L’AIR DU FROID

On va trouver peut-être le moment mal choisi, alors que l’été indien continue à roussir nos frênes, chênes et platanes. Parler du froid peut sembler intempestif. Personne n’a encore remis sa petite laine et l’on voit les sportifs du dimanche prendre d’assaut les plages et la montagne comme aux plus beaux jours de l’été. Mais à y bien regarder, on sent comme un fond d’air plus frais. On sent, enfin, je veux dire qu’on entend plutôt ou qu’on observe, que le temps social ou psychologique si l’on veut, commence à se rafraichir. Déjà au Parlement on se bat froid entre partis et factions concurrentes dans l’hémicycle. Les faits divers nous rapportent des crimes qui font froid dans le dos. À l’international on constate que les relations Franco-Allemandes, véritable thermomètre de l’Europe se refroidissent, et si l’on va plus loin encore, on admettra que ce qui se passe à l’Est rappelle plutôt la guerre froide que l’entente cordiale.

Autant être prévenus.

Car si j’use ici de métaphore c’est par précaution. On va bientôt voir et ressentir concrètement ce qu’il en est de la froidure, lorsque l’électricité et le gaz viendront réellement à manquer ou seront rationnés. C’est bien ce qui se prépare avec les conséquences de cette guerre dite « asymétrique » pour indiquer qu’elle a commencé comme une « opération spéciale » avant de se transformer en guerre classique et peut-être mondiale si on n’y trouve pas une issue raisonnable assez tôt, mais il ne semble pas qu’on en prenne le chemin.

Tout se passe comme si le monde, j’entends par là, le monde de la mondialisation commerciale et culturelle en avait eu assez de la paix et des échanges et avait besoin de se livrer à ces crises systémiques qui secouent de temps à autre les peuples et les civilisations, bouleversant les rapports de puissance au prix du sang et des larmes. L’histoire est tragique, on l’avait sans doute oublié trop vite et le destin des nations, ou leur tentation, est de tenter de redevenir des empires au détriment des autres avant de basculer dans la guerre et d’anéantir le seul bien qui nous soit commun : la paix. 

Nous nous installons ainsi peu à peu, et à notre grand étonnement, dans un monde dont la guerre est devenue une option comme une autre, mais disons-le, en ignorant l’équilibre de la terreur nucléaire du temps de la guerre froide. Il y a toujours un moment où l’on tente de passer la ligne de jouer avec le feu. L’Histoire nous enseigne que les plus grandes catastrophes ont eu souvent des prétextes minimes à leurs déclenchements.

Je vous avoue que cela fait un peu froid dans le dos. Les rodomontades, coups de menton, de clairon ou de canon sont l’ordinaire des temps troublés, nous y ajoutons maintenant le film et le commentaire en direct avec ou sans propagande, dans les media et les réseaux sociaux qui en orientent la perception sinon le cours avec les experts, les thuriféraires et les va-t-en guerre de surcroît. 

Je me souviens avoir lu qu’au moment de la deuxième guerre mondiale, à l’heure où le débat sur la paix faisait l’ordinaire des débats parlementaires, un philosophe avait déclaré : « les pacifistes sont des gens qui ont pour la paix un amour de faiblesse », entendant par-là que lorsque la guerre est là ou tout près de nous, vouloir se payer de mots est une faiblesse qui ne change rien aux choses mais nous met en état d’en être accablés. Nous en sommes toujours là. Mais nous savons aussi que la guerre est capricieuse, les anciens savaient cela mieux que nous en l’attribuant aux caprices des dieux qui tantôt en faisaient pencher le destin d’un côté, tantôt de l’autre. Un jour il vous est favorable, le lendemain c’est l’inverse. Le plus sage n’est-il pas celui qui profite d’un moment de force pour imposer la trêve à son adversaire, quelles que fussent les bonnes ou mauvaises raisons de ce dernier. On sait de toute façon qu’il n’est pas de guerre totale (sauf la nucléaire peut-être) et que l’histoire ne change que provisoirement la géographie.

