l’ÉQUINOXE DE SEPTEMBRE

Voici venus les derniers jours de septembre. Le mois s’achève sous un soleil encore généreux, la lumière s’étire comme une vieille étoffe, et la douceur pousse encore les obstinés à traquer le cèpe au détour du bois. Les palombes frémissent dans le lointain, les grues messagères de l’hiver n’ont pas encore occupé la carte du ciel, le fond de l’air est froid. Nous voici au temps de l’équinoxe. Jadis, les paysans continuaient de semer, conservaient la figue et la tomate, gaulaient les noix, ramassaient la châtaigne avant de vendanger. C’était le temps où les saisons se lisaient sur le cadran agricole, non sur celui d’un smartphone. On guettait l’alignement des oiseaux sur les fils en pensant au bois à rentrer, tandis que les tracteurs — déjà — labouraient la plaine pour les semailles. Ces repères ne subsistent plus que dans la mémoire : le peuple des campagnes, jadis si nombreux, s’en est allé sans bruit vers les villes. Sa disparition a effacé le rythme qu’il imposait à la vie collective : désormais, l’année n’a plus de boussole.

Qui règle donc le cours des saisons ? Les travailleurs des villes, sans doute. Ce peuple surgit de ses bureaux comme les étourneaux des haies : soudain, tout le monde dehors, banderoles au vent, équinoxe des cortèges. On menace les puissants, qui font mine de régner, mais n’ont plus grande prise sur le réel. Alors, comme aux âges antiques, on sacrifie rituellement le bouc émissaire — élites, ministres, chefs, président, — pour conjurer la pluie, la guerre ou, pire encore, l’impôt. On veut la tête des très riches tant qu’on y est par souci d’équité de façade. Cela n’arrange rien, mais distrait. Trois millénaires que la recette tient : inefficace, certes, mais diablement cathartique.

Ainsi flotte ce climat étrange. Le soleil franchit l’équateur céleste comme un passager change d’avion et de fuseau horaire, indifférent à nos états d’âme. Le jour raccourcit, la nuit s’étend, et nos humeurs se brouillent avec la lumière. Nous croyons à des caprices, mais la mécanique céleste travaille nos nerfs mieux qu’un astrologue. Le cœur balance comme la clarté, et la confiance dans les institutions se réduit à mesure que tombent les feuilles. À ce moment de l’année, les anciens recommandaient l’attente : pas de mariage, pas de coupe de bois, pas de loi nouvelle,… pas de changements majeurs . Nous faisons exactement l’inverse, promulguant, réformant et détruisant dans une précipitation qui n’écoute ni le ciel ni la terre, mais seulement la rumeur du moment. Était-ce le bon moment pour changer de gouvernement ?

Sous ce soleil bas, je me suis abandonné à consulter l’horoscope du nouveau Premier ministre : Gémeaux. Voilà qui explique tout, ou rien. Les Gémeaux, dit-on, sont messagers des dieux, (de Jupiter sans doute !) papillons de l’air, curieux de tout mais sensibles à la justice et à l’intérêt général. C’est rassurant, en un sens : un chef qui lit les pancartes des manifestants et garde la politesse de négocier c’est un atout en ces temps de rage et d’impatience. Mais en France, cela pèse moins qu’un bras de fer et un rapport de force. Ici hélas, la conversation est une faiblesse, la négociation une capitulation. On n’obtient rien par l’entente : seulement à coups de cris, de grèves et d’épaules rentrées. La politique à l’Assemblée nationale se mue en foire d’automne : chacun y tire sur ses cibles, y gagne une peluche, et rentre chez soi convaincu « d’avoir  participé ».

Ne nous faisons pas d’illusions : ni l’astrologie n’explique la politique, ni la politique n’explique le climat. Mais il faut bien meubler la morosité. Alors, à défaut de réinventer le monde, on renverse ses propres statues — fussent-elles de plâtre — à la fête foraine de l’Histoire. On rit de la chute, on applaudit la poussière, mais le socle demeure, nu et vide. Les Romains, qui avaient toujours le mot juste, rappelaient : « La roche Tarpéienne est proche du Capitole. » Entre la gloire et le précipice, il n’y a qu’un pas, et nous nous y jetons avec une constance qui force le respect. Chaque ministre renversé, chaque réforme détruite, chaque chef conspué en témoigne : la légèreté du peuple rivalise avec la fragilité de ses maîtres.

