Gardez vos distances !

Avez-vous connu l’hygiaphone, ce symbole du guichet à l’ancienne immortalisé par le tube rock du groupe Téléphone ? Non ? C’est trop loin ? Pourtant c’était le look des guichets de la poste, de la gare, du cinéma, dans les années quatre-vingt du siècle dernier. Il s’était invité dans nos mœurs à la suite de campagnes d’hygiène décidées par les autorités sanitaires de l’époque. Vous souvenez-vous comme il nous avait paru ringard, dès lors qu’on avait supprimé les barrières, baissé la hauteur des guichets, mis en présence le demandeur et le préposé, suite à des recommandations de telle ou telle autorité publique en vue de mettre l’employé au niveau de l’usager comme cela se fit à l’époque avec un petit air de modernité.

Mais songez aussi comment, il n’y a pas si longtemps, nous avons pour cause de COVID remis des écrans pour éloigner les usagers des employés afin d’éviter toute contamination : murs de plexiglas mobiles ou fixes, verres de séparation, bref nous en sommes revenus au bon vieil hygiaphone simplifié suite aux recommandations des autorités sanitaires et étatiques du moment.

Vous rappelez-vous ces termes nouveaux dans le langage désormais : le « distanciel », le « présentiel », le télétravail, la réunion « Zoom », qui marquèrent la nouvelle distance sociale entre les individus que de moins en moins de choses rapprochent et qui se recherchent sur Internet sous le nom de « followers » de suiveurs, d’influenceurs qui génèrent l’apparition de sectes, de tribus, de sous-ensembles selon leurs affinités, « sélectives »… le monde, notre monde, changea subitement. 

Fini le peuple et ses élans, sauf pour des revendications catégorielles le plus souvent violentes, et méfiance de tous envers tous ; tous contaminés ou contaminants. Comme aurait dit le bon docteur Knock « tout homme bien portant est un malade qui s’ignore ». Il n’y a plus de salut démocratique qu’à distance : gardez vos distances, respectez les gestes-barrière, on y revient. En sortira-t-on jamais ?

Car voilà que le syndrome chinois recommence ; il ne faut donc plus se se toucher, s’embrasser, se serrer dans les bras, à peine peut-on se frôler sans s’offusquer ou alors il faut être à nouveau masqués comme en temps de carnaval avec des masques moins drôles du reste que ceux du mardi gras : serviettes couleur layette ou alors noires ou encore en bec d’oiseau comme les médecins en temps de peste ou enfin en utilisant des masques de fantaisie en tissu lavable mais qui s’avèrent moins pratiques que les masques à jeter.

Vous souvenez-nous de ces moments de défoulement où chacun croyait en avoir fini avec les contraintes, de ces fêtes improvisées et d’autant plus folles qu’éphémères que le moindre retour de virus et de menace sanitaire anéantissait à peine apparues.

Serions-nous devenus comme ces escargots sans coquille exposés à tous les maux de la terre ! 

Malgré tout, on se dit que ça peut passer, que c’est déjà passé, qu’on va s’habituer, se vacciner, se renforcer, s’immuniser, on l’espère, et puis ça recommence.

Mais le problème c’est qu’il en est de même au point de vue social, un nouveau puritanisme de la protection est en train de se mettre en place, je viens d’apprendre que le célèbre jeu de scrabble a banni certains mots indélicats, voire grossiers de ses règles. On ne peut plus dire…(ceci ou cela), pauvre Rabelais et son langage cru qu’on n’enseignera plus aux élèves malicieux. Déjà à l’université (aux États-Unis certes, mais de là vient tout le mal sous la forme du wookisme en cours) ; on préconise des espaces de bienveillance contre les agressions verbales, sexistes, de genre ou de culture, que l’on appelle des « safe-spaces », et il y en a partout. C’est comme des espaces non-fumeurs mais pour la bienveillance culturelle, pour se protéger du regard d’autrui. Nul ne veut plus être agressé par d’éventuels virus culturels : mots déplacés, regards insistants, ironie, préjugés, la société doit-être nettoyée. Une bienveillance prophylactique se met à l’œuvre avec des lois qui punissent toute déviation par rapport à la norme sociale, avec des lanceurs d’alerte, des veilleurs qui surveillent, qui à toute incartade vous clouent au pilori des media. Le monde d’Orwell se met tout doucement en place.

