UN ÉTÉ AVEC GASTON BACHELARD

Si vous êtes fatigués des joutes politiques et du spectacle qu’elles offrent, du déchirement sans fin des opinions contraires, si vous songez à partir en vacances, si vous pouvez vous abstraire un instant des horreurs d’une guerre aux portes de l’Europe et aspirer à un peu de repos dans une maison de campagne, un endroit en montagne ou au bord de mer,  pourquoi ne pas lire ou de relire Gaston Bachelard ?

Voilà un philosophe largement autodidacte (mais qui finira professeur en Sorbonne !) qui a connu une grande gloire au milieu du siècle dernier et qu’on a un peu oublié. Les professeurs de philo l’évoquent toujours lorsqu’il leur faut expliquer « l’esprit scientifique » en disant après lui que « les vérités premières sont des erreurs premières » et s’ils en ont le temps, tracent la ligne qui va de la réflexion scientifique à la littérature ouvrant ainsi le chemin qui relie la rationalité à l’imagination. Ils encourageront peut-être leurs étudiants à pratiquer la « rêverie poétique » car « notre appartenance au monde des images disait Bachelard est plus forte et plus constitutive de notre être que notre appartenance au monde des idées ». Et puis, inscrivant sa pensée dans la cosmologie, le philosophe nous invitera à lire et « relire » (acte pour lui essentiel) la création poétique sous les signes cardinaux de l’air, de l’eau, de la terre et du feu, comme l’aurait fait tel ou tel alchimiste du haut Moyen-âge. 

Or ce que nous offre Bachelard est unique et profond ; c’est une méditation à la portée de tous pour autant qu’on accepte de rêver, de lire, de méditer en pleine conscience des éléments qui nous traversent et nous affectent.

Commençons par la terre dont cet homme né à Bar sur Aube sait si bien parler. C’était un marcheur et un promeneur comme nos anciens, un homme du pas et du bâton qui aimait à parcourir les collines et les vallons, qui était sensible aux saisons, celles du corps et celles de la terre, qui aimait la chair et les vins, et le bruit des ruisseaux qui coulent dans l’ombre. « J’avais trente ans lorsque j’ai vu l’océan pour la première fois » dira-t-il dans « l’eau et les rêves » l’un de ses plus beaux livres.

Et pourtant l’eau est au centre de son imaginaire poétique, l’eau qui se change en feu dont le poète Novalis dira qu’elle est « une flamme mouillée ».

C’est dans le feu qu’il ira à la rencontre des grands philosophes de cet élément : Héraclite ou Empédocle lequel aimait tant le feu qu’il finit par se jeter dans l’Etna selon la légende. Hölderlin et les romantiques, mettront le feu au principe des choses qui comme la vie se consument sans fin comme Bachelard l’écrit dans « la psychanalyse du feu ».

Et puis il y a l’air, la beauté légère des papillons, la danse, la musique, les poètes aériens parmi lesquels il place Shelley et Rilke, coïncidence mouvante de l’être intime avec l’être cosmique. Le poète aérien se laisse porter par la douceur alors que dans le feu il se consume : « pas de principe plus actif pour donner un sens vital aux déterminations poétiques » !

N’allons pas plus loin, l’œuvre de Bachelard est puissante et accaparante, mais restons-en à la surface si on ne la connait ni ne la pratique. Cherchons en cet été qui s’annonce chaud à pratiquer à notre tour le « rêve éveillé », la rêverie si l’on préfère, à l’ombre de quelque arbre ou depuis le moindre hamac, car c’est entre rêve et sommeil que naît l’imaginaire poétique, dans ce clair-obscur du psychisme humain, ou devant l’eau qui coule et qui berce ou encore devant l’eau dormante. Pourquoi dit-on dormante se demande Bachelard ?  Parce qu’il y a un lien entre l’eau et l’humain, entre le repos apparent et le rêve.

Il faut donc lire, mais on s’en doutera peut-être, il faut se laisser aller à la rêverie qui suit la lecture, car dit-il, « lire, c’est apprendre qu’on n’a rien lu ». Nous sommes des liseurs car c’est à ce prix que naissent en nous les images nouvelles qui renouvellent les archétypes de l’inconscient. Là est le génie de la langue et le mystère du style : dire une fois encore ce qui a été dit tant de fois et qui n’a encore jamais été entendu sous cette forme et dans ce style : voilà Proust, voilà Céline, voilà Hugo, voilà Éluard ou Aragon et la liste est infinie. Mystère de la langue et de ses métaphores : « entre deux mots qui riment dira-t-il à propos de Hugo, s’impose la métaphore ». « La joie de lire et la joie d’écrire comme si le lecteur était le fantôme de l’écrivain ». 