Ainsi va la France sous le soleil de septembre. Les paysans ne guident plus l’année, les travailleurs manifestent sans y croire, les dirigeants règnent sans gouverner. La saison bascule comme l’humeur d’un peuple qui ne sait plus quelle étoile suivre. Tout semble recommencer, et rien ne change. Seul le calendrier, imperturbable, tourne sa page : septembre s’efface, mais l’illusion demeure. Nous croyons vivre un temps nouveau, alors que nous rejouons les mêmes gestes de l’équinoxe : cortèges et sacrifices, rêves de grandeur et goût obstiné du précipice.

Allô maman, Bobo!…

On parle beaucoup de générations en cette rentrée de septembre. Les uns accusent les boomers d’avoir tout gardé, les autres accusent les milléniaux d’avoir tout gâché. Mais derrière cette querelle un peu vaine, la rumeur est la même : une plainte sourde, un gémissement de fond résonne dans les librairies comme dans la société. Dix, vingt romans, dans tous les rayons, en déclinent la musique en cette rentrée. Et ce refrain se résume à quelques mots : « Allô maman, allô papa, bobo. »

Comme si soudain une génération, celle qui s’était crue libre, affranchie de tout lien, autosuffisante et maîtresse de son destin, se découvrait orpheline. À cinquante ans passés, après le parcours de la mi-vie, on se retourne et que voit-on derrière soi ? Rien ou presque. L’indépendance tant recherchée s’avère une illusion ; la réussite économique ne compense ni la solitude ni la carence affective. On avait voulu se construire sans filiation, pire, la détruire et voilà qu’on réclame une origine, qu’on veut des certitudes ou à défaut des témoignages.

Cette génération n’a pas voulu être héritière. On se souvient de Pierre Bourdieu, nettoyant au karcher l’héritage bourgeois, dénonçant la transmission éducative comme une machine à reproduction. Héritiers ? Non, merci. Résultat : plus d’héritiers, mais des déshérités. On a cru se libérer, et l’on se retrouve à nu, privé de ce ciment invisible qu’est la filiation. Car au fond, la question n’est plus seulement : « Comment être un individu libre et autonome ? » mais bien : « Quelle est mon origine, et qu’est-ce qui me relie à mes géniteurs ? Comment puis-je me construire si je construis sur le sable ou sur du vide ? » ? Cette génération d’individus qui se sont mués en atomes sociaux, libres et indifférents à leur ascendance et même parfois à leur descendance, voilà qu’arrivée à l’automne, elle se met soudain à éprouver un besoin de savoir non pas seulement ce qu’elle est, mais pourquoi elle est devenue ce qu’elle est.

Voilà pourquoi la rentrée littéraire déborde de plaintes et de regrets. Les claviers des écrivains, trempés de larmes ou secoués de colères impuissantes, témoignent tous du même besoin : retrouver une place dans la parentèle, et de préférence la première, en tirer des larmes, des plaintes ou des accusations pour en faire des livres. Mais qui interroger dans ce silence des familles et dans cette fragmentation de la descendance ? Anne Brest raconte son père breton au royaume de la patate ; Antony Passeron cherche celui qui s’est volatilisé ; Vanessa Schneider revient sur son père brillant et mystérieux ; Amélie Nothomb pleure la mort de sa mère ; Régis Jauffret publie « Maman » après « Papa » et confesse que tout écrivain écrit d’abord pour parler de sa mère. À leur suite, Emmanuel Carrère met à nu la figure imposante de la sienne, Raphaël Enthoven scrute un corps qui s’en va en morceaux comme une symphonie inachevée, et Laurent Mauvignier reçoit le prix littéraire du Monde pour « la maison vide ». Les exemples abondent, et la liste pourrait continuer longtemps

Rien de nouveau, dira-t-on. La génération précédente avait fait de ses propres règlements de comptes une matière romanesque. Pascal Bruckner, Dominique Fernandez, Alexandre Jardin et bien d’autres avaient ausculté des pères collaborateurs, compromis ou coupables. Mais il y avait là une dimension historique, presque politique. Aujourd’hui, la plainte a changé de registre. Elle n’est plus tournée vers le père coupable, mais vers le parent absent. Plus de procès idéologique, mais des litanies d’orphelins. Et la littérature, devenue plus féminine, plus sensible, plus psychologique, a ramené au centre le « Je » : ce sujet que le Nouveau Roman avait voulu effacer revient en force, mais sous le signe de la plainte. Et le public en redemande.