Mais qu’on se rassure, nous avons nos écrans portables, nos smartphones dans le meilleur des cas. Nous sommes proches et à distance les uns des autres, familiers comme jamais avec des gens que nous ne connaissons pas mais qui partagent nos goûts, nos lectures, nos penchants, nos affects. Les algorithmes nous relient avec de plus en plus d’efficacité, de sorte que peu à peu, nous ne communiquons plus qu’avec ceux qui nous sont compatibles, autant dire avec nous-mêmes. Le virtuel a remplacé peu à peu le réel, un virtuel politiquement correct et « safe » comme il se doit, la société idéale des bisounours en somme. Et tout ça grâce à ce petit outil électronique qui remplace en nos mains de contemporains le chapelet de nos ancêtres croyants. l’inquiétude métaphysique a changé de registre, mais l’outil impose l’usage. Hier on adressait  ses prières au ciel, aujourd’hui c’est au logiciel (Siri, dis-moi…). L’écran a remplacé les anges par des « emoji » tout aussi volatils et saint-sulpiciens que les autres. « Déchirante infortune » aurait dit Rimbaud !

L’ÉTOILE FILANTE

Comme 24 millions de Français, j’ai regardé la course à l’étoile lors de cette finale de la coupe du monde de football. Pas différent j’imagine de tous ceux qui sont à la fois sélectionneurs et joueurs dans leur tête, commentateurs pendant et des semaines après. Mais en ayant un jour ou l’autre foulé une pelouse plus ou moins engazonnée, crampons aux pieds et ecchymoses aux genoux, en sachant juste ce qu’il faut pour apprécier ce sport qui est devenu la forme mondialisée de l’affrontement des nations puisque chaque joueur de n’importe quelle équipe rejoint à cette occasion son équipe nationale et en défend le drapeau. C’est là un élément non négligeable qui ajoute la dimension politique à la dimension sportive. C’est à cette occasion que la passion populaire nationaliste peut s’exprimer créant parfois de sacrés malentendus, comme lorsque des supporters d’une équipe étrangère tous drapeaux déployés viennent fêter leur succès sur les Champs-Élysées par exemple, obligeant responsables et commentateurs publics à expliquer le pourquoi du comment et la raison suffisante de cette « appropriation symbolique » au fond assez choquante pour le simple bon sens.

Mais revenons à cette coupe du monde et à ce match de finale qui a vu une équipe de France prise à la gorge, bientôt submergée, surclassée et naufragée par une équipe d’Argentine motivée, solidaire, conquérante, avant que se produise un sursaut et que surgisse ce jeune surdoué, ce géant des stades déjà : le joueur M’Bappé qui desserre l’étau, redonne du cœur à son équipe, laquelle obtint l’égalité au terme d’un match à rebondissements et à suspense comme on l’espère et le voit parfois. Là, tout amateur de sport et même simplement de spectacle ne peut qu’être ravi, d’autant que le sort final de la rencontre relève du coup de dés ou de la volonté du ciel tout autant que de l’adresse des joueurs.  Les dieux du stade ont tranché, ils ont penché en faveur des « bleu ciel» contre les « bleu outremer » ; quoi de plus logique quand le vainqueur s’appelle « l’albiceleste » !. En outre, n’y avait-il pas sur la pelouse une équipe plus ardente qu’une autre et derrière ces joueurs, un peuple davantage en attente d’un signe du ciel, qu’un autre ? Chacun décidera, mais au-delà du talent de tous ces joueurs, c’est ce genre de dénouement qui tient autant à la chance qu’à l’adresse qui fait sens et passionne le public.

Qu’en retenir ? Que les peuples ont besoin de spectacle et du sentiment que leur donne un temps ce jeu, celui de voir les rapports de force s’inverser, les puissants affaiblis, les négligés dominants, en dépit de la force réelle des nations et de leurs rapports géopolitiques. Cela sur la pelouse, et quant aux organisateurs, ici la FIFA comme le Qatar, voilà l’occasion de marquer des points contre les évidences ; pour la première faire peu à peu du football un sport mondialisé, pour le petit Émirat déjà bien présent sur la planète foot, créer un épicentre, un « hub » sportif en plein désert avec les conséquences que l’on sait. Contradiction de plus d’un monde qui en est déjà plein. Car chacun peut songer évidemment à ce qui change tout : la capacité à retransmettre au temps réel au monde entier ce qui se passe à tel ou tel point du globe. La mondialisation c’est d’abord cela, la visibilité, la simultanéité qui font que nous sommes tous des téléspectateurs contemporains des mêmes évènements.