Et puis, n’est-ce pas l’été, à l’ombre, à sa table de travail ou sur le sable que chacun soudain, un livre à ses côtés se sent devenir écrivain : écrivain d’un été le plus souvent mais qu’importe. C’est le privilège supérieur de la rêverie poétique de mettre à la portée de chacun cette métamorphose pour autant qu’un livre en sa main l’ouvre au monde de la littérature qui est aussi celui du rêve éveillé.

Bel été donc avec Gaston Bachelard ; ses livres se trouvent pour la plupart en format de poche.

ET LA REINE D’ANGLETERRE FÊTA SON JUBILÉ…

Curieuse époque tout de même. La guerre est aux portes de l’Europe comme aux beaux temps de la guerre froide. On n’avait plus vu les tanks du pacte de Varsovie déferler dans les villes depuis Budapest 1986, Prague 1968, et voilà que se produit l’inimaginable : la guerre avec menace nucléaire qui ressurgit alors qu’on ne l’attendait plus

Et pendant ce temps-là on préparait le jubilé de la reine d’Angleterre

En France le Président nouvellement élu nommait une femme à la tête du gouvernement et quelques ministres destinés à attirer l’attention par leurs positions ou les accusations qu’on leur porte. 

Le festival de Cannes se déroulait dans une ambiance plus glamour que jamais et sans une goutte de pluie, mais une coupe d’Europe de football se passait de la pire des façons au stade de France.

Et pendant ce temps-là on préparait le jubilé de la reine d’Angleterre

Aux États-Unis une tuerie de plus dans une école du Texas se produisit en même temps que se réunissait la convention annuelle de la RNA le lobby des armes à feu en présence de l’ex président Trump.

Et pendant ce temps-là se préparait le jubilé de la reine d’Angleterre 

En Chine la répression des Ouighours s’accentuait ce qui n’empêchait pas l’Empire du milieu d’envoyer 3 astronautes dans sa station spatiale.

On apprenait aussi que l’Iran était en passe d’atteindre le seuil du nucléaire

Et pendant ce temps-là on fêtait le jubilé de la reine d’Angleterre

À Paris, le tournoi de tennis de Roland Garros s’ouvrait, sur la terre battue de la couleur des paysages de castille ou d’Andalousie et c’est le Majorquin Nadal qui l’emportait pour la quatorzième fois. À Versailles, on commençait à recruter des enseignants au rabais

Et pendant ce temps-là, on fêtait le jubilé de la reine d’Angleterre.

En France toujours, l’extrême gauche mélenchonienne était en train de réussir une OPA sur la gauche du congrès d’Épinay, effaçant des années de Mitterrandisme d’un seul coup.

Et pendant ce temps-là, on fêtait le jubilé de la reine d’Angleterre.

Au Donbass et ailleurs en Ukraine le dernier Tsar de presque toutes les Russies liquidait son arsenal classique en bombardant villes, villages et champs de blé en herbe. Le monde craint une famine consécutive à un chantage aux céréales.

Et pendant ce temps-là, on fêtait le jubilé de la reine d’Angleterre.

Les Français comme d’autres tournés vers Londres, regardèrent cela comme une curiosité de plus avec le Tea-time, les chapeaux fleuris, les carrosses d’un autre âge, les bonnets à poils des soldats de la garde copiés sur ceux de Napoléon, et l’ours de Paddington.

Voilà bien une chose rare par les temps qui courent dans les démocraties ; un véritable moment de communion nationale en dépit de tout, des histoires de famille royale aussi calamiteuses qu’ailleurs, en dépit d’un temps maussade, d’un Brexit difficile, d’un Premier ministre empêtré dans des histoires de cocktails par temps de pandémie, malgré tout ça, des millions d’Anglais, levés tôt et accrochés à leurs ombrelles, leur drapeau et aux barrières qui balisent le défilé entre Westminster et Buckingham palace, étaient tous dans la rue.

Pourtant la vielle dame qui désespère son fils frustré de ne jamais pouvoir monter sur le trône, écoutera gentiment ce dernier lui dire avec l’humour qui le caractérise : « cela fait 70 ans que vous êtes là pour nous ». C’est qu’elle sait bien la Reine, qu’après sa disparition l’Empire britannique ne sera plus qu’un souvenir glamour pour les tabloïds et les historiens de la famille royale. Mieux que Nadal et sa longévité de tennismen elle aura a accompli cette prouesse absolue de passer sans être défrisée de la télé en noir et blanc à la télé couleur. 