Car il y a là une vérité plus large : nous sommes devenus des orphelins. La société tout entière résonne de cette absence. En politique aussi, le refrain est le même. Allô papa bobo ! Allô De Gaulle, bobo, Giscard, Mitterrand, bobo… Rendez-nous l’époque où nous avions des chefs, des repères, une souveraineté, une stabilité. Rendez-nous les temps où la France était gouvernée, gérée, respectée, puissante. Même refrain de l’autre côté du Rhin : les Allemands, eux aussi, appellent leur « Mutti », les Anglais leur « Dame de fer » Chacun son image d’Épinal de Latché ou de Colombey, chacun son « papa » ou sa « maman » symbolique, chacun son mythe fondateur.

Voilà pourquoi cette rentrée sonne plaintive. La littérature joue sa partition avec orchestre et la société des lecteurs reprend le chœur. Nous avons cru abolir toute dépendance, nier l’héritage, effacer la filiation. Mais à l’automne de la vie, les fantômes reviennent et la comptine résonne, dérisoire et terrible : « Allô maman !… Allô papa !… bobo… » Décidément cette génération mérite bien son nom de « génération Bobo », à tous les sens du terme.

THEATRE DE RUE

L’été des festivals s’est achevé à Aurillac, haut lieu du théâtre de rue en Août. Châlons-en-Champagne l’autre grand rendez-vous, avait ouvert la saison en juillet, et sur les routes des vacances s’égrenèrent bien d’autres étapes et d’autres festivals du même genre. Comme à Avignon, ce sont de vastes fêtes où se pressent des compagnies innombrables et des foules par milliers. Aurillac, cette année, célébrait sa 38ᵉ édition, avec la même ferveur, la même manière de jouer sur le fil, entre théâtre et vie et la rue pour scène improvisée. Mais la rue, chacun le sait, n’est jamais docile : elle peut s’offrir à la fête ou s’abandonner à l’émeute. Et notre époque instable rend chaque rassemblement fragile, au bord du dérapage. 

Ainsi en fut-il cette fois encore à Aurillac. Comme un mégot jeté au bord d’un bois embrase des hectares, l’incendie naquit d’un incident, d’une provocation, d’une incivilité. Répression, riposte, cortège enfiévré, cagoules des black-blocs surgies de l’ombre… soudain la fête chavire : la joie bascule dans la casse, l’émeute prend le relais. Nous connaissons trop bien ce scénario : plus une manifestation en France ne s’achève sans les « professionnels » de la destruction. Longtemps, les festivals furent épargnés. Ce n’est plus le cas. Pourquoi pas, diront certains ? Ne sont-ils pas, eux aussi, des intermittents du spectacle — mais de la révolution permanente.

Le théâtre, à son origine, voulait détourner la violence, l’exorciser par le spectacle. Les Grecs nommaient cela « catharsis » : purification des passions, publiques comme privées, donc politiques. Camus, plus tard, avait pressenti que la tragédie finit toujours par revenir, sur les tréteaux sanglants des révolutions et qu’il faut recommencer à jouer, c’est pourquoi il aima tant le théâtre. Nous pensions avoir appris à canaliser la violence. Illusion mais elle rôde toujours parmi nous. 

Les grandes fêtes publiques, les rassemblements, sont faits pour cela : servir d’exutoire. Mais à une condition : qu’on accepte d’être spectateurs. Or voilà longtemps que le théâtre s’est tourné vers la participation, entraînant les foules dans une communion parfois théâtrale, plus souvent musicale. Souvenez-vous de Johnny au Stade de France : « Allumer le feu ! ». On brandissait son briquet non pour embraser la pinède mais pour célébrer la métaphore ou allumer un joint. Ce temps paraît lointain. Aujourd’hui, la jeunesse réclame ses « raves » : fêtes belles d’être interdites, saturées de bruit, d’excitants, et parfois de violence. 

