu de temps ce qu’on a passé sa vie à ne pas faire et qui, chaque fois qu’on se trouve à entendre parler d’un chef d’œuvre de la culture, nous laisse frustrés de ne pas l’avoir lu. Philosophie, histoire, sciences, art, toute actualité éditoriale ou évènementielle nous tente et nous frustre. Cela va si vite. Hier encore, voyez avec quelle vitesse est passé l’anniversaire de la Commune, puis celui de Napoléon. À chaque fois on se dit : Cette fois, il faut que je m’y mette. Je connais de ces personnes consciencieuses qui achètent tant de livres qu’elles ne pourront pas lire, qu’on se dit qu’elles s’achètent d’abord du temps de vivre à crédit.

Car tel est notre destin, vue l’abondance de ce qui s’est écrit d’essentiel dans le monde et dans notre culture proche, il n’est plus à la portée de quiconque d’en embrasser la totalité comme on a pu le faire jusqu’au XVII° siècle peut-être. Notre tourment n’est pas le « pas assez », mais le « trop ». Une vie humaine ne suffirait pas à cette tâche.

Avant d’en arriver à cette conclusion décourageante, il faut voir l’ardeur de ces visiteurs des librairies, des relais de gare ou de plage qui font leurs emplettes et qui partiront, pleins d’illusions, les valises pleines, s’en retournant calmés chez eux, après avoir déposé les précieux trésors sur le bureau de la maison de campagne ou les étagères de l’appartement loué, ou sous la tente au camping et pourront partir vers l’apéritif, la pétanque, la piscine la plage, que sais-je, jusqu’à plus d’heure, avant de s’endormir sur la première page ouverte au moment de se mettre au lit. Nous avons tous connu ça d’une manière ou d’une autre.

Pourtant, sur la plage ou au camping ou tout simplement à la campagne au bord de l’eau, bien calé sur un transat, on voit de vrais lecteurs plongés dans de vraies histoires, j’allais dire dans de vrais livres (il ne faut pas exagérer non plus), le plus souvent de gros livres à lettres dorées et couverture cartonnée des traductions d’auteurs anglo-saxons qui tiennent la palme des livres de détente. Là sont les vrais lecteurs de Marc Lévy ou de Guillaume Musso, (je dis cela sans mépris), mais leur lectorat est là pour attester de leur emprise. 

On est alors loin de ceux qui font la moue devant ces productions et disent « litterratturre » en insistant sur les consonnes comme on déguste un bon cru en faisant claquer la langue. Ceux-là consomment souvent à petites bouchées des livres choisis, qui ne restent pas sur l’estomac, juste un peu de plaisir et le sens de l’actualité : avez-vous lu le dernier bouquin de machin-truc qui sortira à la rentrée ?…

Ceux-là savent ce qu’ils veulent et ne s’encombrent pas de l’inutile.

Mais la plupart d’entre nous, sommes toujours en retard d’un train. Voilà qu’on vous parle à la radio, à la télé, dans le journal, du « meilleur livre de l’année », de cet auteur « tellement remarquable » dont vous n’avez jamais entendu parler, de ce roman inégalable, de cet essai renversant qu’on se dit qu’on ne peut vivre sans aller y voir de plus près. Heureusement le lendemain nous sommes requis par d’autres urgences, d’autres noms, d’autres sujets, sans quoi nous croulerions sous le papier et les regrets, car à vrai dire, tous les ans c’est pareil, l’inconstance est la mesure de l’envie, qui elle est passagère.

Non, je suis injuste, il y des lecteurs de l’été, en fait, ce sont les mêmes que ceux de l’hiver, ce sont ceux qui lisent tout le temps. Les autres, le plus souvent « ont perdu l’habitude », mais pas l’espoir, ni chassé la vague culpabilité de n’y pas consacrer le temps qu’il faut. 

En revanche, il y a une espèce qui attend l’été de pied ferme et entend profiter du temps disponible, ce sont les écrivains, les tacherons de la sieste, ceux qui se cassent les phalanges à taper sur des claviers ou encore à noircir du papier à la plume et qui enverront à la fin de l’été le résultat de leur travail et de leurs espoirs vers les maisons d’éditions de plus en plus frileuses. Il y a les politiques qui voient arriver les grandes échéances et qui veulent participer au débat en sachant très bien que, sans livre publié, il n’y aura pas d’invitation sur les plateaux de télé ou ailleurs. Ceux-là ce sont les réalistes, les autres ce sont les velléitaires. Il faut de tout pour faire un monde, mais tant que lire se présentera comme un désir, et ne pas lire comme un regret, on n’aura pas motif à désespérer de notre monde, même lorsqu’il est. en vacances.

« PRENDS GARDE À LA DOUCEUR DES CHOSES »

J’étais l’autre soir sur le boulevard des Pyrénées, les tilleuls embaumaient dans les bons soirs de juin, une petite foule se pressait aux terrasses, les Pyrénées commençaient à se voiler de brume, mais le regard pouvait encore deviner leur présence au-delà des collines en direction de Jurançon. On se récitait des vers de Rimbaud ou de Toulet en compagnie d’un auteur de passage, qui venait de signer son dernier livre dans une librairie de la ville.

