MORAL OU PÉNAL

Un fait divers récent, comme il y en tant d’autres m’a plongé dans une grande perplexité. ces jours derniers.

 Que se passe-t-il donc chez nous depuis plusieurs années maintenant ? Rien de bien nouveau me direz-vous, rien d’autre que ces incivilités, ces meurtres, ces agressions, cette violence qui sévit partout, alimente les réseaux sociaux, la colonne des faits divers des medias et qui s’est installée dans notre quotidien à bas bruit provoquant notre désolation notre impuissance et notre colère ?

Ne voit-on pas des jeunes se battre à mort, se battre pour tuer l’autre et qui parfois y parviennent. Des jeunes assassins au couteau , au marteau, au pistolet ou à la kalachnikov qui souvent n’ont même pas quinze ans. On dit qu’ils appartiennent à des bandes, mais des bandes il y en a eu toujours, des coups, des gnons et des querelles, il y en a eu souvent sur les terrains de sport, qui en un sens sont fait pour ça aussi, canaliser la violence par des enjeux ramenés au « fair-play », le rugby de nos anciens par exemple ! On se cogne mais on se serre la main à la fin. Éducation anglaise, mime des rapports sociaux et internationaux. Il faut bien que la culture des nations arrive à canaliser la haine naturelle des peuples. L’Histoire nous l’enseigne (la poignée de main entre De Gaulle et Adenauer ou celle de Mitterrand et Kohl ) devant des mémoriaux aux millions de morts des guerres nationalistes sont dans toutes les mémoires.

On a l’impression aujourd’hui, qu’il n’y a plus de ces exutoires, que le sport ne suffit plus, que les mélanges ethniques n’absorbent plus les haines ordinaires mais les projettent clan contre clan, groupe d’appartenance contre groupe d’appartenance, le quartier, le lycée, les noirs contre les blancs, ou les arabes, ou les étrangers, ou les ceci, ou les cela. Dernièrement sur la dalle de Beaugrenelle à Paris, une rixe dont nous ne savons rien sauf qu’un tout jeune homme s’est fait massacrer et a risqué la mort, pour rien ou pour pas grand chose, sans doute.

Vous me direz, c’est le monde d’aujourd’hui, les jeunes sont des adultes en puissance, ils n’ont peut-être pas encore le recul de la vie qui fait qu’on la respecte quand on commence à la connaître et qu’on a mûri. Est-ce ainsi la raison pour laquelle c’étaient toujours des jeunes qu’on envoyait les premiers se faire trouer la peau dans les guerres ? Jeunes conscrits pleins de fougue et de jeunesse avant le temps de la réflexion que donne la création d’une famille un emploi et des responsabilités !

Les délinquants seront punis dit la voix publique. On sait qu’il n’en est rien, que la plupart sont arrêtés, puis relâchés, souvent plusieurs fois avant d’être condamnés, s’ils le sont, et même dans ce cas s’ouvre la voie d’une délinquance plus grande après le passage dans la case prison.

Faut-il donc s’y faire ? La loi pénale existe certes, mais elle ne fait plus peur à personne, et en tout cas ne dissuade guère. La  police n’impressionne plus, loi clanique l’a remplacée.

Alors qu’est-ce qui a disparu dans notre société ?

Ne serait-ce pas la loi morale ?

Et qui l’enseigne ou peut encore l’enseigner ? 

La famille en premier lieu quand elle est assez structurée pour en tenir l’exemple et la rectitude, quand elle peut suivre l’enfant, l’adolescent jusqu’à l’âge d’homme. On sait bien que dans de nombreux cas, elle est défaillante pour toutes sortes de raisons dont la première est celle des familles monoparentales (pas toutes heureusement), désunies ou disparues laissant des mineurs, quelle que soit leur provenance, isolés, et redevenus sauvages comme de petits animaux abandonnés dans la forêt des contes. Qui peut enseigner les principes moraux élémentaires qui font qu’un homme est digne d’être un homme dans le respect de l’humanité dans l’autre ? Cette cellule initiale est la première qui a cédé et s’est corrompue.

L’école alors ? Mais elle est bien impuissante depuis qu’on a ouvert ses portes aux parents qui viennent y contester les enseignants. On voit aussi à quelles difficultés se heurte l’éducation civique, alors, imaginez la morale !