Au XVII° siècle, le musicien Anglais Henry Purcell composa un air qui devint célèbre en ce qu’il exprime le froid dans son essence, c’est le « Cold Song » que chacun peut écouter à loisir car c’est « un tube » comme on dit. L’écoutant par hasard ces temps-ci, il m’a suggéré cette chronique. Malgré tout, cet opéra (King Arthur) finit bien, car il y a un printemps après l’hiver, mais il exprime à merveille ce qu’il en est de la traversée de l’hiver des cœurs, des corps et des âmes et des peuples. Seule la musique en ces circonstances est à la hauteur de la souffrance des humains. Voilà bien une réflexion pour ces temps de la Toussaint.

L’ÉTOFFE DE NOS RÊVES.

Nous sommes faits de l’étoffe de nos rêves dit Shakespeare, la métaphore est belle mais l’étoffe en tant que telle peut être aussi un cauchemar. Allez demander aux femmes Afghanes recouvertes de la tête aux pieds de cette burqa qui leur laisse voir le monde au travers d’une grille textile ce qu’elles en pensent, maintenant que le nouveau régime les a de nouveau recouvertes de ce linceul ? Allez demander aux Iraniennes dont la police des mœurs surveille si elles portent le Niqab de manière règlementaire ? Allez demander à toutes celles que cette contrainte aliène ou terrifie si elles sont faites de l’étoffe des rêves de l’Arabie heureuse et des danses de Shéhérazade, des Mille et une nuits, même si c’est aussi une construction de l’orientalisme ? 

Quoi qu’il en soit, on meurt pour ça aujourd’hui en Iran, mais aussi en Afghanistan et dans d’autres endroits où les femmes sont ainsi contraintes, songent à se révolter et parfois comme en Iran, le font au péril de leur vie .

Mais voyez aussi dans nos pays occidentaux comment on s’en recouvre partiellement ou totalement sans qu’on sache bien si c’est sous contrainte ou par volonté d’affirmation identitaire. Les deux sans doute. Ce qui fait qu’on ne peut généraliser.

La seule chose que l’on puisse dire étant que là où c’est une obligation, la liberté consiste à chercher à s’en défaire et là où c’est une interdiction, la liberté individuelle consiste à le revendiquer.

La liberté, voilà l’enjeu. La liberté et la volonté d’affirmer une identité, une appartenance, une différence, voire une opposition aux valeurs d’une société dans laquelle on vit, surtout si elle est de nature tolérante. Le voile est un étendard, un drapeau, un bout d’étoffe et bien plus encore. En cela il ne diffère pas beaucoup de ce qu’est un vêtement qui protège et qui expose en même temps, car l’enjeu on le sait bien est culturel et religieux à la fois.

C’est que le vêtement, même s’il n’est plus ou pas tout à fait un uniforme a quand même valeur d’exposition de soi et de signe social. La mode, parce qu’elle est un jeu du corps et autour du corps, a été la grande réponse à l’uniforme en ce qu’elle mettait la fantaisie là où était la règle et l’ordre (uniformes militaires, religieux, professionnels). Ces derniers sont toujours à l’ordre du jour : les pompiers, les policiers, les médecins en blouse, les curés parfois en soutane ou plus discrètement en col blanc et croix au revers du veston (mais ici on est dans le registre des signes de reconnaissance discrets) en attestent. Le vêtement n’est jamais neutre. Le jour ou Mao a fait sa révolution il a imposé la vareuse bleue à tout le monde avec le col Mao bien sûr. On était sûr ainsi que celui qui ne se conformait pas au code social était un opposant, bon pour la corde ou la balle dans la nuque. 

