PHILOSOPHES PAR NÉCESSITÉ

Du temps où l’on apprenait les fables de La Fontaine par cœur (mais peut-être en est-il toujours ainsi ?) on apprenait celles des « animaux malades de la peste ». Et comme toujours, c’était pour en tirer une morale ; rappelez-vous : « selon que vous serez puissant ou misérable…etc » Mais ce n’est pas ce qui nous retiendra d’abord ici. Ce sont les premiers vers de cette fable, les voici : « un mal qui répand la terreur/mais que le ciel en sa fureur/inventa pour punir les crimes de la terre,/ la peste…/ » Je fais cette allusion pour la bonne raison que jusqu’à une époque récente, disons jusqu’au XX° siècle on avait tendance à donner une explication à la présence du mal ou du malheur des temps : la culpabilité des hommes.

La religion qui inventa le péché y était pour quelque chose certes, mais même si la religion s’est affaiblie en pays laïque, la mentalité de culpabilité n’a pas disparu pour autant. Beaucoup vous diront que ce qui nous arrive a à voir avec le capitalisme mondialisé, les échanges multipliés, la différence des environnements sanitaires, bref l’industrie humaine dans sa coupable activité. Le fait est que les choses ont beau changer, la réaction profonde des hommes devant la fatalité, elle, ne change pas et ce d’autant moins que comme le dit encore La Fontaine dans sa fable : « ils ne moururent pas tous, mais tous étaient frappés ». Le fabuliste observait les calamités des temps de peste, mais ce qui nous arrive avec le coronavirus y ressemble bougrement. Alors, ferons-nous comme dans la fable, après avoir cherché le bouc émissaire, dirons-nous finalement : Haro sur le baudet, ou pas ? L’avenir le dira.

Le présent lui, est fait d’inquiétude et c’est de ce sentiment dont j’ai envie de parler. Car nous ressentions bien, de temps en temps de l’inquiétude pour ceci ou cela, mais en l’absence de guerre ou de menace de guerre comme l’ont connu nos anciens, nos inquiétudes collectives, pour sérieuses qu’elles soient n’étaient en général que passagères. Bien sûr, il y a les inquiétudes individuelles et personnelles, celles qui nous affectent devant les signes de la maladie ou de la fin de vie de nos proches, mais l’inquiétude vitale comme telle, l’inquiétude qui touche au sens même de notre existence, convenons que la science, les progrès de la médecine et de la recherche en ont reculé la crainte. Nous avons pris l’habitude de voir l’homme surmonter tous les obstacles au point que certains tenants du « transhumanisme » imaginaient hier encore tranquillement que l’homme, réparé, remplacé, adapté, robotisé, hybridé, pourrait vivre mille ans en ayant éradiqué la maladie !

Et puis voilà qu’une simple grippe, portée par cet ennemi éternel et consanguin qui est propre à l’espèce des vivants, le virus, de quelque nom qu’on le désigne – et il s’en invente chaque année un nouveau – vient rappeler à l’homme, sa fragilité, sa mortalité et du même coup sa finitude. « Fragilité de l’homme », dit Pascal, auquel les évènements du monde rappellent « le caractère mortel de son existence ». Les hommes des époques anciennes où l’on n’allait guère au-delà de 50 ans ont vécu la plupart du temps avec cette angoisse et les grands philosophes ont, tous ou à peu près, signalé que vivre c’était : « être pour la mort » ou que  philosopher c’était, « apprendre à mourir ». Nos temps qui sont parfois plus dramatiques ont éludé cette question. Voilà qu’elle revient sous forme d’inquiétude existentielle.

L’in-quiétude qui nous sort de ce repos qu’on désigne en latin par « quies », traduit notre réaction devant un danger dont on nous instruit de manière permanente, insidieuse, obsédante, nourrie de chiffres effrayants et dont le risque peu à peu se rapproche de nous. Nos pensées, nos émotions, nos réflexions s’en nourrissent et à une époque où les chaînes d’information tournent en boucle avec les mêmes messages, nous aliènent, nous obsèdent, provoquant notre nervosité et notre peur. La peur de l’autre d’abord. Pour une société obsédée jusqu’au ridicule par « l’autre en tant que tel », voici que soudain la prophylaxie de la survie sociale passe par le fait de s’en tenir à distance, de s’en laver les mains (geste biblique comme on sait) : « moi, tant que j’ai un comportement hygiénique, cela ne me concerne pas « ! Ce tourment, cette angoisse devant ce qui va advenir, qui va fatalement nous atteindre, provoque un comportement anxiogène et bientôt pathologique.

Qu’importe que l’on dise aussi : au fond compte tenu du nombre, même si nous sommes tous susceptibles d’être malades, la grande majorité s’en guérit et le nombre de morts ramené à ceux des grippes précédentes, n’est guère plus élevé. Mais il est vrai qu’il y a cette catégorie de personnes dites âgées qui est une cible plus exposée qu’une autre. Cela doit-il nous plonger dans le désespoir ?

Ce malaise lié à notre condition humaine ne doit-il pas être au contraire l’occasion de méditer un peu sur notre statut d’êtres vivants ? L’inquiétude née des circonstances n’est pas loin de l’inquiétude métaphysique liée au sentiment que nous sommes mortels et solidaires, appartenant à une espèce soumise aux rigueurs de sa nature mais capable d’en penser les limites. L’inconfort de notre situation présente peut faire de nous à notre corps défendant peut-être, des philosophes de l’existence… par nécessité.

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