C’est ainsi que le théâtre de rue s’imposa, à la fin du siècle dernier, comme la dernière scène libertaire, insolente, fusionnelle, où s’expérimentait quelque chose du vivre-ensemble. Et voilà que ce genre, à son tour, se voit contaminé : la rue du théâtre ressemble désormais à la rue syndicale ou politique, saturée de déclarations définitives, de slogans vengeurs, de vitres brisées, de poubelles en flammes, avec l’odeur âcre de l’émeute, dans l’ivresse de la casse.  « Tout bloquer, tout casser » : refrain éternel des foules, cri immortel de la rue. À chaque fois, on craint le pire !

Quelque chose traverse nos sociétés mais aussi nos nations, qui n’est pas encore la guerre de tous contre tous mais qui y fait songer : cette barbarie où l’on se jette contre tout ce qui n’est pas soi, où l’on veut contraindre des peuples à se soumettre contre leur volonté et où l’on ne trouve, à la fin, que des morts – lesquels, contrairement aux acteurs, ne se relèvent pas au baisser de rideau. « Grand Corps Malade », nom d’artiste, pourrait être celui de nos sociétés et de la nôtre en particulier qui ne sait plus faire « cause commune ». Roulons-nous tous vers le précipice ? D’où vient ce désir d’« en finir » qui partout s’affiche ?

Les signes s’accumulent : l’écorce craque alors que l’arbre paraît encore droit, mais cache une fragilité profonde. Donnons-lui un nom : le mal démocratique. Reste-t-il assez de raison, assez d’instinct vital, pour que les sociétés, de l’intérieur comme de l’extérieur, acceptent encore de se supporter mutuellement dans un régime de liberté et de droit, sans voir dans l’autre – individuel ou collectif – un ennemi à abattre, et au bout, un pouvoir à conquérir ?

Méfions-nous du spectacle dans lequel nous affichons nos faiblesses avec l’espoir que la révolution va changer le monde et améliorer notre quotidien. L’expérience montre que le réveil est toujours un cauchemar continué. En sommes-nous déjà là ? Pas encore, mais rappelons-nous que lorsque le spectacle est devenu le prélude et non l’exutoire de l’Histoire, nous ne sommes pas loin d’en arriver à l’épilogue.

TOURISME ET PRÉDATION

Une Fiat 500 Topolino d’un modèle identique à celui utilisé par Nicolas Bouvier et Thierry Vernet dans leur périple automobile de 1953/1954, photographiée en 2009.

J’ai vécu les étés les uns derrière les autres, à peu près comme tout le monde, lorsque j’étais jeune, curieux, avide de découvrir le monde et de le lire un peu. J’avais lu L’Été grec de Jacques Lacarrière — un best-seller à l’époque — et, sur ses traces, j’ai fait de la Grèce le but de mon premier grand voyage.

J’y ai vu le Parthénon, bien sûr — à une époque où l’on ne s’y bousculait pas encore. J’ai vu l’Aurige de Delphes, les tombeaux de Mycènes, mes premiers grands théâtres antiques : Ioannina, le théâtre de Dodone, où je crus trouver le chêne dont parle Platon (on voit ce que peut l’imagination). À Épidaure, j’ai franchi les grilles à l’aube, comme un voleur, pour me retrouver seul dans la grande orchestra, lançant à tue-tête un « Évohé » tragique devant une assemblée de corbeaux éberlués, qui, avant de s’envoler, ont dû se demander quel fou gesticulait dans l’amphithéâtre vide.

J’ai vu mes premières églises byzantines, peuplées de prêtres jeunes, en soutanes et chignons noirs, qu’on aurait dits sortis d’un film de Pasolini.

En Italie, j’ai vu Ségeste et Sélinonte. J’ai vu Fra Angelico, seul, au couvent de San Marco. J’ai vu les fresques de Giotto à la chapelle Scrovegni de Padoue, ce lieu où la fresque devint tableau.

