On a tous dans l’oreille cette expression qui s’est invitée au vocabulaire quotidien de la conversation, comme un tic, avec les inévitables « et après… », « en fait » ou, encore : « du coup », véritables clavettes du moteur de la discussion : l’expression du moment , c’est : « ça marche » !
Voilà qui mérite une attention plus grande que les autres formulations. On remarquera que cette expression a supplanté, « ça va » ? ou « ça roule » ?, preuve s’il en est que l’on roule de plus en plus mal et que tout ce qui roule, en tout cas à moteur, n’a plus la faveur de l’opinion. Par contre, ça marche, et de plus en plus. Il n’est pas une occasion, une manifestation, une fête qui ne se traduise par une marche. Tenez, ici on a assisté à un crime odieux sur un enfant et ce qui suit est une marche blanche, là un drame de la circulation et hop, une marche d’hommage ou de protestation, là encore une marche pour le climat, (cette fois ce sont les enfants comme dans le conte des frères Grimm : mais qui est le joueur de flute ?) Une autre fois on marche pour les femmes, les gays, contre le mariage pour tous ; on marche de plus en plus avec ou sans gilet et même on court dans les villes, jogging tous les jours dans les jardins publics ou sur les chaussées et marathons un peu partout. Tout le monde s’agite, c’est « la branloire pérenne » comme disait déjà Montaigne. Signe des temps ; signe de notre temps. Et pourtant, ça ne marche pas si bien que ça. La preuve, c’est qu’on marche parce que ça ne marche pas. C’est un monde ! Enfin, il y en a qui récemment ont voulu remettre le pays en marche et l’on comprend mieux soudain qu’ils aient choisi ce mot pour désigner leur mouvement. Car c’est bien là, le problème : comment faire, si tout le monde est déjà en marche et qu’on a le sentiment d’être en retard ? Il faut marcher c’est sûr. Certains diront que c’est la marche du temps, ils le voient comme un vecteur orienté vers l’avenir, ce sont les optimistes, d’autres le voient en révolution sur lui-même, ce sont les pessimistes ou les philosophes, enfin, des philosophes, on en trouve des deux sortes, de ceux qui croient au temps vectoriel et de ceux qui croient au temps cyclique. À y regarder de près, on conviendra que cela existe depuis que le monde est monde et le malheur des hommes a dit un autre philosophe est de n’avoir pas su rester au repos dans sa chambre. Allez donc savoir ce qu’il convient de faire devant une telle alternative ? À mon avis, l’usage de la réflexion doit nous conduire à savoir « prendre le temps ». Oui mais, on sait bien qu’à prendre le temps, il échappe précisément, puisque lorsque je veux le saisir, il est déjà passé. Autre leçon de philosophie, c’est le paradoxe de Zénon qui expliquait pourquoi le mouvement est impossible. Valéry répondit qu’Achille devant ce paradoxe s’était levé et s’était mis à marcher, mais il avait eu cette formule sibylline : « Achille, immobile à grands pas ». Comprenne qui pourra. En vérité, marcher est la seule façon de faire, mais on voit bien que l’action ne règle pas la question de la réflexion, elle l’enjambe et de ce fait l’ignore, sans supprimer pour autant la question de savoir pourquoi l’on marche et vers quoi, ou si l’on ne revient pas sur ses pas comme lorsqu’on est perdu en forêt. Dure alternative qui est celle de la condition humaine. Cependant, il se trouvera toujours des gens pour vous convaincra qu’à force de marcher, à un moment ou à un autre, on finira par sortir de la forêt. Au fond, ceux qui s’assoient dans la clairière et regardent les étoiles en essayant de comprendre où est le nord, perdraient du temps. Mais ceux qui marchent, n’ont-ils pas, eux, perdu le nord ? C’est toute la question. Il convient donc de réfléchir avant de se mettre à marcher et non marcher pour ne pas réfléchir. Enfin, on s’embrouille, c’est là tout le danger de la spéculation. Il vaut mieux se mettre en marche, n’est-ce pas un vieux proverbe qui dit qu’on « prouve le mouvement en marchant ». Personne ne soutiendra le contraire, mais si personne ne dit vers où, on est bien avancés? Qu’on se rassure, beaucoup ont la réponse. L’ennui c’est que ce n’est pas la même et c’est ce qui organise la pagaïe. Marcher, ou ne pas marcher, telle est la question? N’y a-t-il d’autre issue que cette alternative Shakespearienne ? Elle ne rassure pas, elle occupe. C’est pourquoi le langage, dans sa grande sagesse populaire dit : « Ça marche » en espérant secrètement que c’est pour quelque chose et vers quelque part. Le langage populaire a toujours raison.