La religion elle-même, cantonnée à la frontière de l’état civil ne peut plus grand chose. Qui apprend encore le décalogue et le « tu ne tueras point » ? Qui a appris à agir dans le respect et la crainte de Dieu ? Les églises se sont vidées peu à peu de la foule des fidèles. Et ne voit-on pas même invoqué ici ou là, un dieu vengeur des mécréants ? 

Dans quel imbroglio moral sommes-nous entrés et les jeunes les premiers ?`

Quelle société avons-nous bâtie ? La paix si chèrement payée par nos anciens est-elle devenue tellement insupportable que nous piétinons d’impatience à nous battre ? 

Faut-il une nouvelle guerre comme purge collective pour en revenir à des mœurs apaisées, des enfants éduqués, une morale acceptée et comprise comme le meilleur moyen de vivre ensemble ?

 La loi est faible et la morale absente, tel est le constat. Il y a des jours où ces sombres pensées me traversent, tant ce que je vois, ou apprends, me désole.

A MON TOUR, JE ME SOUVIENS

Je me souviens qu’en 1978 avait paru un livre de Georges Perec dont le titre était: « Je me souviens » qui égrenait ainsi 480 micro souvenirs, il m’en faudra moins pour faire une chronique.

Je me souviens qu’en ce début d’année 2020 j’étais à la campagne et je contemplais les champs inondés par des rivières en crue. J’avais même ramassé les derniers épis de maïs dans un champ et les avais posés sur une pierre pour les oiseaux.

Je me souviens avoir cueilli du Gui sur la branche d’un arbre qui n’était pas trop haute en me disant: ça porte bonheur.

Je me souviens qu’on ne parlait déjà que des gilets jaunes et que les réseaux sociaux ressemblaient à des rivières en crue, jaunes elles aussi.

Je me souviens de la rocambolesque évasion de Carlos Goshn du Japon.

Je me souviens qu’au même moment, l’Australie brûlait dans un gigantesque incendie qu’on ne parvenait pas à éteindre.

Je me souviens de ce Premier Ministre de la France, stressé au point que sa barbe en blanchissait d’un côté, son corps lui signalait qu’il était temps de partir.

Je me souviens des Gilets jaunes campant sur les ronds-points et de quelqu’un qui affirmait : « les Français ne consentiront plus à rien de collectif, sauf la révolution peut-être ».

Je me souviens des « Hourrah » de « BoJo » le clone de Trump à la tignasse jaune, annonçant que le Brexit allait inaugurer une ère nouvelle pour la Grande Bretagne.

Je me souviens qu’on parla du Coronavirus dès janvier en Chine et que nous haussions les épaules devant l’image de ce rond rouge hérissé de clous qu’on nous montrait.

Je me souviens qu’on disait que la France avait le meilleur système de santé du monde.

Je me souviens que le toujours jeune Marcel Amont reçu à l’Académie chanta en béarnais au Parlement de Navarre.

Je me souviens avoir lu cette phrase quelque part dans un livre : « le passé nous construit, l’avenir nous défait » et d’être resté pensif un bon moment.

Je me souviens que le jeune Benjamin Griveaux démissionna de sa candidature à la mairie de Paris pour une histoire grivoise.

Je me souviens de la cérémonie des Césars du cinéma et de la bronca féministe contre Polanski et son film.

Je me souviens de l’arrivée sournoise et progressive du virus en France et en Béarn.

Je me souviens du moment où j’ai dû commencer à annuler mes déplacements au théâtre ou au concert et renoncer à voir des spectacles.

Je me souviens de l’apparition du mot confinement dans le vocabulaire courant et d’un ami qui m’a dit: au moins voilà un cas où l’on ne sera pas obligé d’utiliser un mot anglais,  c’est le même.

Je me souviens du Président Macron disant : « quel qu’en soit le prix » et de l’une de ses ministres disant : « les masques ne servent à rien ».

Je me souviens des drôles d’élections municipales avec un minimum de votants.

Je me souviens de ce début de mois de mars où l’on annonça 1000 contaminés par jour et où cela ne nous fit ni chaud ni froid.

Je me souviens du ballet des blouses blanches à la télé et du professeur Raoult avec ses longs cheveux jaunes et cette barbe qu’il tripotait tout le temps en parlant.

Je me souviens du mot « chloroquine ».

Je me souviens du jour où l’on a fermé les théâtres.

