L’ÉTOFFE DE NOS RÊVES.

Nous sommes faits de l’étoffe de nos rêves dit Shakespeare, la métaphore est belle mais l’étoffe en tant que telle peut être aussi un cauchemar. Allez demander aux femmes Afghanes recouvertes de la tête aux pieds de cette burqa qui leur laisse voir le monde au travers d’une grille textile ce qu’elles en pensent, maintenant que le nouveau régime les a de nouveau recouvertes de ce linceul ? Allez demander aux Iraniennes dont la police des mœurs surveille si elles portent le Niqab de manière règlementaire ? Allez demander à toutes celles que cette contrainte aliène ou terrifie si elles sont faites de l’étoffe des rêves de l’Arabie heureuse et des danses de Shéhérazade, des Mille et une nuits, même si c’est aussi une construction de l’orientalisme ? 

Quoi qu’il en soit, on meurt pour ça aujourd’hui en Iran, mais aussi en Afghanistan et dans d’autres endroits où les femmes sont ainsi contraintes, songent à se révolter et parfois comme en Iran, le font au péril de leur vie .

Mais voyez aussi dans nos pays occidentaux comment on s’en recouvre partiellement ou totalement sans qu’on sache bien si c’est sous contrainte ou par volonté d’affirmation identitaire. Les deux sans doute. Ce qui fait qu’on ne peut généraliser.

La seule chose que l’on puisse dire étant que là où c’est une obligation, la liberté consiste à chercher à s’en défaire et là où c’est une interdiction, la liberté individuelle consiste à le revendiquer.

La liberté, voilà l’enjeu. La liberté et la volonté d’affirmer une identité, une appartenance, une différence, voire une opposition aux valeurs d’une société dans laquelle on vit, surtout si elle est de nature tolérante. Le voile est un étendard, un drapeau, un bout d’étoffe et bien plus encore. En cela il ne diffère pas beaucoup de ce qu’est un vêtement qui protège et qui expose en même temps, car l’enjeu on le sait bien est culturel et religieux à la fois.

C’est que le vêtement, même s’il n’est plus ou pas tout à fait un uniforme a quand même valeur d’exposition de soi et de signe social. La mode, parce qu’elle est un jeu du corps et autour du corps, a été la grande réponse à l’uniforme en ce qu’elle mettait la fantaisie là où était la règle et l’ordre (uniformes militaires, religieux, professionnels). Ces derniers sont toujours à l’ordre du jour : les pompiers, les policiers, les médecins en blouse, les curés parfois en soutane ou plus discrètement en col blanc et croix au revers du veston (mais ici on est dans le registre des signes de reconnaissance discrets) en attestent. Le vêtement n’est jamais neutre. Le jour ou Mao a fait sa révolution il a imposé la vareuse bleue à tout le monde avec le col Mao bien sûr. On était sûr ainsi que celui qui ne se conformait pas au code social était un opposant, bon pour la corde ou la balle dans la nuque. 

Cependant, toujours et partout on a dérogé à la règle, on a subverti le code par moins ou par plus de contrainte. Même la tenue dite convenable des bourgeoises du second Empire (les jupes à fanon, les tissus de style tapissier, les jupons empilés) finit à la fin du XIX° siècle par être abandonnée : plus de robes à volants, de crinolines et la femme du XX° siècle, la femme libérée et « en cheveux » parut en société avant de rejeter corset et contraintes. Ce vent de liberté souffla partout, le monde musulman aussi se dévoila au féminin avec ardeur comme partout ailleurs. Aujourd’hui, dans ce monde-là, on enferme, on contraint, on oppresse, cette petite Iranienne qui a voulu un peu trop montrer sa belle chevelure l’a payé de sa vie.

Quel est donc ce mauvais vent du sud qui interdit soudain toute liberté de soi et impose aux femmes une contrainte des siècles lointains ?  C’est une question, mais il en est une autre : que signifie cette volonté de certaines femmes musulmanes ou converties, d’afficher chez nous ces voiles plus ou moins enveloppants comme un geste de défi ou un signe d’appartenance ?