Mais s’il est une chose qui rend cette cérémonie contemporaine, c’est qu’elle nous montre que les Empires peuvent survivre à leur disparition par l’exercice symbolique d’un pouvoir qui n’a plus besoin de la canonnière ni des missiles pour exercer son autorité et son rayonnement. Voilà bien une chose que le Tsar Poutine tout bouffi de colère devrait apprendre avant que l’histoire ne retienne l’image du dernier tyran aveuglé par sa haine de mari trompé par un peuple courageux qui lui, avait déjà changé de siècle.

LES OCCIDENTAUX

On n’est jamais assez attentif à la manière dont on est désigné. Par exemple comme : « les occidentaux » : Monsieur Poutine dit cela, mais aussi les journalistes, les commentateurs, pour parler d’eux-mêmes par rapport à d’autres : quels autres ? Les Orientaux ? les Asiatiques ? Pas tant que cela. Lorsqu’il est question de Chinois, on dit : les Chinois, d’Américains, on dit : les Américains, des Russes, on dit : les Russes, là où hier, on disait les communistes ou les soviétiques.

En fait on dit les occidentaux, lorsqu’on désigne cet ensemble qui les oppose à d’autres blocs, le bloc soviétique par exemple ou la Chine, vu comme des forces antagonistes. Car on l’aura compris, les Occidentaux c’est d’abord un camp, celui des alliés de la deuxième guerre mondiale, (auxquels on ajoute les Allemands). En fin de compte, en temps de guerre, les occidentaux ce sont les Européens sous commandement militaire américain autant dire membres de l’OTAN qui est le prolongement militaire de cette alliance. Le terme s’est structuré en tant que forme géopolitique et idéologique dans cette opposition. Reste à savoir si cette définition définit une identité, laquelle, et évidemment ce qu’elle remplace ?

L’Occident dans son acception première désigne l’ouest, le couchant, la terre du soir (l’Abendland) comme disent les Allemands. l’Orient est son contraire, c’est la terre du matin, là où se lève le soleil et les dieux des grandes religions . La première articulation est là, elle est solaire et cosmopolitique. La seconde est religieuse et politique. Ainsi le monde a connu l’Empire romain d’Orient et celui d’Occident : Constantinople et Rome et Charlemagne sera fait Empereur d’Occident en l’an 800. De là à résumer en assimilant l’Orient islamique à l’Occident chrétien, il n’y a qu’un pas franchi parfois notamment par Huttington dans son livre « le choc des civilisations » qui voit arriver le temps de l’affrontement des conceptions du monde. Avant lui l’Allemand Oswald Spengler avait décrit peu avant la première guerre mondiale ce qu’il appela : « le déclin de l’occident ».

C’est un peu là où je voulais en venir, à cette notion péjorative d’Occident liée peu ou prou à celle de déclin. C’est sans doute aussi ce qu’il y a dans la tête de monsieur Poutine lorsqu’il manifeste son mépris pour la décadence occidentale magnétisée par la culture anglo-saxonne dans laquelle elle se dissout. Inutile d’en décliner les modes : le dernier MacDo installé à Moscou comme la dernière « Love parade » toutes choses qui ont dû profondément irriter ceux qui avaient vu se lever le rideau de fer non comme une libération culturelle mais comme une menace sur leur propre identité. Auraient-ils oublié du reste le moment où Pierre le Grand voulait faire de St Pétersbourg une grande capitale occidentale de Russie.

On a bien compris aussi, du moins ce sont ses thèses, que le « Tsar » Poutine veut quant à lui conserver les valeurs anciennes de la terre des ancêtres Russes, de la religion chrétienne orthodoxe et ne pas basculer dans la mondialisation à leadership américain. C’est sans doute une raison de son combat. L’autre est de s’opposer par la force à la puissance d’attraction que le modèle occidental exerce sur les anciennes républiques soviétiques qu’il considère comme appartenant historiquement à « la Russie éternelle de Kiev à Moscou ». Mais cela n’est plus une question de civilisation. C’est la volonté de reprendre ce qu’un « empire éclaté » a laissé disjoint après la faillite du système soviétique et cela s’apparente à une situation de guerre coloniale plus qu’à autre chose. C’est là la raison du déclenchement accéléré d’un conflit qui devait advenir un jour ou l’autre, tout le monde l’aura compris. 