Je me souviens des morts en Italie où les gens chantaient « Va pensiero » du haut de leurs balcons.

Je me souviens de l’apparition des premières pivoines arbustives dans mon jardin.

Je me souviens des premiers atteints par l’épidémie parmi mes proches et des amours furieux des pigeons ramiers dans les arbres.

Je me souviens d’avoir acheté une machine à faire le pain.

Je me souviens du moment où l’on se mit à comptabiliser les morts tous les soirs à la télé.

Je me souviens que le jour de Pâques, il faisait un soleil splendide dehors et que nous étions dedans.

Je me souviens du jour où l’on a dit qu’on allait rouvrir les librairies.

Je me souviens avoir été ému comme jamais par la beauté des roses de mon jardin.

Je me souviens de la mort de Guy Bedos.

Je me souviens qu’on disait : « un fauteuil sur trois » en espérant la réouverture des salles de spectacle.

Je me souviens de ce moment où certains voulurent déboulonner la statue de Colbert devant l’Assemblée nationale.

Je me souviens du Président disant, « la République n’effacera aucune trace de son histoire ».

Je me souviens avoir lu cette phrase : « j’appartiens à un peuple disparu : les paysans »

Je me souviens avoir passé mon été sur la Côte Basque au milieu des parisiens en vacances.

Je me souviens de mon dernier repas pris au restaurant.

Je me souviens avoir appris que le mot pinceau vient du latin « penicillium »qui veut dire : petit pénis.

Je me souviens du moment où le président Turc a reconverti Sainte Sophie de Constantinople en mosquée et qu’il a déclaré qu’il effacerait la trace du christianisme en terre Ottomane.

Je me souviens du moment où l’on nomma une ancienne ministre de la santé à la culture. 

Je me souviens de la première poilée de cèpes de l’automne.

Je me souviens que la Secrétaire perpétuelle de l’Académie française déclara que Covid était du genre féminin. 

Je me souviens de la mort de Michæl lonsdale, le grand comédien.

Je me souviens du jour où la célèbre revue « le Débat » cessa de paraître.

Je me souviens avoir lu ceci : « la mort ne vient pas, c’est la vie qui se retire »

Je me souviens du jour où ma femme m’a dit : on va au théâtre comme sur la pointe des pieds avec la peur de déranger ou que tout s’écroule encore une fois.

Je me souviens que le jour où l’on a égorgé un professeur d’histoire, on a entendu : c’est le premier, il y en aura d’autres.

Je me souviens du jour où débuta le deuxième confinement.

Je me souviens que Michel Serres a sobrement intitulé son dernier livre: Adishatz!

Je me souviens du jour où passèrent les premières grues dans le ciel annonçant l’hiver de leurs cris rauques roucoulés à l’infini.

Je me souviens du 15 décembre où les théâtres et les cinémas ont failli rouvrir.

Je me souviens de la mort de Giscard toujours brouillé avec la France.

Je me souviens avoir coupé la bûche de Noël pour 6 personnes.

Je me souviens de l’ultime négociation du Brexit et de l’affirmation des partenaires disant en chœur : nous avons gagné !

Je me souviens qu’à la fin de l’année 2020 on ne parlait que de vaccins.

REPRÉSENTATION OU MANIFESTATION

Cette fin d’année, l’alternative une nouvelle fois se pose en ces termes : représentation ou manifestation. Voici plus d’un an maintenant, avec des périodes de haute et de basse intensité, que la France explose dans la rue où se confine chez elle. Deux pôles d’un courant alternatif où circule une électricité sociale parfois proche du court-circuit. Tout y est, le plus extrême danger : une pandémie encore mal contrôlée à l’échelle mondiale, des attentats qui accroissent le sentiment d’insécurité, un climat général de haine et de défiance de tous contre tous, qui le dispute au ressentiment diffus. Demain, avec la crise économique qui va frapper les plus faibles, cela fait craindre un accroissement de l’insécurité et l’on se dit que dans un monde qui jusqu’ici n’avait eu en vue que la paix civile la sécurité et le bien-être de tous avec des dépenses sociales en rapport, se faufile une réalité qu’on croyait avoir écarté : le sentiment tragique de la vie.