Plus tard, le Taj Mahal s’est offert à moi dans le petit matin d’Agra, puis le lac d’Assouan et l’hôtel Old Cataract, que voulut revoir une dernière fois, avant de mourir, un président français. J’ai arpenté la grande muraille de Chine, au nord de Pékin. J’ai parcouru le monde comme j’ai pu — à pied, à vélo, dans ma vieille 4L, et souvent dans l’urgence.

Je n’étais pas Nicolas Bouvier. Je ne voyais pas le voyage comme un usage du monde, tel qu’il l’écrivit, dans ce livre que tous les jeunes gens d’Europe — et d’ailleurs — devraient lire s’ils veulent éviter de se prendre pour Jack Kerouac. Le monde, alors, était à découvrir, à comprendre, à aimer. Et pour ma génération, ce n’était plus la guerre qui envoyait ses jeunes hommes dans les corps expéditionnaires, mais le désir du monde, et la découverte de la fraternité humaine.

J’ai fait tout cela sans jamais me croire privilégié. Je ne mesurais pas encore que le monde allait changer si vite. En une ou deux générations, il a basculé plus qu’en plusieurs siècles : la multiplication des échanges, les bouleversements technologiques, d’abord l’automobile, puis l’avion, aujourd’hui les réseaux sociaux, ont mondialisé l’espace, aussi bien réel que virtuel. Le monde est devenu village. Le connaissons-nous mieux pour autant ?

Sûrement pas. Mais nous en savons trop pour n’en connaître rien.

Le moindre guide touristique nous explique aujourd’hui mieux qu’hier les grands sites, les chefs-d’œuvre du patrimoine mondial, mais tout le monde s’y rue, non pour découvrir, mais pour vérifier. On ne connaîtra plus jamais le plaisir de voir ce à quoi l’on ne s’attendait pas. Dois-je avouer que, franchissant pour la première fois la porte du couvent San Marco à Florence, je savais à peine qui était Fra Angelico ? Aussi, quand je me trouvai face à sa grande Annonciation, en haut de l’escalier, je fus foudroyé par la beauté, la puissance du tableau, qui annonçait bien d’autres splendeurs du XVe siècle.

Je venais de comprendre ce que l’art, la beauté et le patrimoine peuvent révéler à la culture : soudain, on saisit pourquoi elle nous est indispensable. Une part de soi, de son histoire, de sa civilisation se révèle — par une empreinte ineffaçable.

C’est à cela, d’abord, que devraient servir les voyages.

Mais aujourd’hui, à l’heure d’Instagram, tout ce qui est visible, tout ce qui est désirable, tout ce qui est identifié est devenu banal. Il faut « avoir fait » l’Italie, la Grèce, l’Asie, l’Amérique, l’Afrique… dans une frénésie consumériste qui efface toute barrière : tout est disponible, partout, et à des prix toujours plus bas.

Ce qui fut d’abord un progrès démocratique — le tourisme de masse — se révèle désormais comme une prédation universelle.

Je lisais récemment que la caldeira de Santorin, avec ses coupoles bleues figées sur les couvertures de tous les guides, accueille chaque année trois millions de visiteurs, pour un peu plus de dix mille habitants. Ayant moi-même foulé cette île il y a quelques années à peine, j’y ai mesuré, comme à Capri ou ailleurs, l’ampleur du désastre — culturel, écologique.

On fait désormais payer 20 € la visite de Santorin. Cela remplit les caisses, mais n’arrange rien. La procession sinistre des touristes entre attrape-nigauds, pizzas molles et colifichets chinois, venus là pour une photo publiée sur Instagram, est accablante.

Alors, me direz-vous, j’ai beau jeu de jouer les délicats, moi qui ai profité d’un monde encore ouvert. Tout le monde a le droit de voyager, bien sûr. Et comme nous sommes de plus en plus nombreux, il y a fatalement de plus en plus de touristes.

Certes. Mais que découvre le mouton lorsqu’il broute en troupeau ?

On peut toujours emprunter les chemins buissonniers. Et la jeunesse, lorsqu’elle est belle, ouvre encore des perspectives inattendues. Mais le monde est devenu plus dangereux, moins amical, plus balisé — peu propice à l’aventure individuelle sans risques.

