BIENNALE DE VENISE III : LES PAVILLONS NATIONAUX
Comme on sait, la Biennale de Venise se déploie en deux grandes manifestations, l’une où exposent des artistes choisis par leurs pays d’origine (aux Giardini), l’autre conçue par les choix du Commissaire général et une troisième éclatée dans la ville (souvent la plus passionnante). Mais celle qui concentre les regards est bien évidemment, la Biennale officielle confiée à un commissaire général. C’est elle qui donne le ton et le sens à cette manifestation. Nous mettrons donc l’accent sur 3 pavillons qui nous ont paru significatifs des enjeux du moment : Les USA, la France et la Belgique (parmi d’autres plus ou moins intéressants).
LE PAVILLON AMÉRICAIN
Impossible de parler du pavillon américain si on ne met en perspective la démarche des USA à propos de l’art contemporain en général. Il faut bien avoir en tête qu’une biennale (et celle de Venise est en cela exemplaire), n‘est qu’un pion de plus dans une stratégie mondiale qui vise à pérenniser dans ce domaine, le leadership culturel américain. Elle ne diffère en rien de l’industrie du cinéma, ou de la vidéo, en ce qu’elle assure le « soft Power » des valeurs et de l’industrie appuyée sur le rayonnement américain préconisateur de valeurs et de modes de vie de la société contemporaine.
Où en est-on aujourd’hui dans ce domaine ? Au point où la société américaine après avoir assuré la domination du mâle blanc, hétérosexuel et riche (les « Rich and Beautiful People » de New-York au temps de Warhol) a senti monter une sourde hostilité venue des minorités culturelles du pays. Ceci bien qu’elle ait porté au pouvoir un exemple de ce modèle considéré culturellement comme dépassé. Mais cette « nation de nationalités » à forte prévalence multiculturelle se préoccupe aujourd’hui davantage de sa cohésion interne puisque sa domination mondiale est établie. C’est donc des critères ethniques et de genre qui vont l’emporter au travers de « l’Affirmative action » pour une meilleure insertion des forces et des talents bien réels. C’est pourquoi, le choix du représentant du pays ne se fait pas au hasard. On choisira donc cette année, comme lors de la dernière biennale avec Mark Bradford (Afroaméricain) un artiste confirmé : Martin Puyear (Afroaméricain, lui-même, né en 1941) qui a consacré sa vie d’artiste aux thèmes de la démocratie et de la liberté.
Néanmoins, il ne s’agit pas pour autant de laisser la scène médiatique vide et la bataille pour le Lion d’Or désignera cette fois sur la recommandation de Ralph Rugoff son commissaire général un autre grand artiste américain : Jimmie Durham pour l’ensemble de son œuvre. Son profil correspond parfaitement aux attentes : septuagénaire lui aussi, attestant d’origines Cherokee et militant du mouvements des « américains natives », et engagé dans les mouvements qui visent à « déconstruire notre rapport à l’art normé par des discours hiérarchisants » (dixit) afin d’en finir avec une domination culturelle et de « décoloniser » l’art vivant. Ce simple rappel pour montrer comment une domination de fait peut intégrer sa propre contestation interne avant d’en imposer le modèle, une fois de plus aux autres nations.
Mais revenons à ce qu’on voit dans ce pavillon, ce sont d’abord des œuvres comme telles, pas une narration ni des intentions, mais un travail qui part des mains, du savoir-faire, de l’artisanat illustrant l’adage selon lequel, l’homme est par définition « a Tool making Animal » (quelqu’un qui fabrique des outils pour transformer le monde). C’est très roboratif par les temps qui courent. Particulièrement important à rappeler à un moment où la plupart des écoles d’art ont enseigné qu’on pouvait déléguer la réalisation à des artisans si on concevait seulement l’idée de l’œuvre. On a vu la suite. Parti pris intéressant aussi au moment où l’on ne jure que par vidéo, les technologies avancées et autres. Rendant hommage à l’artisanat traditionnel, Martin Puryar commença par être ébéniste, mais il étudia longuement aussi les techniques artisanales de différents peuples (Afrique, Japon, Brésil) ce qui donne à son travail une dimension universelle remplie de références culturelles, pratiques et historiques. On n’avait guère vu d’expositions de son travail en France, excepté en 1999 une magnifique sculpture de 30m de haut à la chapelle de la Salpêtrière, c’est l’occasion de se forger une opinion sur un artiste largement reconnu.
Nous avons, en effet, affaire à un artiste à la côte internationale établie, dont le langage visuel a déjà atteint une forme universelle. Sa démarche est tout ce qu’il y de classique : d’abord l’idée, ensuite la maquette, enfin la réalisation. Cela donne des œuvres soignées en toutes sortes de matériaux dont le bois qui est dans ce pavillon particulièrement bien mis en valeur. Maîtrisant la matière, l’artiste gagne la liberté de faire surgir les formes et on se dit que comme pour d’autres (Rodin, Calder surtout qu’il admire) la vérité des formes nait du savoir faire des usages.
À notre humble avis, rien que pour cette corne d’abondance installée sur le parvis du pavillon américain, il aurait du recevoir le lion d’or cette année en lieu et place de son compatriote Jimmie Durham plus bricoleur qu’artisan, il va sans dire.