Cela n’est pas nouveau, l’humanité a toujours été confrontée au drame, à la guerre des uns contre les autres, à la tragédie. C’est bien pour cela qu’on a inventé le théâtre.  Or qu’est-ce que le théâtre qu’on appelait tragique au quatrième siècle avant Jésus-Christ en Grèce sinon cela : une représentation faite par des personnages en action qu’on appelle des acteurs qui donnent à voir la réalité sur sa face la plus terrible et qui, par la terreur et la pitié qu’ils inspirent, produisent l’apaisement des spectateurs. On appelait au XVIIe « purgation des passions » ce qu’Aristote nommait en son temps « catharsis ». 

C’était la première représentation artistique des malheurs des hommes sur une scène, un rituel ou un jeu comme on voudra. Une fois la nuit tombée sur le théâtre ou le rideau s’il était en salle, le spectateur pouvait respirer. Ce qu’il avait vu ce qu’il avait craint ce qu’il l’avait fait trembler, pleurer ou même rire, cela n’était que du théâtre, de la représentation, bien moins terrible que la réalité. C’était comme un cauchemar dont on se réveille au matin en se disant : c’est fini. Ainsi raisonnent les artistes, les acteurs, les comédiens, les musiciens, les danseurs, les circassiens, qui attendent de sortir de ce mauvais rêve durant lequel leur théâtre, leur salle de danse, de concert, était fermée. Qu’on y songe : plus de spectacle, plus de lieu de transfert, plus de purge émotionnelle, ne reste que l’angoisse et la force irrépressible, irraisonnée, vitale de sortir et de tout casser : ainsi raisonnent des manifestants, chacun avec sa rancœur personnelle !

Oh, je sais bien que ce n’est pas la cause principale de ces manifestations du samedi dont le pays a pris l’habitude et dont les commerçants ont la hantise. Elles sont peut-être et même sûrement, causées par d’autres motifs, d’autres calculs politiques, mais l’énergie qui les pousse, ce goût de la destruction qui les habite, de l’ordalie par le feu mis à la rue, la haine d’un monde qui jusqu’ici passait pour une société civilisée, tout cela devient tragique. Chacun craint le mort par accident qui déchainerait la foule pour de bon. La police le sait, la rue le sait, le pouvoir le craint et en est paralysé. Nous vivons encore sur un mode mineur l’espace d’une société malade d’un virus certes mais d’un état pathologie tout autant.

Disons-le clairement, nous vivons en paix relative depuis bientôt un siècle (pas tout à fait en vérité) mais quand même, nous avons oublié la saignée terrible opérée par la guerre dans le corps social et l’horreur que cela représentait. Se rendent-ils compte ceux qui nous gouvernent, que la société est un tout complexe et que l’on ne peut traiter chaque problème comme s’il était un tout en soi. Il y a une globalité à prendre en compte, il faut au peuple des exutoires collectifs. La guerre en est un certes, prions pour qu’il ne vienne pas nous retrouver. La fête et le spectacle en sont un autre et d’importance, car il convoque l’imaginaire collectif et le canalise. On ne peut longtemps en priver une société sans dommages collatéraux. La rue en ces temps troublés, est devenue un théâtre d’affrontements et le mime social des forces en présence : une police qui symbolise la contrainte, à son corps défendant du reste et un peuple, ou de moins ce qui en tient lieu, qui rêve de révolution. Jeux de rôle. Qui ne voit cela ?­­ Satisfaction symbolique qui se change en spectacle le jour même à la télévision ou dans les réseaux sociaux et transforme les manifestants en acteurs. À défaut d’être sur scène, la représentation a lieu dans le réel. Jeu dangereux s’il en est. On a envie de dire avec Rousseau et contre lui : « non peuples heureux, ce ne sont pas là vos fêtes », on ne joue pas indéfiniment à la révolution sans qu’un jour ça dérape pour de bon !

 Et aux gouvernants, à nos dirigeants on dira : ce ne sont pas là de bonnes décisions que vous prenez sur le long terme. À trop durer la maladie affaiblit le malade. Il faut les soupapes de sécurité, il faut garder l’équilibre social et savoir décompresser. Il faut rouvrir les Théâtres au plus vite et demain les restaurants et les bars, il faut ramener de l’apaisement là où était l’angoisse et laisser la société vivre à son rythme binaire qui est celui du cœur, celui de la vie en fin de compte. Prendre la bonne décision, cela s’appelle gouverner en apaisant. Laisser souffler le chaud et le froid ça va finir par faire tousser pour de bon!