Nous l’amenions dîner en ces lieux quidonnent à Pau un charme de ville de province à nul autre pareil.

Le repas était gai, un verre de champagne accompagnait le pétillant des conversations, on parlait littérature, musique, spectacle, tout ce dont le confinement nous avait privé trop longtemps, heureux du plaisir de pouvoir se réunir à nouveau en terrasse, pour dîner dehors. 

La soirée s’éternisait avec la pénombre qui montait, les tables se vidaient peu à peu et des groupes de jeunes gens circulaient entre les tables et le boulevard. De l’un de ceux-ci, se détacha un jeune homme qui s’approcha de notre table et lança un bonsoir inattendu qu’on lui rendit, suivi d’un propos sec entre les dents : « vous êtes en fin de vie, et nous on est là » ! L’incongruité, l’inattendu, la surprise de l’apostrophe, laissa les interlocuteurs stupéfaits. Qu’avaient-t-il entendu ? Avaient-ils bien compris ? Déjà le garçon s’éloignait parmi les rires et les bourrades de ses camarades, bien content de la bonne blague servie à cette table de bourgeois, laissant ladite tablée réduite aux conjectures.

Il fallut se répéter ce qui avait été dit avec ce ton détaché et froid. « Vous êtes en fin de vie et encore là », vous occupez les tables et l’espace. Voilà qui a le mérite d’être clair dit quelqu’un. Pour ce jeune homme nous sommes de trop, nous sommes encore là et de trop. Étrange tout de même. Il est vrai que quelque convive aux cheveux blancs pouvait justifier l’observation, mais manifestement cela allait plus loin. Qu’est-ce qui pouvait avoir poussé ce garçon à cette agression verbale apparemment spontanée, aussi inattendue qu’un mauvais regard au début d’une bagarre dans une improbable rencontre ? 

L’envie, la jalousie peut-être. Mais la table était fort modeste : pas de nappe blanche, pas de bougies, pas d’ostentation, et du reste ce soir-là, en cet endroit-là,  on servait des tapas, accessibles à toutes les bourses. Nombre de jeunes gens, en couple ou entre amis, dînaient là, quelque temps auparavant. Une bouteille de champagne, restant vide dans son seau, était peut-être le signe qui avait entraîné la remarque. Mais non, dit quelqu’un, ce n’est pas la haine de classe ni celle des bourgeois qui s’exprimait dans cette remarque mais plutôt une haine générationnelle, qu’il faut bien appeler la haine des vieux ; trop de vieux dans la société, trop d’inactifs, trop de retraités dans la société. N’a-t-on pas répété à l’envi pendant la pandémie que les vieux s’en sortaient mieux que les jeunes, qu’ils étaient mieux lotis et que les jeunes souffraient davantage ? Voilà une vérité d’évidence. Mais enfin dit un autre, le respect dû à l’âge, aux cheveux blancs si on veut, qui était notre règle jusque-là ! Balivernes dit quelqu’un : où est le respect aujourd’hui ? « Pousse-toi de là que je m’y mette » ! Et puis vous avez bien entendu ces mots : « et nous, nous sommes là », ça veut bien dire une chose : faites attention à vous, vous ne faites pas assez attention à nous, nous allons vous forcer à faire attention à nous, autres variantes de ces mêmes mots. Au fond c’est logique dit quelqu’un, on vient d’entendre formuler ce qui se passe mais qui ne se dit pas, et que peut-être le confinement a rendu plus aigu. 

Et voilà que cette soirée qui avait bien commencé tournait à la mélancolie. Soudain il fit plus froid, plus sombre, les tilleuls de juin n’évoquèrent plus l’été mais la tisane. La flèche de ce Parthe avait touché son but. Il allait falloir songer à partir, à se lever de table, à laisser la place. Tout cela est dans l’ordre des choses dit notre philosophe. Ce qui a changé, ce n’est pas tant le fait lui-même, que la brutalité avec laquelle les choses sont dites. Comment appelait-t-on ça dans le temps où nous étions civilisés ? Le manque d’éducation, l’impolitesse, l’absence du respect d’autrui peut-être ? Que tout cela est loin. Les sauvageons qui ont poussé dans notre dos n’ont plus le temps d’apprendre, ni de temps à perdre. Prenons-en notre parti sans amertume et sans illusion. On est toujours le vieux de quelqu’un et le jeune d’un autre. Ainsi va la vie qui transforme l’un en l’autre et toujours avec plus de violence, jusqu’au moment où celle-ci ne peut plus être contenue dans la société. Nous n’en sommes peut-être pas si loin. « Prends garde à la douceur des choses » disait déjà Paul-jean Toulet.

Il faudra apprendre à ne pas trop s’attarder sur les terrasses quand le soir tombe sur la ville, comme tombèrent ce soir-là, nos illusions démocratiques .