Je pense à ce jeune homme parti à vélo jusqu’en Iran. Il y a peu, il aurait été accueilli comme partout : l’étranger y était reçu avec hospitalité, comme un frère. Mais aujourd’hui, il est en prison. Pour quel délit ? On ne le saura jamais. Il est devenu otage. Otage d’un mot — l’Occident — dans lequel le Sud global projette désormais son ennemi.

Les grands ensembles géopolitiques ont effacé les frontières, mais aussi la bienveillance. On se parle plus qu’avant, sans doute — mais en s’envoyant des bombes à la tête, plutôt que des toasts levés autour d’un verre de raki.

Si Nicolas Bouvier était encore vivant, il aurait, sûrement, quelques mots à dire sur l’usage du monde, à l’heure d’un monde sans usages.

SOUVENIR D’UN FESTIVALIER

Comme les hirondelles qui pressent le vol avant les froids, comme les oiseaux migrateurs guidés par un instinct ancien, tout véritable festivalier, à l’approche de l’été, ressent ce frémissement léger mais obstiné dans les jambes, ce picotement dans tout le corps, cet appel intérieur qui le pousse — irrésistiblement — vers les terres de festivals. Terres nombreuses aujourd’hui, disséminées aux quatre coins du pays et bien au-delà, mais dont le sol provençal reste, pour beaucoup, le cœur battant, le centre magnétique de cette transhumance estivale. Avignon, Orange, Arles, Montpellier… Et puis les villages alentour, petites escales devenues, au fil du temps, indispensables. Là où, dans la touffeur des pierres chaudes et l’ombre avare des platanes, se croisent joyeusement touristes égarés et professionnels aguerris, artistes et spectateurs, techniciens, rêveurs, badauds, chacun avançant à son rythme, dans cette grande ruche bruissant de sons, de rires et parfois de solitude.

Je viens d’une génération qui n’a pas vu naître les festivals, mais qui les a vus fleurir. Les premiers datent de l’après-guerre : Avignon en 1947, porté par la volonté inébranlable de Jean Vilar, Aix-en-Provence en 1948, et puis, année après année, dans les décennies suivantes, de plus en plus nombreux, jusqu’à ce que les années 1980 en soient saturées. Pourtant, le signal originel n’est pas venu de France. Il nous est parvenu d’outre-Atlantique, de cette Amérique où, en 1969, à Woodstock, une jeunesse désenchantée mais ardente s’était rassemblée pour inventer, sans le savoir, le modèle moderne du rassemblement festif. Là-bas, au milieu des champs détrempés, naissaient sous le ciel orageux les figures nouvelles de la révolte douce : la guitare électrique, la pop, la contre-culture, et cette colombe blanche posée sur une hampe de guitare, icône fragile mais tenace de la paix rêvée. Image puissante, que Picasso avait déjà pressentie en 1949. Image fondatrice, qui allait traverser l’Atlantique pour s’installer durablement dans l’imaginaire collectif.

Mais en ce temps-là, ici, les choses étaient plus simples, plus modestes, plus proches. J’avais à peine vingt ans. Je rêvais de théâtre, j’avais entendu les noms de Vilar, du TNP, je savais qu’Avignon était le lieu où il fallait être. La ville aux trois clés bruissait du souffle d’une autre époque. La place de l’Horloge dormait encore sous ses platanes, la cour d’honneur du Palais des Papes n’avait pas encore cédé à l’hystérie des foules, et les trompettes de Maurice Jarre ne résonnaient qu’à la nuit tombée. Si l’on était un peu malin, un peu rusé, on pouvait se glisser dans l’enceinte, au loin, pour observer Vilar et ses comédiens répéter dans la lumière oblique de la fin du jour. Le Festival fêtait alors sa vingtième édition. Sa notoriété croissait, doucement, comme une promesse. Et nous, nous étions jeunes, et nous croissions avec lui.

C’était un bonheur, sans mélange ni fatigue, que d’errer de ville en ville, de spectacle en spectacle, entre les ruines romaines et les cours d’école reconverties, sous les fontaines moussues d’Aix, devant le mur antique d’Orange, ou dans la touffeur d’Arles « là où roule le Rhône » comme disait Prévert. Là, aux « Rencontres de la photographie », on découvrait les images du monde, projetées la nuit aux arènes. On y croisait, Lucien Clergue et Michel Tournier,— les fondateurs d’un festival qui allait lui aussi faire école. On pouvait encore, pour trois sous, repartir avec un tirage signé d’un maître. C’était un monde accessible, ouvert, chaleureux. Le pli était pris : moi, comme tant d’autres, j’étais devenu un festivalier de l’été. C’était l’entracte d’une vie, d’abord ordinaire, puis professionnelle. Et cet entracte, je le pensais alors éternel.