Quant à la forme que cela prend, on sera sensible au fait que toutes nos difficultés à être ensemble semblent soudain levées (enfin pas tout à fait, il y a un absent de taille cette fois, la Russie ne l’oublions pas) ! Mais restons-en au cas Français et à notre difficulté de faire peuple, traversés que nous sommes par nos contradictions nationales. Lorsqu’un petit gars de Bondy surdoué nous redonne de l’espoir, comme un petit gars de Marseille hier, lorsque M’Bappé ou Zidane donc, portent l’honneur d’une équipe au superlatif, le frisson national qui parcourt le pays est plus fort que toutes les hésitations. Il y a donc, il y aurait donc une issue sportive à notre pays si fragmenté ? 

Osons une comparaison légitime du reste avec le théâtre, ce qu’il était en Grèce avant J-C, un moment de spectacle où un peuple assistait à ses malheurs, contemplait ses faiblesses, chantait ses victoires et ressortait « purifié » de ses passions mauvaises. Le théâtre (hélas) a cessé de jouer ce rôle, mais le besoin d’exutoire collectif reste présent. Camus disant que le théâtre était passé de la scène au tréteau sanglant des révolutions avait bien vu la chose. Un exutoire toujours. Mais cet amateur de foot (il fut gardien de but je crois ?) aurait pu aussi souligner que ce sport où il est question de soi et de tous, dans une équipe qui est un précipité de la société actuelle comme on le dit en chimie, est en fait l’alchimie symbolique au travers de laquelle un peuple s’éprouve tel qu’il est certes, mais en gagnant obtient la reconnaissance des autres. La victoire scelle évidemment la chose dans un pacte glorieux, mais le sport y ajoute cette gratuité d’un acte qui au-delà du symbole reste un jeu. La passion retombée, il restera à méditer sur les décrets du ciel et le destin des étoiles… filantes.

LA BAGUETTE DE PAIN AU PATRIMOINE IMMATÉRIEL DE L’UNESCO

Cocorico lâcha le Coq français, non point à l’occasion de la coupe du monde de football, pas encore, mais pour le prestige soudain obtenu par la reconnaissance d’un emblème français de la consommation de pain.

On a classé « la baguette française », symbole s’il en est du pain dont le prix tutoie toujours les 1€, un peu plus, un peu moins, selon les périodes et les lieux qui en fait un véritable marqueur de consommation dans le calcul du coût de la vie en France.

C’est que le pain a, dans nos sociétés occidentales et au-delà, un caractère sacré. Le pain, issu du blé des Égyptiens qui les premiers surent le cultiver, le broyer en farine et y ajoutant l’eau et le sel en faire les premiers aliments consommés dans tout le Moyen-Orient avant que de l’être en Europe (« du pain et des jeux » réclamaient les Romains !) et de constituer avec le christianisme la métaphore ou l’allégorie de la divinité (le pain des anges) mais avant lui, la manne céleste, toujours présente dans la prière chrétienne : (le Pater) qui en prolonge la demande : « donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien ». Demande concrète et demande spirituelle tout autant. (car l’homme ne vit pas que de pain dit encore la Bible).

La France profonde et paysanne depuis le haut Moyen-âge va mettre le pain au centre de sa vénération et de sa survie : que l’on se souvienne du tableau des Frères Le Nain, jadis reproduit dans les livres d’école : la famille paysanne et le pain sur la table. C’était déjà le gros pain rond, plus tard la miche de deux ou trois kilos qu’on achetait pour la semaine et dont on découpait des tranches chaque jour, ce qui permettait de méditer (ou d’écrire, comme Claudel par exemple) sur le pain frais du début et le « pain dur » de la fin, et même le pain perdu, à l’image de la vie et du temps qui passe.