Mais que dit la guerre en Ukraine ? Est-ce une guerre de civilisation ou une guerre de nations ? Les deux sans doute, mais un peu de lucidité nous montrerait que nous devons distinguer notre statut d’Occidentaux de notre identité d’Européens. La situation actuelle issue de ce conflit a montré une nouvelle solidarité de fait, un nouvel élan, avec les nuances que l’on connait entre Est et Ouest de l’Europe, mais, outre le droit des peuples à disposer d’eux-mêmes et le fait que l’Ukraine reconquière son identité perdue par les armes, il y a à considérer notre avenir comme entité et comme puissance. Peut-être que monsieur Poutine en a créé les conditions à son corps défendant. C’est pourquoi l’enjeu de cette sortie de guerre qui devra avoir lieu un jour d’une façon ou d’une autre, (en tout cas il faut le souhaiter) est d’aboutir à un nouvel équilibre des puissances continentales.

De ce point de vue la diplomatie européenne devrait s’imposer si elle veut éviter que le nouveau Yalta (je rappelle que c’est une ville de Crimée) ne se fasse pas une fois de plus sur le dos des Européens le moment venu.

SOFTPOWER

Dans quelques jours va s’ouvrir la 75° édition du festival de Cannes. Déjà presqu’un siècle et on a bien oublié qu’à l’origine il a été voulu par des critiques de cinéma qui avaient trouvé en Jean Zay le ministre du Front populaire, un défenseur enthousiaste pour s’opposer dès les années trente, à la Mostra de Venise (premier festival de cinéma d’Europe) avec sa programmation de films fascistes venus d’Italie et d’Allemagne. Une manifestation qui en 1938 verra le film de Leni Riefenstahl « les Dieux du stade » imposé au jury pour le Lion d’or, par le docteur Goebbels. 

La première édition du festival de Cannes fut donc décidée dans l’enthousiasme en réaction à cet état de fait dès décembre 1938. Elle devait se tenir aux mêmes dates que la Mostra, en septembre 1939 et lui opposer un contre modèle. La guerre aura raison de ce grand projet du Front populaire, mais il verra le jour quand même en 1946 grâce à l’opiniâtreté de Philippe Erlanger chef des échanges artistiques au ministère des affaires étrangères et de la CGT dont nombre d’acteurs étaient membres, ce qui fait que la célèbre centrale syndicale y a toujours son couvert à la table des festivités comme sur le tapis rouge, cela va de soi. Une chose qu’on ignore bien souvent, mais ceux que le cinéma intéresse pourront se plonger dans l’étonnante histoire de ce festival devenu le premier du monde, qui réserve bien des surprises.

Les autres pourront rêver de ce lieu et de ce moment du mois de mai (on avait fini par faire la paix avec les Italiens en leur laissant le mois de septembre pour leur Mostra). Mais pour ceux qui ne savent pas ce qu’est ce moment électrique où tout le monde se prend pour un artiste de cinéma parce que le sable cannois reçoit un nombre considérable de derrières bronzés, de starlettes qui prennent la pose, et montrent un peu, ou beaucoup de leur poitrine aux paparazzi pour une gloire éphémère, ceux-là ignorent combien le célèbre tapis rouge changé tous les jours pour la montée des marches peut rendre fou. Ils ignorent comment les terrasses bruissent des potins publiés chaque jour dans les revues sur papier glacé et dans « le film français » qu’on s’arrache le matin et la rumeur des réseaux sociaux qui saturent Internet. Et puis, il y a ce petit vent sur la croisette qui prend parfois des allures de mistral, ces automobiles au pas qui donnent à penser qu’elles avancent sur des rails d’un travelling de tournage, ces drapeaux de toutes les nations sur le toit des grands hôtels comme le Carlton ou le Martinez, ces affiches lumineuses qui trouent la nuit de leurs images en mouvement, ces façades giflées de néons, intermittents comme des acteurs, ces ombres fugitives, ce cosmopolitisme où l’on entend toutes les langues parlées avec l’accent américain, à tel point qu’on se demande si le cinéma n’est pas finalement devenu cela, d’abord, un art américain.