Mais les choses changent, vite, plus vite que nous ne l’imaginions. Déjà, les signes s’accumulaient. Lors des évènements de Mai 68, ces enfants gâtés du refus, venaient contester Jean Vilar lui-même, son Festival, son théâtre populaire, ses valeurs. On hurlait dans la cour d’honneur « Vilar, Salazar ! », dans un raccourci qui tenait davantage de l’injure imbécile que de la critique. On voulait autre chose, un autre tempo, un autre rapport à la scène. Le théâtre s’ouvrait, explosait parfois. La contestation s’invitait là où l’on venait encore pour la beauté du verbe et la puissance de la tragédie, l’émotion du tragique ou le rire de la comédie .

Alors, peu à peu, le mot « fête » — qui est dans le radical de « festival » — prenait le dessus. Fête de tout, fête pour tous : la musique, le théâtre, la rue, le cirque, les quartiers… L’art reculait devant la communication, le sens devant le bruit. L’événement prenait le pas sur l’œuvre. Jack Lang au ministère de la Culture qui sentait son époque et voulait « changer la vie » lui aussi, venait accélérer le mouvement. L’État ouvrait les vannes, les collectivités suivaient, et les festivals se mirent à pousser comme des coquelicots en juin. Certains voyaient le danger. Philippe Murray, avec son ironie cruelle et lucide, forgeait le concept d’« Homo festivus » : ce nouvel homme post-historique, sans mémoire, ni sens tragique, qui ne vit que dans l’instant, le présent perpétuel d’un contentement sans trouble. Un homme sans ombre, disait-il. Et il avait raison. Mais peu l’entendirent.

À la fin du siècle, on comptait plusieurs milliers de festivals par an. Trop. L’État a commencé à trier, à distinguer entre les festivals d’art et ceux, plus touristiques, plus légers, qui avaient la faveur des élus locaux et que les collectivités subventionnèrent en conséquence relayant ainsi l’État qui s’en délestait.  Dans l’époque récente qui est à la crise, on en vit certains passer dans les mains du privé, d’autres virent leurs subventions fondre. On réduisit les jauges, les ambitions, les durées. Avignon devint l’exemple extrême : de cent spectacles, moitié « In » moitié « Off », on passa à plus de 10 000 spectacles dans le Off, dans un chaos joyeux mais incontrôlable. Louer un lieu devint une ruine. On venait davantage pour jouer que pour voir, pour participer que pour découvrir mais ça coûtait de plus en plus cher et les recettes ne suivaient pas. Le tourisme prenait le pas sur l’exigence. L’économie, sur l’art.

Quant à moi, je suis devenu plus attentif, plus sélectif. Je choisis mes festivals comme on choisit ses amis. Je privilégie l’ombre au soleil, l’anisette sous les platanes à la poussière des files d’attente. Je ne suis plus de ceux qui courent de salle en salle, haletants. J’ai connu tout cela. J’en garde la saveur, mais aussi la fatigue. Pourtant, je continue. Je viens encore, parfois, écouter Yontcheva ou Netrebko chanter sous les étoiles, voir Warlikowski ou Ostermeier  au théâtre écouter Jordi Savall faire encore chanter la viole de gambe. Et quand les cigales couvrent l’air d’un opéra, quand le chant d’une diva se perd dans la chaleur du soir, alors je me souviens pourquoi j’ai tant aimé tout cela.

Nous étions une génération qui croyait à l’avenir, qui croyait que l’art pouvait le nourrir, le façonner. Et même si le monde ne ressemble plus à ce que nous avions rêvé, même si le spectacle a souvent recouvert la pensée, il reste, encore, dans le mot « festival », une part de promesse, de mystère, d’enchantement. Et c’est déjà beaucoup. Car il y a des mots — rares — qui, à eux seuls, continuent de faire vibrer l’espérance.