Et l’on se souviendra aussi des famines, des disettes qui frappaient le pays en temps de mauvaises récoltes. On sait ainsi que la Révolution de 1789 n’eût pas de motif plus sérieux que celui-là, auquel s’ajoutèrent maintes doléances certes, mais l’absence du pain surpassait les surpassait toutes. Tout cela pour dire que le pain en France fut et reste au cœur de la sensibilité nationale.

Mais la baguette ? N’est-ce pas une autre histoire, une histoire pour ainsi dire, parisienne ville où elle apparaîtra vers les années 1830 dans les boulangeries et même dit-on dans la boulangerie d’un boulanger Viennois (on sait que ce sont ces derniers qui ont aussi inventé le croissant !) et ensuite généralisée de la capitale aux grandes villes.

Car « la baguette parisienne » est d’abord un produit de luxe. À la différence de la miche ou de la meule de pain, elle ne se conserve pas, sa farine n’est pas nourrissante, elle est raffinée, conçue pour être le plus blanche possible, idéale pour le petit café, les tartines beurrées du matin, ou le sandwich, adaptée à un mode de vie nouveau, consommée en un ou deux repas avec ses variantes, la flute ou la ficelle. Elle n’est pas faite pour nourrir, elle ne tient pas au corps, ne pèse pas sur l’estomac, elle est citadine, de qualité nutritive médiocre (il s’en consomme malgré tout 6 milliards en France chaque année). 

Bien différente est la baguette de tradition, dorée, croustillante, issue d’une longue fermentation à l’inverse de cette baguette blanche qui est le symbole de la mode, de l’aisance où l’on mange non pour se nourrir mais pour picorer sur un coin de table, serviette blanche sur les genoux et chapeau de modiste sur la tête. Du reste, ce n’est pas la « parisienne » qui est classée, mais la baguette de « tradition française », c’est-à-dire cette production artisanale traditionnelle, qui met en œuvre des savoirs faire et, ajoute l’Unesco, les pratiques sociales qui y sont attachées (autrement dit la consommation du pain et ses usages). Voilà qui est intéressant.

Regardons par exemple la célèbre photo de 1952 due à Willy Ronnis où l’on voit le petit garçon sautillant, portant une baguette presqu’aussi grande que lui, et l’on se dit que la taille et le poids de celle-ci (pas plus de 250 g aujourd’hui) a considérablement changé en moins d’un siècle (il se consomme dix fois moins de pain aujourd’hui qu’alors), mais il est vrai que la baguette reste la forme la plus courante et la plus symbolique de ce pain qui fait l’ordinaire de l’alimentation des Français. 

Ne négligeons pas cependant aussi le cliché touristique qui s’attache à la chose et désigne nos concitoyens : (le béret, la baguette, le litron de vin et le fromage) et ne retenons que leur goût pour les bonnes choses : tenez, en cette fin d’année, une belle tranche de foie gras étalée sur une baguette croustillante. Et si on classait aussi le foie gras qui, comme le blé, nous vient des Égyptiens ? N’en faisons rien, le foie gras risquerait alors, comme la corrida (classée à l’Unesco en 2011 puis déclassée en Conseil d’État en 2016) d’être soumis à la censure pour maltraitance animale. Alors, profil bas et palais gourmand, profitons du fait que nul ne plaide encore pour la mort par écrasement du grain de blé transformé en farine et saluons l’Unesco, pour avoir classé la baguette au patrimoine mondial immatériel de la culture.

COUP DE COLÈRE

Peut-être êtes-vous comme moi, heureux de parcourir les salles d’exposition des musées lorsque l’occasion s’en présente ; sans doute considérerez-vous qu’avoir vu de près une œuvre de Van Gogh, Gauguin, Monet, Cézanne ou mieux encore Léonard de Vinci, Raphaël, Soulages peut-être, est une chance, un bonheur, l’occasion de voir enfin un chef d’œuvre dont le nom nous est familier et l’œuvre étrangère, tant que nous n’en avons pas fait la rencontre directe.

Je dis « sans doute », mais je n’en suis plus aujourd’hui très sûr, depuis que j’ai vu des « zozos », comment les appeler autrement ! jeter sur ces toiles (heureusement protégées de vitres, et même de vitres blindées pour la Joconde), de la soupe, des ingrédients divers, de la colle, que sais-je encore…saisissant le prétexte de la peinture à l’huile pour protester contre l’usage et l’extraction des énergies fossiles qui polluent la planète.