SPECTACLE VIVANT

Nombreux furent ceux de mes amis qui me taquinant me disaient : « mais qu’est-ce que c’est au juste le spectacle vivant », cela signifie-t-il que tout autre manifestation artistique est morte ? Je ne voulais pas toujours faire le professeur en renvoyant mes interlocuteurs à la distinction entre les arts ajoutant après Nietzsche que les arts se divisent entre ceux qui sont sous le signe d’Apollon et ceux qui viennent de Bacchus. Parmi eux, la Tragédie qui donnera le théâtre fut placée sous le signe de, Dionysos pour les Grecs : le dieu du spectacle de la fête et de l’ivresse bachique, le dieu de la vie la plus vivante. De là vient le sens du mot : le spectacle de théâtre au sens large est un spectacle vivant c’est celui qui a à voir avec la vie, c’est l’art de la vie comme tel et ce qui l’exprime le mieux c’est la danse, la musique, la pantomime dont la forme parfaite qui rassemble toutes ces composantes est la tragédie grecque. Mais c’est vrai aussi de l’Opéra lorsqu’il se « réinvente » en Italie au début du XVII° siècle : musique, chant, théâtre et danse. Voilà ce qu’est l’art vivant.

L’expression « spectacle vivant » est beaucoup plus tardive, elle n’apparait en France que vers les années soixante au début des politiques culturelles publiques qui classent la culture en genres : patrimoine, peinture, sculpture, dessin qui deviendront : arts plastiques et puis musique, danse, théâtre, cirque qui seront classés dans les arts du spectacle et deviendront peu à peu : « spectacle vivant ». L’expression fut moquée car elle supposait que le reste ne l’était pas et les écrivains, les artistes plasticiens et autres peintres, jurèrent qu’eux aussi étaient « vivants ». Bien entendu. Mais l’expression passa toutefois telle quelle dans le langage.

On l’emploie à nouveau aujourd’hui pour désigner la catégorie de ceux qui dans la culture ont le plus souffert du confinement. Les peintres ou sculpteurs, les plasticiens en général peuvent travailler en atelier, les écrivains à leur table de travail qui ne change rien à leurs manières (tous ne sont pas comme Sartre à la grande époque « accros » à la table de bistrot pour dire le monde sur le mode existentialiste) ! Seuls les saltimbanques, les baladins, les circassiens, les musiciens, les danseurs, les comédiens, ont besoin de deux choses pour exister : une scène et un public. Sans scène, pas de représentation, sans public pas de spectacle. Car il n’y a pas de mémoire captive du spectacle, pas d’enregistrement comme pour le concert ou le cinéma par exemple qui puisse rendre la magie du vivant. Les spectacles « vivants » n’existent et ne se transmettent que dans la mémoire de ceux qui les ont vus. C’est à chaque fois une expérience unique. Chacun d’entre nous sait très bien qu’un spectacle est différent en intensité et en transmission d’un soir à l’autre, que c’est une alchimie secrète qui se fait entre celui qui joue et celui qui regarde. Le regardeur fait tout autant le spectacle car en définitive c’est pour lui que l’acteur joue.

Autre chose, ceux qui fréquentent les églises savent bien que la messe est un rituel qui a besoin de fidèles et que dans les églises vides brille toujours dans l’ombre une petite ampoule qui indique une présence. De quoi ? Du sacré. La trace de la présence de Dieu pour le croyant. Or, du cultuel au culturel, il n’y a qu’un pas. Sait-on que lorsque le théâtre est vide, il reste toujours sur scène une petite lampe allumée. « Pour ne pas se casser la figure dans le noir » disent mes mécréants. Pour marquer « la présence du vivant » ou des dieux de la scène disent les fidèles du théâtre. 