C’est que la chose n’est pas simple. Ceux qui s’intéressent au cinéma savent que le bras de fer entre France et USA sur le cinéma existe depuis le début. Qui a inventé le cinéma ? Les frères Lumière comme le disent les Français ou l’ingénieur Edison comme disent les Américains ? Tous les deux en réalité et au même moment, mais le cinéma est devenu une industrie outre atlantique plus vite qu’en France, ne fut-ce que par l’audience de spectateurs disponibles et les recettes engrangées. La France résista et il fallut (le sait-on ?) les accords Blum/Byrnes de 1946 pour que la France accepte de livrer ses écrans aux films américains contre la remise de dettes de guerre et que cela fit un grand barouf dans le pays à l’époque. De là date la renommée (souvent justifiée) du cinéma américain, Hollywoodien plus exactement, qui nous donna tant de chef d’œuvres et au passage nous inculqua le mode de vie américain (l’american Way of Life). Combien de litres de whisky déversés dans des verres à l’écran, combien de cigarettes blondes au bout des doigts des stars avant que le whisky et le tabac blond deviennent une addiction française, européenne, puis mondiale. En fin de compte, cela s’appelle le « Softpower », le pouvoir d’influence mimétique proposé par une industrie dominante qui aliène d’autant plus qu’elle promet le plaisir. À partir de la fin des années cinquante, la part des recettes due aux films américains restera durablement au-dessus des 50% en France et bien davantage ailleurs. Il faudrait avoir le temps pour expliquer comment la France cherchera et réussira à se protéger contre cette domination avec des règlements et des taxes combattues inlassablement par les « Majors » américaines et comment elle y parvint, jusqu’à ces dernières années grâce à ce qu’on appelle « le fonds de soutien au cinéma ». La méthode était simple : tous les tickets de cinéma achetés en salle donnaient lieu à une taxe parafiscale qui finançait le cinéma français. Jusqu’au jour où on inventa « les plateformes » de films et de séries qui prélèvent la ressource directement sous forme d’abonnement par internet au détriment des salles de cinéma. L’exception française était dès lors battue en brèche et le déclin annoncé. La période du COVID ne fera que l’aggraver.

Mais me direz-vous, ce n’est pas du cinéma c’est de la télé ! Et vous me citerez peut-être ce mot de J-L Godard : « lorsque vous regardez une carte postale représentant un Rembrandt, vous ne dites pas : c’est un Rembrandt mais c’est une reproduction d’un Rembrandt. Aussi lorsque vous voyez un film sur le petit écran il convient de dire, c’est une reproduction de tel ou tel film et non c’est tel ou tel film. Ce qui caractérise le cinéma en effet c’est que l’image y est plus grande que l’homme alors que à la télévision c’est l’inverse ». Mais vous diront nos jeunes gens : moi, je ne regarde même plus sur le petit écran mais sur ma tablette et de surcroit, je suis abonné à Netflix, comme Papa et Maman.

Et voilà pourquoi nous sommes tous ensemble fossoyeurs de notre propre cinéma et que nous avalons sans rechigner des produits de divertissement élaborés ailleurs qui nous infusent leurs valeurs et conceptions du monde et que nous nous soucions comme d’une guigne de la désaffection des salles de cinéma qui, bon an mal an, passaient deux ou trois cents films de création française. 

Enfin rassurez-vous, on dira que le festival de Cannes de cette année sera réussi ou non au nombre de stars américaines qui le fréquenteront, même si le jury cette fois est présidé par un acteur français. N’habitons-nous pas un beau pays qui aime tellement l’Amérique qu’il se biberonne comme aucun autre à ses modes de pensée et de divertissement servis sur plateforme, mais qui regarde toujours vers Cannes au mois de mai comme s’il n’avait jamais oublié que c’est sur grand écran que le cinéma est vraiment le cinéma !

LA FÊTE FORAINE

Ce dernier week-end d’entre « les deux tours », j’allais à la fête foraine ; ne vous demandez pas pourquoi, sans doute parce qu’il s’en trouve parfois dans les villes qui n’ont pas encore rendus inaccessibles tous leurs espaces publics et parce qu’en fin de compte, en dépit d’une modernité clinquante de manèges électroniques, c’est encore là que l’on retrouve les manèges anciens de la fête à neu-neu, de l’enfance à deux sous, de la queue de renard qu’on attrape lorsque le forain qui l’agite a repéré que vous avez laissé assez d’argent au guichet, bref, en raccourci, un peu de la France de Lassalle et de Roussel, l’accordéon et le bal musette en plus ou en moins selon les cas. Vous aurez compris que j’en étais encore dans l’ambiance du premier tour de manège.