On a là, une belle brochette d’agitateurs, jeunes la plupart du temps, siglés et attifés comme il faut qu’on les reconnaisse, portant des Teeshirts où est inscrit le motif de leur résistance (un bien grand mot à l’heure de la guerre en Ukraine !) Resistance à quoi ? Au pouvoir en général, à la société industrielle, à l’économie-monde et tout ce qu’on voudra.

Comme si la cause qu’on veut défendre libérait de tous les interdits, justifiait tous les excès avec une bonne conscience consternante de ce qui est bon et de ce qui est mauvais tout en faisant fi de l’opinion des autres et des règles de droit ou de démocratie élémentaire.

Car on est bien d’accord sur le fond, ce n’est la cause défendue qui est critiquable, mais la méthode qui nuit doublement à son objet et à l’art. Quel respect voulez-vous avoir pour un mouvement dont la méthode est l’irrespect ! Et puis nos pays européens ne sont-ils pas déjà plus soucieux que d’autres de remédier à ces maux qui affectent notre planète ? Faut-il en rajouter dans la provocation sans conséquences ? Chacun sait que ce genre de manifestations n’est possible que dans ces démocraties tolérantes et pacifiques qui sont les nôtres, et que là où la pollution est la plus grande, nul ne s’aviserait de jouer au petit malin sachant ce qu’il en coûterait pour ceux qui se livreraient à ce genre d’exercice.

Et voilà ce qui explique le désolant spectacle qui permet à certains de se payer un petit moment de gloire sur les réseaux de communication du monde entier, un petit scandale sans conséquence, un petit exploit qui attire un instant les caméras et qui n’intéresse que ceux qui s’y livrent. Mais Van Gogh, Cézanne, Vinci, Botticelli, d’autres encore ? Qui s’en soucie vraiment ? Leur nom est connu, leurs œuvres aussi parfois, mais leur mise en péril, qui cela intéresse-t-il vraiment ? Continuons comme ça et il faudra bientôt mettre toutes nos œuvres sous verre dans les musées ! Mais la peinture elle-même qui intéresse-t-elle ?

Êtes-vous allés dans ces grandes expositions qui drainent des foules ? Avez-vous vu le comportement de la plupart des gens qui se bousculent, se précipitent devant les tableaux avec leurs smartphones, prennent l’image en photo comme des voleurs et s’éloignent sans regarder ? C’est bien là notre monde, un monde de moutons et de loups, les uns suivent, les autres mordent ou dévastent ; mais qui s’intéresse encore à la peinture (puisque c’est de cela qu’il s’agit ici) ! La peinture à l’huile dans laquelle on a dilué les pigments colorés, il n’en faut pas plus dans une toile que pour cuire un œuf ! Mais qu’importe, c’est le symbole et le prétexte, une affaire de communication.

En vérité, nous n’avons plus le sens du sacré, la chose ne s’arrête pas aux musées et lieux de culture, elle touche aussi aux lieux de culte, aux églises qu’on vandalise, aux cimetières qu’on profane, et à tout ce qui représente une valeur pour le monde d’où nous venons.

Nous n’avons plus besoin, d’art, de religion, de musées peut-être, nous sommes devenus autosuffisants et suffisants tout court. Un écran nous suffit pour avoir le sentiment d’exister.

Désajustés, errants, comédiens sans texte, musiciens sans partition, acteurs égarés fascinés par notre image, nous commettons des crimes civilisationnels de manière distraite et il ne nous viendrait pas à l’esprit de nous demander si, en attaquant ou détruisant un tableau nous ne sommes pas en fait sortis de l’humanité des hommes pour passer dans un autre monde, virtuel celui-là, par la porte de la sottise et de l’ignorance. Comme aurait dit en son temps mon vieil instituteur : mais quelle est donc l’utilité de l’école, si elle n’a pas d’abord appris à aimer la culture et les œuvres d’art ?

SOULAGES, NOTRE DERNIER IMPRESIONNISTE ?