Dans la pièce de Tchekhov : « le Chant du cygne », un vieil acteur endormi dans un théâtre vide appelle ses compagnons. Seuls lui répondent ses souvenirs avec l’écho de sa voix. Nous sommes dans le mystère du théâtre, dans sa vie intime. Le théâtre permet le dialogue des vivants et des morts, réveillé par le mystère de l’art. C’est là « l’essentiel » du théâtre

De tout cela qui paraît grave nous ne parlons que rarement, si l’on va au théâtre le plus souvent c’est pour se divertir, pour passer une bonne soirée. Il suffit pourtant qu’on nous prive de théâtre ou de spectacle pour éprouver un manque auquel nulle série télévisée ne pourra suppléer. Ce qui nous manque alors, c’est le besoin de ce rituel qui a plus de deux mille ans en occident : « un qui parle et l’autre qui l’écoute, comme si c’était vrai ». Qui dit cela ? Giraudoux ou Claudel, ou les deux pareillement. On comprend au moins une chose, – et le théâtre est ici une métaphore du spectacle -: on ne peut se passer de spectacle vivant, parce que nous sommes des vivants qui avons besoin d’être ensemble. 

On comprend alors un peu mieux pourquoi les artistes du spectacle vivant ont été « mortifiés » d’entendre un Premier ministre les classer parmi les activités « non essentielles ». D’autres professionnels dans d’autres métiers auront eu aussi ce sentiment d’être stigmatisés, car ce n’est point tant la raison de ce choix que les termes employés qui font mal. En classant la culture parmi les activités non essentielles, entendez « non-vitales », on se prononce sur le fond et ce qu’on en dit rendra dérisoires plus tard, toutes les belles proclamations politiques sur la culture, son importance etc… Propos d’estrade ! Le fait est que si on n’a pas compris pourquoi le spectacle vivant est un art essentiel à la vie, on n’a évidemment rien compris du tout à la vie.

Disons en fin de compte que ce n’est pas si grave, si l’on veut et que demain, ou après- demain on rouvrira les théâtres, mais n’empêche pas de penser que si nos politiques y allaient un peu plus souvent ils prendraient davantage la chose au sérieux, car ce qu’on apprend aussi au théâtre, entre autres choses, c’est à choisir le mot juste et à être attentifs au sens des mots que l’on emploie.

RESTITUER SES STATUES À L’AFRIQUE

La chose peut passer pour secondaire en ces temps de préoccupation essentiellement pandémique et économique. N’empêche, les symboles culturels ont leur importance et il convient d’en dire un mot. De quoi s’agit-il ? D’une promesse faite en novembre 2017 par le président Macron à l’Université d’Ouagadougou, qui avait surpris tout le monde, de restituer les objets d’art africains dans les collections françaises. «  Je veux que d’ici cinq ans les conditions soient réunies pour des restitutions temporaires ou définitives du patrimoine africain en Afrique ».

Elle avait été suivie par la demande d’un rapport à deux personnalités du monde culturel, l’une Bénédicte Savoy titulaire d’une chaire d’histoire des patrimoines artistiques en Europe à Berlin, l’autre Felwine Sarr, économiste et directeur de l’UFR civilisations et religions à St Louis du Sénégal qui ont remis leur rapport en 2019 et conclu à la nécessité d’une restitution à l’Afrique sans délai et avec calendrier d’au moins 90 000 objets qui sont au Musée jacques Chirac ainsi que dans nombre de musées d’Europe de Belgique et d’Allemagne notamment. À commencer avec la restitution de 27 statues prises au palais d’Abomey au Bénin lors guerres coloniales française et britanniques en Afrique de l’Ouest au XIX° siècle.

Émoi dans le monde des musées et de l’art en général. Pour rendre des œuvres d’art qui sont dans les musées, suite aux guerres, aux pillages, aux vicissitudes des États, aux dons ou aux achats, il faut passer par-dessus une loi sur l’inaliénabilité des œuvres d’art qui est toujours en vigueur. Une loi qui remonte au XIV° siècle où le Roi de l’époque s’était vu retirer le droit d’aliéner les biens de la couronne. Loi renforcée à l’époque de la Révolution lors de la confiscation des biens du clergé et pour protéger les œuvres d’art vandalisées, transférant ce patrimoine au profit de la nation qui donnera naissance à certains musées dont le Louvre. Depuis, les œuvres d’art détenues, notamment dans les musées, sont « inaliénables et imprescriptibles », et ne peuvent être cédées à quiconque tant à titre gratuit qu’onéreux. C’est à peu de choses près la position des autres États européens et on se rappellera que la Grande Bretagne a toujours refusé de restituer les fresques du Panthéon à la Grèce. Le statut quo étant considéré comme le plus adapté à la situation. Quiconque ouvre la boite de pandore s’expose à une jurisprudence infinie, à la querelle entre les États et au désordre permanent des musées.