Cependant, toujours et partout on a dérogé à la règle, on a subverti le code par moins ou par plus de contrainte. Même la tenue dite convenable des bourgeoises du second Empire (les jupes à fanon, les tissus de style tapissier, les jupons empilés) finit à la fin du XIX° siècle par être abandonnée : plus de robes à volants, de crinolines et la femme du XX° siècle, la femme libérée et « en cheveux » parut en société avant de rejeter corset et contraintes. Ce vent de liberté souffla partout, le monde musulman aussi se dévoila au féminin avec ardeur comme partout ailleurs. Aujourd’hui, dans ce monde-là, on enferme, on contraint, on oppresse, cette petite Iranienne qui a voulu un peu trop montrer sa belle chevelure l’a payé de sa vie.

Quel est donc ce mauvais vent du sud qui interdit soudain toute liberté de soi et impose aux femmes une contrainte des siècles lointains ?  C’est une question, mais il en est une autre : que signifie cette volonté de certaines femmes musulmanes ou converties, d’afficher chez nous ces voiles plus ou moins enveloppants comme un geste de défi ou un signe d’appartenance ?

Elles feraient bien d’y réfléchir à deux fois. L’oiseau encagé qui a renoncé à voler en liberté, le jour où la porte de la cage s’ouvre à nouveau risque bien d’être mangé par le chat !

Mais que pouvons-nous changer à ces choses qui s’emmêlent dans les cervelles des humains et les font agir si souvent contre leurs intérêts. Comment appelle-t-on ça déjà ?

La servitude volontaire.

Sous cette forme elle est plaisante, l’ennui c’est que lorsqu’elle est devenue une habitude ou un marqueur social, on ne s’en débarrasse plus aussi aisément. C’est alors dans le sang, les larmes et la poussière qu’il faut regagner sa liberté. Voilà ce que je pensais en regardant les images de ce qui se passait en Iran en ce mois terrible d’octobre où l’on sentait la proximité de la guerre partout autour de nous, après avoir croisé dans ma rue de ces silhouettes dont la présence se multiplie sous nos yeux, non point que je m’en offusque mais que cela me donne à réfléchir.

CET ÉTÉ-LÀ

Cet été-là, il fit très chaud, les canicules (ce temps de chien) se succédèrent inexorablement suivies de pluies diluviennes, la guerre en Ukraine entra dans son sixième mois avec dans son sillage des commentateurs avisés et d’autres beaucoup moins. De belles « amazones » de ce pays, menèrent à l’écran la guerre de l’information contre l’ours Russe sorti de sa tanière en quête de miel.

Cet été-là on vit une nouvelle carte du monde se dessiner dans laquelle les pays démocratiques parurent plus petits que jamais dans un océan de dictatures, d’indifférence et de cynisme.

Cet été-là, alors que le grain des céréales consommées par la moitié du monde menaçait de moisir dans les silos bloqués par le conflit Russo-Ukrainien, on réussit à faire sortir les premiers bateaux des ports en guerre sur la mer noire.

Cet été-là, la crise de l’énergie devint un souci mondial et l’exigence écologique parut un choix de plus en plus difficile. Le nucléaire redevint une option à rebours de décennies de luttes pour sa disparition. La menace directe de la guerre en cours sur la plus grande centrale d’Europe laissa planer le risque d’un nouveau Tchernobyl.

Cet été-là, malgré tout,  la guerre sembla faire une pause du côté du Donbass.

Cet été-là, on reparla de Wagner. Ceux qui sont cinéphiles ou ont de la mémoire, se souviennent peut-être, que les hélicoptères semant la mort et le feu au Vietnam durant la guerre piquaient vers leurs cibles au son de la musique de Wagner dans Apocalypse-Now. Ce même Wagner, mort au XIX° siècle rappelons-le, donne aujourd’hui son nom à une soldatesque criminelle. Et l’on dit toujours que la musique adoucit les mœurs.

Cet été-là, les Chinois et les Américains firent rouler leurs muscles cuirassés dans le détroit de Taïwan comme aux plus beaux temps de la guerre froide.

Cet été-là, la forêt française flamba comme jamais, des milliers d’hectares de pins crépitèrent sous un soleil de feu, au sol et dans les airs provoquant des exodes de population sous l’œil inexorable de la fatalité et la tentation criminelle des pyromanes.