Hommage national dans la cour du Louvre pour le peintre Pierre Soulages, mort à 102 ans. Mais que représente Pierre Soulages ? Incarne-t-il cette culture française qui puise aux racines du pays ou bien est-il déjà une figure de l’universalité d’un art relevant d’un genre, l’art abstrait, davantage que d’un terroir : la France ? La question vaut d’être posée car il est sans doute l’un et l’autre. Puisant dans le monde de la nuit des cavernes (l’art pariétal, sa première émotion) et l’art roman de l’Abbatiale de Conques dont il fera les vitraux, il est aussi celui qui s’est laissé guider vers la radicalité en privilégiant le noir comme couleur des couleurs.

En choisissant le noir comme couleur, Soulages s’était situé à l’opposé de ce qui avait fait le succès du dernier art français reconnu mondialement : disons l’impressionnisme et à sa suite , l’École de Paris. Le premier a révélé à l’histoire de la peinture mondiale la lumière bien singulière des paysages français avec les artistes qui se nommaient: Manet, Monet, Pissarro, Sisley, Renoir, et puis Bissière, Manessier, Singier, dans la deuxième École de Paris firent leur ordinaire. On sait depuis, que l’aventure de la peinture française et en tout cas de la peinture moderne a partie liée à la lumière. 

Soulages a vu qu’une couleur, une seule, les contenait toutes : le noir. Cela ne vint pas tout de suite, car il fut d’abord un bâtisseur, un peintre qui dans l’espace réduit de la toile au format modeste posa ses masses noires avec parfois des notes d’ocre, de bleu ou de rouge profond qui en amplifiaient les oppositions. Un bâtisseur, un architecte, un peintre qui se confrontait à l’espace, à la pesanteur, et à la profondeur abstraite du plan. 

Ce qu’il nomma « Outrenoir » viendra plus tard, (après Conques,) avec la monumentalité qu’il ira chercher dans sa confrontation avec les peintres américains, (Kline en particulier). C’est cela qui le fera remarquer et entrer dans la grande peinture, soit dit en passant.

Que sont ces « Outrenoirs » ? D’immenses toiles, des murs de peinture talochés comme le font les maçons, les plâtriers, à larges empattements horizontaux la plupart du temps, rayés, striés, sur lesquels vient jouer la lumière comme sur des miroirs éteints. 

La lumière, un effet voilà son grand sujet.

C’est à Conques peut-être, qu’il en a donné sa plus somptueuse illustration dans son face-à-face avec le vitrail. Dix ans de labeur, de méditation, d’essais de confrontations avec l’Art roman pour substituer au vitrail narratif et bavard, le silence de la lumière qui n’éclaire pas seulement mais révèle comme l’avaient compris avant lui ces géniaux bâtisseurs avec leurs vitraux d’albâtre auxquels on doit cette lueur laiteuse de sacristie dans la nef. Soulages a su faire de cette lumière, le plus beau des cantiques ; comme avant lui aussi le firent les peintres byzantins dont témoigne cette inscription trouvée dans la chapelle archiépiscopale de Ravenne : «c’est ici que captive, la lumière règne libre ».

Voilà ce que Soulages, chercheur infatigable de la qualité de verre adéquat à son projet, fit. En découpant ces vitraux en bandes épaisses qu’il sut rythmer par des lignes, il réinventa l’art des verriers du Moyen-âge comme avant lui l’abbé Suger l’avait fait en la basilique de Saint Denis.

L’abbé Soulages ? Osera-t-on faire la comparaison avec ce peintre habillé du noir des soutane toute sa vie ? C’est aller un peu loin même si on le voit bien, il y a du religieux « laïque » sans doute dans sa démarche. Peut-être pas croyant mais, témoin d’une spiritualité ancienne et profonde comme celle qu’il chercha sur les murs préhistoriques des grottes de son enfance, puis à Conques même. Qu’est-il venu chercher et trouver là dans cette abbatiale sacrée de si important pour lui ? Que cherchait-il dans ses Outrenoirs ? De quelle spiritualité ces pièges à lumière qu’il a tendus au visible sont-ils le secret ? La réponse est dans ses œuvres.

Après avoir compris que la radicalité était le mode sur lequel s’établissait aujourd’hui la visibilité et la notoriété internationale, il s’attacha à l’essentiel, la vérité en peinture. Dirons-nous alors qu’il fut aussi un grand peintre sensible au génie français de la lumière comme ses devanciers avant lui ? À l’évidence oui. Il fut même paradoxalement notre dernier impressionniste.