LAURE PROUVOST AU PAVILLON FRANÇAIS
Les autorités françaises elles, ont choisi une jeune femme, dans une Biennale à connotation fortement féminine (42 femmes sur un total de 79 artistes) :
La grande question étant de savoir quel est l’artiste qui va pouvoir étonner, choquer, séduire le monde de l’art rassemblé à Venise ? On voit comment les Américains jouent sur leurs valeurs sûres. La France quant à elle a tout essayé depuis plus de vingt ans et comme à l’Eurovision pour la chanson, elle rate régulièrement le coche, même si elle chante en anglais ! Finalement c’est la jeune Laure Prouvost qui a été choisie. On ne s’étonnera pas trop du fait que celle-ci vivant entre Londres et Paris, titre son exposition en anglais: « Deep See Blue Surrounding You » (Vois ce bleu profond te fondre), une injonction poétique à déclinaison imagée comme il convient.
Mais comment faire « fondre » ce pavillon Français à l’allure classique auquel on a déjà tout fait ? On peut par exemple faire entrer le public par l’arrière (au risque de la glissade sur un sentier humide du reste) défoncer le sous-sol et faire grimper un escalier de fer au public pour se retrouver au niveau du rez-de-chaussée. Tiens, mais pourquoi donc ? Parce que c’est un voyage initiatique à la façon d’Alice. Alors ! Le pavillon sera, dit l’artiste, « liquide et tentaculaire, s’articulant autour d’une réflexion sur les notions de génération et d’identité, de ce qui nous lie ou nous éloigne les uns des autres : de l’aîné au cadet, du voisin à l’étranger ». Rien à dire, nous sommes bien dans l’esprit de la Biennale 2019.
Il s’agit juste ensuite, de conduire le visiteur par l’image et le langage dans un voyage où il rencontrera des débris de choses anciennes : une salade et des coquilles d’œufs, un poulpe translucide et deux téléphones, divers branchages, une main posée sur un gant, un triangle blanc, tous éléments d’un rébus qui renvoie à l’imagination de l’artiste laquelle a déposé tous ces signes sur un sol en verre bleu couleur de lagon sur lequel ils semblent flotter et nous aussi il faut dire. Tout flotte, tout est instable comme un ponton de Venise, c’est le monde de l’Aqua Alta. Puis l’on s’engage dans le noir en marchant sur un sol de mousse qui, déstabilisant nos pas, nous conduit vers un écran qui fixe nos regards. Nous sommes au cinéma, mais sans les sièges ou si peu.
Et nous voilà partis dans un « Roadtrip » (voyage initiatique) à travers la France de la banlieue parisienne, des tours et des immeubles, jusqu’au palais du facteur Cheval et vers la mer méditerranée où se noient les migrants. Les personnages parlent en plusieurs langues : français, anglais, néerlandais, arabe ou italien, ils sont d’âges et de pays différents, ils sont danseurs, musiciens, magiciens ou conteurs, le montage du film est rapide et décourage tout suivi cohérent. On saisit des bribes de discours, on est happés par des images, mais curieusement le charme opère et on peut se laisser aller dès lors qu’on a compris d’où l’on part et où l’on veut nous emmener. Voyage d’une pieuvre dans les mers de la mémoire, ce mollusque qui a cerveau et organes sensoriels dans ses tentacules nous dit l’artiste. Au total, nous aussi qui tâtonnons dans le noir pour chercher la sortie en se disant que l’habileté de ce montage ultra rapide a sauvé cette installation des bons sentiments où elle était plongée en devenant drôle et même loufoque, ce qui finit par convaincre. Pas assez cependant pour un Lion d’or quelle que fut la rumeur française qui en accompagna un temps l’espoir.
LE PAVILLON BELGE : MONDO CANE
L’humour Belge, on commence à connaître, mais dans l’art, il est plus rare. C’est pourtant le choix fait par la Belgique de présenter un duo d’artistes bruxellois qui a relevé le gant. Jos de Gruyter et Harald Thys, viennent, l’air de rien de remporter une mention spéciale prix du Jury de cette 58° Biennale avec une exposition drôle et accablante intitulée : Mondo Cane. Pour ceux qui ne sont plus tout jeunes, cela évoque un célèbre film documentaire qui fit scandale à l’époque (1962) car il se proposait de montrer les horreurs de la société dans le monde : violence, pornographie, guerre, torture etc…
Ces deux artistes concepteurs de poupées et de films ont installé là, tout un monde ordinaire de vieux artisans occupés à leurs métiers comme dans un musée des Arts et traditions populaires. Autour d’eux, derrière des barreaux on trouve un autre monde de fous, de psychotiques, de voyous, de marginaux, de philosophes, de poètes et de drôles de gens. Le monde d’aujourd’hui en somme, ramené au Musée Grévin de l’accablement ordinaire. Ces habitants tranquilles vaquent à leurs occupations tandis que les autres apeurés, frappés de leurs tares ou de leurs handicaps les regardent avec des envies de meurtre. On se rend compte soudain que ces automates légèrement folklorisées ce sont nos propres caricatures. Le rire alors se fait grinçant et de divertissant le propos se fait nettement plus critique. Une note originale à relever dont on se demande finalement s’il faut la ranger au rang de la blague ou de l’art.