Rien de mieux que les chevaux de bois d’ailleurs pour filer la métaphore avec les élections, un vieux tourniquet qui en a vu et de belles en son temps mais qu’on répare tant qu’on peut, une administration qui sait huiler les rouages et pousser à la roue à l’occasion, et toute une formation de chevaux de bois (mais ils en le sont pas tous, on en a remplacé certains par des automobiles, des avions et que sais-je encore) en place pour l’épreuve. Chevaux de bois, façon de parler et avec un peu de chance, si les antiquaires et brocanteurs n’ont pas fait la razzia. Il arrive pourtant qu’on retrouve de ces vieux manèges aux chevaux sculptés et peints, beaux comme des violoncelles et quelques ânes ou canards pour ceux qui ne veulent pas chevaucher ou seront arrivés trop tard sur le stand.

Mais enfin, ça revient toujours au même, tourner sur un manège c’est conserver l’espoir ou l’illusion que la place qu’on a prise au départ ne préjuge pas de celle de l’arrivée.

Car tout dépend de la vitesse de la machine. On peut se laisser griser à voir défiler le paysage de plus en plus vite, voir les amis et parents ou les électeurs du bord de route devenir de plus en plus flous comme des sondages, qui font que chacun peut se croire porté à un moment ou l’autre à la tête de la course. Tout est affaire de conviction. 

L’adrénaline qui court alors dans les veines accentue l’ivresse de l’arrivée. Et voilà que ça ralentit et avant que ça s’arrête, on frôle la queue de renard qui signalera le gagnant. Mais bah, c’est toujours pareil : le plus grand, le meilleur, la meilleure qui sait, ou le plus chanceux, ceux et celles (comme on dit maintenant) qui sont frôlés par l’aile de la victoire auront le pompon. On a beau avoir fait plusieurs tours et même asséché le porte-monnaie de grand-mère, il arrive qu’on ne gagne jamais. Ce sera pour une autre fois mon petit ! (une chance,  contrairement aux politiques on n’aura pas à rembourser au cas où l’on ne gagnerait pas) .Tiens, on va se calmer au stand de tir et là, à la carabine, les pigeons et les têtes de pipe en argile, on les descend comme lorsqu’on froisse un bulletin de vote dans la corbeille à papier au lieu de le mettre dans l’urne !


Car vous l’avez compris, c’est de ça que je parle, de ce jeu de manège (même si je le rêve un peu à l’image de mes souvenirs), qui revient maintenant tous les cinq ans et qui est à la démocratie ce qu’était l’arrivée des manèges à chaque fête votive villageoise de l’enfance. Et chaque fois, on se disait que ce serait mieux que la fois dernière sans se rendre compte que ce à quoi nous tenions le plus (et avec raison) c’était à l’arrivée des manèges eux-mêmes. 

C’est un peu comme en démocratie, on n’en obtient pas souvent ce qu’on désire, mais on sait que sans elle, on n’obtiendrait rien ou pas grand-chose. Alors évidemment les rêves, la queue de renard des retraites, des rentes, des aides de toute nature, l’assistance sociale généralisée, la correction des égalités, la toise sur toutes les têtes qui dépassent, on sait bien au fond que ce ne sera pas encore pour cette fois. Les lendemains qui chantent sont comme l’horizon qui recule, toujours là, jamais assez près pour l’atteindre.

C’est pour ça qu’il faut garder la tradition des manèges et la fête foraine dans les villages et les villes, et le carnaval si vous y tenez. Car, s’il faut au peuple un exutoire à ses angoisses, on n’en a pas trouvé de meilleur que les élections, ces chevaux de bois des sociétés développées : une course et une arrivée avec beaucoup de parieurs, quelques gagnants et beaucoup de déçus mais qui en parlent tout le temps. 

Les jeux et les hommes sont en quelque sorte nés en même temps. L’homme est un « homo ludens » écrivit au siècle dernier le grand sociologue néerlandais Johan Huizinga qui avança cette thèse selon laquelle la culture est la forme développée du jeu lequel est le propre de l’homme. Quant à nous , nous pourrions observer que dans nos démocraties, la politique est la forme la plus élaborée de la culture par bien des aspects qui ne tiennent pas au pouvoir spécialement , mais au jeu tout autant. 

Bien des hommes (ou des femmes) politiques auraient du mal à se l’avouer mais dans le fond de leur cœur, il y a un enfant qui joue à être, commandant, général ou président(e). C’est du pareil au même, seul change le képi ou le haut de forme, la culotte courte ou l’habit de cérémonie et le grand cordon, mais c’est la fonction devant laquelle les autres se mettent au garde à vous.

Alors : roulez petits manèges et… en avant marche !