Cet été-là, on apprit que les cigales ne chantaient plus dans les arbres en Provence en raison de la chaleur qui les paralysait.

Cet été-là, les rodéos de jeunes gens à moto causèrent des accidents mortels dont on parla davantage que des accidents de la route.

Cet été-là aux États-Unis, un jeune homme qui n’était pas né au moment des faits, tenta d’assassiner un écrivain pour une fatwa émise au siècle dernier dans un pays où il n’était jamais allé.

Cet été-là, les festivals connurent une fréquentation qu’ils n’avaient plus connue depuis la grande pandémie et le monde de la culture se mit à nouveau à espérer. Dans les villes les cinémas climatisés virent s’accroitre le nombre de leurs spectateurs sans savoir si une fois la bise revenue ils les garderaient ou non dans leurs salles.

Cet été-là, le moustique tigre fit des ravages dans les jardins contraignant les habitants à se calfeutrer au frais loin des piqures urticantes. 

Cet été-là, on s’arracha les cheveux rue de Grenelle pour trouver les 4000 profs qui manquaient pour la rentrée, et l‘on songea comme pour les médecins en temps de pandémie, à rappeler les retraités et les recalés des concours.

Cet été-là, l’inflation poursuivit ses ravages à bas bruit comme un feu qui couve sous la tourbe et qu’il faudrait bien éteindre ou cantonner avant qu’il ne soit trop tard.

À la fin de cet été-là, on reparla d’universités à propos de partis politiques, pour lesquels la question du savoir désintéressé et de l’opinion réfléchie était le dernier des soucis, mais celui de la mise en ordre de bataille et de l’affrontement dans l’arène politique, le véritable enjeu. 

Cet été-là, l’armée française replia son drapeau au Mali, sans un remerciement pour son engagement, ni un mot pour ses morts, et l’on entendit une fois de plus ces mots : à quoi bon !

Cet été-là, un président opiniâtre revint en Algérie pour une énième séance de réconciliation et de vérité sans qu’on sache ce qu’il en adviendra une fois encore.

Cet été-là, disparut celui qui avait mis fin au régime soviétique sans se rendre compte qu’il allait donner renaissance au régime des Tsars tyranniques et féroces de la vieille Russie.

Cet été-là, on attendit la rentrée littéraire comme chaque année, et cette fois on nous annonça la sortie du dernier livre de Virginie Despentes : « Cher Connard ». Décidément il est des femmes qui ont le sens du compliment dépréciatif de genre. « Cher connard » ; on retiendra quand même la note affectueuse qui accompagne ce jugement définitif.

Arles 2022

Lundi 18 juillet, la journée la plus chaude. La France suffoque. Je suis parti assez tôt pour Montmajour. Encore une de ces abbayes qui ont essaimé en France. Aujourd’hui en ruines ou tout comme , vandalisée, restaurée, ses grandes proportions, sa crypte, sa tour, ses salles capitulaires et sa chapelle blanche où sont accrochées deux immenses toiles noires du peintre Traquandi, restent sublimes. ( c’est le contraire de ce qu’a tenté Soulages à Conques mais tout aussi convaincant). Dans le cloître restauré les colonnettes blanches supportent toujours les rêves d’un bestiaire qui habitait les têtes des sculpteurs du XIII° siècle. Je me prends à penser au désastre intellectuel qui aura consisté, pour nos modernes, à nier et dénier à l’infini les racines chrétiennes de l’Europe et de la France singulièrement, alors qu’elles crèvent les yeux de ceux qui veulent voir ne fût-ce que sous la forme des ruines écrasées de soleil qui en prolongent la présence infinie. 

Il y a là Mitch Epstein le photographe américain qui travailla aux films Indiens de Mira Naïr (Salam Bombay par exemple) et qui vécut 10 ans avec elle en Inde. La série des images de l’Inde des années soixante est tout à fait saisissante. La modernité de ces images superposées à ce que l’on sait de l’Inde millénaire n’est pas sans écho avec l’observation faite plus haut.