Or, c’est ce principe d’inaliénabilité qui vient d’être écorné, une nouvelle fois à l’Assemblée nationale et désormais au Sénat – qui « en procédure accélérée » ont voté à l’unanimité une loi obligeant au transfert des œuvres promises par le Président à leurs propriétaires « en une année ». – Or la plus grande confusion règne sur cette question désormais. Ce n’est pas tant la restitution des statues du palais d’Abomey dans l’ancien Bénin auquel le roi Behanzin (qui par ailleurs était un esclavagiste notoire,) avait mis le feu dans sa fuite devant l’avancée des troupes coloniales qui est en question, que son principe même de restitution qui pose problème. De fait, ces statues n’ont dû leur sauvegarde qu’à la protection des troupes coloniales (La chose est connue par les travaux publiés de Patrick Manning, un universitaire britannique). Sur le fond, cette question peut se poser légitimement mais à notre avis autrement. 

Depuis la publication du rapport sus-indiqué, de nombreuses personnes pays et établissements culturels ont réfléchi au problème de la restitution légitime d’un patrimoine culturel qui même s’il n’a été préservé, conservé, étudié, et valorisé que grâce aux Européens depuis plus de cent ans, n’en reste pas moins un marqueur culturel par lequel des peuples, des cultures qui en sont issues peuvent avoir envie de se l’approprier pour rechercher leurs racines culturelles et artistiques et pouvoir les contempler dans des musées « près de chez eux ». Cette approche a été celle des dirigeants du musée Chirac qui considèrent que comme pour le Louvre à Abu Dhabi, des prêts, échanges, et travaux scientifiques peuvent être menés de concert en vue de répondre à cette question en bénéficiant des garanties de conservation et d’exposition que seuls encore de grands musées européens sont capables de mettre en œuvre tant que l’Afrique n’est pas équipée de musées comparables. Les grands musées historiques européens constituant en quelque sorte une base de conservation et de réserve à déploiement mondial en tant que de besoin par soutien et coopération. Désormais comme le disait Malraux « l’art mondial » ,et l’art Africain par déduction, aussi est « notre indivisible héritage », il doit être conservé là où les conditions sont optimales et offert à ceux qui le désirent, et aux Africains en premier bien entendu, dans des expositions multiples et coopératives avec la perspective de construire ici où là – quand cela est possible (et c’est déjà le cas à Dakar) – des musées pérennes qui exporteront à leur tour des objets inconnus et des créations contemporaines. On sera alors loin de l’approche actuelle et de son « ressentiment » vengeur qui est tellement dans l’esprit du temps.

L’ennui en effet, est que cette question se formule aujourd’hui sur le terrain du combat « décolonial » qui est vivace en France et le rapport Savoy-Sarr n’y fait pas exception. Le Sénat français, de bonne composition, a bien essayé d’ajouter à son vote une disposition pour la « création d’un Conseil national chargé de réfléchir à la question de circulation de biens culturels extra-européens », mais celui-ci a peu de chances de voir le jour, le gouvernement y étant opposé. Le président ayant opté à l’inverse de son prédécesseur Chirac, pour une restitution pure et simple. Mais la chose sera difficile car au-delà de ce coup de force ou d’éclat « princier », il reste le principe d’inaliénabilité auquel on peut certes porter des coups de canif avec justificatifs, mais le changer ou l’abolir prendra du temps et ne recueillera pas à l’évidence un consensus quelles que soient les pressions politiques exercées.

Cela est dommage car la circulation des biens culturels de ce musée imaginaire des peuples désormais mondial appellerait à une plus grande sérénité et à la mise en place intelligente d’échanges et de procédures (comme cela s’est déjà initié du reste), loin de  toute culpabilité post coloniale et repentance assortie de dédommagements, qui sont l’horizon actuel de ces questions. Et ceci, sans vouloir se rendre compte qu’entre les guerres, les pillages et les termites, nombre de ces artefacts ne seraient peut-être même plus en question si l’amour de l’art africain ne s’était répandu en occident à la suite des grands peintres cubistes qui en furent les premiers collectionneurs et aussi des marchands qui en ont été la sauvegarde par la circulation de la valeur d’échange comme ce fut le cas pour les œuvres d’art de l’antiquité dès la Renaissance. Sans cet amour pour l’art, ces objets pour la plupart auraient purement et simplement disparu.