Visite en suite de la tour Luma de F.Ghery  (voir image ci-dessus): une réussite à tous égards. D’abord cette bâtisse qui m’a longtemps laissé perplexe est là avec son évidence et sa présence. Architecturalement parfaite au détail près : matériaux, sols, peintures. Les propositions artistiques sont au diapason. Il y a là un effet « contemporain » dont j’observe une fois de plus qu’il ne joue à plein que dans le vaste et le monumental. Trop petit il est invisible ou insignifiant. Là évidemment on a les grands noms, les grandes œuvres, les grandes signatures :  Olafur Eliasson, Gonzalez-Foster, Ethel Adnan, Philipe Parreno, Frank West et son intestin rose, et puis la collection de Maja Hoffman : Sigmar Polke et Paul Mac Carthy, Urs Fischer entre autres (j’apprends que son immense statue en cire fondante de Jean de Bologne a été réalisée à 10 exemplaires et disséminée dans les divers musées d’art contemporain du monde ! Au fond, une idée suffit à sa dissémination, inutile de chercher l’œuvre, du reste elle est éphémère). Ici comme ailleurs donc, mais en plus riche, on trouve les mêmes œuvres que partout ou à peu près sur les mêmes sujets et naturellement toutes les cases y sont cochées : féminisme, genre, racialisme, écologie ; l’art contemporain se révèle tel qu’il est : d’abord l’expression d’un immense conformisme idéologique de registre néo-américain dont toutes ces structures affirment la suprématie. Parfois cependant des œuvres et des artistes en transcendent les codes, heureusement. Ce que pense l’art contemporain est, malgré son discours intimidant, qu’il ne pense guère et bégaie beaucoup. Mais nul n’ose le dire de peur de paraître ignorant.

Il y a aussi des photographes à la Luma dont ce remarquable photographe Ghanéen : James Barnor qui travaillait à Accra. Représentant de produits photographiques comme Agfa en Afrique ce fut un remarquable témoin des années soixante-dix dans son pays un peu comme Malik Sidibé ou Seydou Keita dans l’Afrique francophone. On voit en outre comment il osera présenter dans la « Londres des années branchées », les premières femmes mannequins noires ou jamaïcaines dont les images seront publiées dans le magazine « Drum » qui luttait contre l’Apartheid en Afrique du sud.

Ici, les espaces sont immenses et la journée passe sans qu’on s’en rende compte.

Le lendemain il ne faut pas manquer d’aller à l’espace Van Gogh pour découvrir l’exposition Lee Miller (la grande star de la photo : 1907/1977)) à la fois photographe de mode, surtout pour le « Vogue britannique » et ensuite toujours pour Vogue, correspondante de guerre où elle documentera la libération de certains camps de concentration nous livrant des photos glaçantes des fours crématoires (Dachau en particulier) et des photos de nazis hagards et aux visages soudain inhumains qui s’étaient déguisés en détenus pour s’enfuir . Le contraste entre la beauté distinguée des corps stylisés par la mode opposée aux cadavres et aux corps accoutrés des tenues de déportés est sans doute l’une des images les plus fortes qu’on garde de ce passage à l’exposition. La photographie froide est plus terrible que tout et se passe de tout discours.

Dans le même lieu Romain Urhausen déploie son grand talent de photographe allemand dans le registre humaniste avec une dimension réaliste, voire formaliste (le noir et blanc à la façon de Brandt) et une dimension poétique notamment sur les marchés de Paris ( les Halles) Un photographe dans la veine de Doisneau mais aussi de Jean Dieuzaide avec le tempérament allemand. (très bel accrochage soit dit en passant). 

Un mot encore sur l’ensemble des photos de la série « découvertes » pour le prix Louis Roederer, dans l’église des frères prêcheurs où se côtoient de vrais talents à découvrir. On saluera au passage la remarquable sélection que présente la commissaire Taous Dahmani autour de la notion d’identité ou de la mémoire : beauté des photos de Rahim Fortune (je ne supporte pas de te voir pleurer) beauté des portraits de David jack Lyons ou mélancolie des paysages d’Olga Grotova retrouvant les jardins de grands-mères dans l’Oural de l’époque soviétique. De loin l’exposition la plus stimulante dans son authenticité.

Une autre exposition mérite qu’on s’y arrête malgré la chaleur étouffante dans le lieu pour dire combien la série de photos consacrée à la danse américaine des années soixante-dix par Babette Mangolte est saisissante et précieuse. Dans une série de clichés qui suivent les carrières des grandes danseuses de l’époque : Yvonne Rainer, Lucinda Childs, Trisha Brown, Simone Forti mais aussi Richard Foreman ou Robert Morris, elle délivre une archive de la « performance » sur laquelle glissent ces artistes du corps. Subjectivité de la caméra, empathie pour le sujet, rôle du spectateur, saisie du rapport à l’espace que ce soit sur scène, dans la rue ou sur les toits de New-york, la danse qui s’inventa là et qui vint très vite en France et en Europe est saisie ici dans son bond créateur. Le prix mérité « Women in motion » des Rencontres d’Arles 2022 lui a été justement décerné.

Au sortir de cette étuve je retrouve la grand-place à moitié baignée d’ombre. Je m’assieds sur le rebord du grand bassin et contemple une fois encore cette merveille qu’est le tympan de l’église Saint Trophîme avec son évangéliaire sculpté et ses colonnettes bleues en songeant après Malraux que là est le génie français de l’art roman : la peinture ou la fresque sortant devant le portail et qui s’adresse à tous. Il y a là aussi une danse immobile sublime qui mérite qu’on la contemple. Miracle d’Arles : le plus contemporain y côtoie l’éternel. Décidément ce monde « en noir et blanc », cette émulsion de la lumière sur une feuille sensible où se dépose quelque chose du temps qui stimule notre regard nous dispose tout autant à voir mieux ce que nous avons vu déjà tant de fois.

Là-dessus ma curiosité bute sur la fatigue des jambes. Je n’aurai pas tout vu. La simple idée de rôtir au soleil pour parvenir aux Ateliers mécaniques pour voir les 200 photos véhémentes (à ce que j’en sais) de l’avant-garde féminine des années 70 en Allemagne et en Autriche m’en dissuade. Je n’aurai donc pas tout vu, j’aurais vu sans doute une bonne moitié de cette édition assez pauvre par ailleurs en évènements. Celle-ci m’a semblée bien convenue et manquant de moyens sans doute, mais comme telle elle a le mérite de proposer cette ponctuation dans l’été, si précieuse pour les photographes et pour l’enseignement de la photographie qui se donne dans cette ville. 

La concurrence de la Luma pèse déjà très lourd et les « Rencontres d’Arles » ne sont plus au niveau financier du challenge. Qu’en sera-t-il dans les années à venir ? C’est une question. La population qui fréquenta et fréquente encore (bien peu cette année) les expos photos fut longtemps une population de classes moyennes cultivées (enseignants etc…) celle qui vient vers la Luma est plus internationale, plus aisée, le marqueur « contemporain » opère le tri. De ce point de vue Arles est une situation exemplaire. Pas simple donc de programmer dans ces conditions. Le nouveau directeur Christophe Wiesner prendra la mesure de l’évènement dans les prochaines éditions, soyons-en certains.

Promenade pour finir dans une ville surchauffée, avant de rentrer se jeter dans une piscine d’eau qui ne rafraîchit pas du tout.

Dîner le soir sur la terrasse d’un restaurant avec une température qui baisse légèrement. Quelques flocons de nuages roses dans le soir qui tombe. Un vol d’étourneaux bruyants qui vient se poser sur le toit de l’église proche et voilà que le vin rosé se réchauffe dans les verres. Il est temps de se lever et de préparer sa valise pour le lendemain.

PETER BROOK – SOUVENIRS

Beaucoup d’hommages on s’en doute après l’annonce du décès de Peter Brook, l’un de ceux qui ont bouleversé l’histoire du théâtre contemporain. Son parcours, des plus classiques au départ, dans la forme de la tradition anglaise, lui donne très tôt les bases de la pratique théâtrale principalement autour du domaine shakespearien. On remarquera en France son talent singulier lorsqu’il met en scène « Marat-Sade » de Peter Weiss, mais aussi lorsqu’il réalise le film « moderato cantabile » sur un texte de marguerite Duras. Toutefois, il faut attendre 1970 pour voir surgir l’artiste unique qui avec le CIRT (centre international de recherches théâtrales) va parcourir la planète à la rencontre des traditions théâtrales du monde entier en rassemblant des comédiens eux aussi venus d’horizons différents. Peter Brook est alors à la recherche d’un langage universel du théâtre par-dessus les différences et les traditions. 

Le milieu culturel français (entendons par là, les festivals et les programmateurs de théâtre) le repèrent. L’un d’eux a la chance d’être Ministre de la Culture au moment où la question de l’installation de Brook en France se pose. Michel Guy, créateur du Festival d’automne à Paris lui propose un théâtre dans la capitale. La recherche conduit Peter Brook vers « les Bouffes du nord », un vieux théâtre à l’italienne en ruine qui ne demande qu’à être démoli et reconstruit. Mais Brook comprend immédiatement qu’il y a une âme dans cette vieille carcasse en ruine, que ce théâtre est en lui-même un emblème qui contient la quintessence du théâtre à l’italienne dans sa forme décrépite et surannée et s’offre idéalement à la création contemporaine, la sienne, qui ne demandait qu’à trouver un cadre adéquat à ses recherches. Peter Brook a trouvé là son lieu idéal.

Il fera de ce théâtre l’un des bijoux de la création théâtrale non en rajoutant du décor au décor, mais en universalisant la lieu vide comme décor. Voilà qu’il théorise alors la notion de « l’espace vide », cette sorte de place publique, de « Campiello » à la façon de Goldoni où se rencontrent et se mélangent public et acteurs dans cette « convention partagée » qu’on appelle depuis toujours le théâtre.

Désormais, le théâtre ce sera ça : un tapis oriental au sol, un samovar dans un coin et des hommes qui discutent, et voilà la Cerisaie de Tchekhov réinventée, la même chose avec des acteurs africains, iraniens, et voilà « la conférence des oiseaux », voilà « Timon d’Athènes », « Carmen » ou « la Tempête » : quelques acteurs, des épées tombées au sol, un drap rouge ensanglanté et on a la bataille. Et voici le monument qui sera donné d’abord à la carrière Boulbon en Avignon : « le Mahabarhata », la grande fresque indienne jouée par des acteurs sublimes, (Sotigui Kouyaté, Richard Ciezslak) tous porteurs d’une tradition théâtrale intacte, souvenir impérissable pour beaucoup . Tous ceux qui se sont donné rendez-vous un jour en ce lieu en ont ressenti la géniale simplicité et l’évidente réalité : le théâtre est une convention : « on dira que nous sommes à Athènes »…et voilà comment commence l’illusion vraie.

Jeune, Peter Brook voulait réconcilier les deux mythes du théâtre européen : Brecht et Artaud, ( le théâtre politique et le théâtre du corps) il a fait mieux il a réinventé le rituel et résolu cette question : comment faire communiquer les hommes entre eux lorsqu’ils sont différents de race de culture de croyances et d’horizon. Il aura inventé un langage universel à partir duquel, dans leurs différences, dialoguent des cultures. Un mot encore il sera venu au Parvis avec « Ubu Roi » et « l’os » de Birago Diop, sa femme Nastasha Parry aura été la « Winnie » de « Oh les beaux jours » de Beckett dans une mise en scène de Brook. Une raison de plus de lui rendre hommage. Que dire encore, sinon le bonheur d’une rencontre avec un homme remarquable pour reprendre le titre d’une de ses conférences, un jour d’été en Avignon, il y a si longtemps .