Elles feraient bien d’y réfléchir à deux fois. L’oiseau encagé qui a renoncé à voler en liberté, le jour où la porte de la cage s’ouvre à nouveau risque bien d’être mangé par le chat !

Mais que pouvons-nous changer à ces choses qui s’emmêlent dans les cervelles des humains et les font agir si souvent contre leurs intérêts. Comment appelle-t-on ça déjà ?

La servitude volontaire.

Sous cette forme elle est plaisante, l’ennui c’est que lorsqu’elle est devenue une habitude ou un marqueur social, on ne s’en débarrasse plus aussi aisément. C’est alors dans le sang, les larmes et la poussière qu’il faut regagner sa liberté. Voilà ce que je pensais en regardant les images de ce qui se passait en Iran en ce mois terrible d’octobre où l’on sentait la proximité de la guerre partout autour de nous, après avoir croisé dans ma rue de ces silhouettes dont la présence se multiplie sous nos yeux, non point que je m’en offusque mais que cela me donne à réfléchir.

CET ÉTÉ-LÀ

Cet été-là, il fit très chaud, les canicules (ce temps de chien) se succédèrent inexorablement suivies de pluies diluviennes, la guerre en Ukraine entra dans son sixième mois avec dans son sillage des commentateurs avisés et d’autres beaucoup moins. De belles « amazones » de ce pays, menèrent à l’écran la guerre de l’information contre l’ours Russe sorti de sa tanière en quête de miel.

Cet été-là on vit une nouvelle carte du monde se dessiner dans laquelle les pays démocratiques parurent plus petits que jamais dans un océan de dictatures, d’indifférence et de cynisme.

Cet été-là, alors que le grain des céréales consommées par la moitié du monde menaçait de moisir dans les silos bloqués par le conflit Russo-Ukrainien, on réussit à faire sortir les premiers bateaux des ports en guerre sur la mer noire.

Cet été-là, la crise de l’énergie devint un souci mondial et l’exigence écologique parut un choix de plus en plus difficile. Le nucléaire redevint une option à rebours de décennies de luttes pour sa disparition. La menace directe de la guerre en cours sur la plus grande centrale d’Europe laissa planer le risque d’un nouveau Tchernobyl.

Cet été-là, malgré tout,  la guerre sembla faire une pause du côté du Donbass.

Cet été-là, on reparla de Wagner. Ceux qui sont cinéphiles ou ont de la mémoire, se souviennent peut-être, que les hélicoptères semant la mort et le feu au Vietnam durant la guerre piquaient vers leurs cibles au son de la musique de Wagner dans Apocalypse-Now. Ce même Wagner, mort au XIX° siècle rappelons-le, donne aujourd’hui son nom à une soldatesque criminelle. Et l’on dit toujours que la musique adoucit les mœurs.

Cet été-là, les Chinois et les Américains firent rouler leurs muscles cuirassés dans le détroit de Taïwan comme aux plus beaux temps de la guerre froide.

Cet été-là, la forêt française flamba comme jamais, des milliers d’hectares de pins crépitèrent sous un soleil de feu, au sol et dans les airs provoquant des exodes de population sous l’œil inexorable de la fatalité et la tentation criminelle des pyromanes.

Cet été-là, on apprit que les cigales ne chantaient plus dans les arbres en Provence en raison de la chaleur qui les paralysait.

Cet été-là, les rodéos de jeunes gens à moto causèrent des accidents mortels dont on parla davantage que des accidents de la route.

Cet été-là aux États-Unis, un jeune homme qui n’était pas né au moment des faits, tenta d’assassiner un écrivain pour une fatwa émise au siècle dernier dans un pays où il n’était jamais allé.

Cet été-là, les festivals connurent une fréquentation qu’ils n’avaient plus connue depuis la grande pandémie et le monde de la culture se mit à nouveau à espérer. Dans les villes les cinémas climatisés virent s’accroitre le nombre de leurs spectateurs sans savoir si une fois la bise revenue ils les garderaient ou non dans leurs salles.

Cet été-là, le moustique tigre fit des ravages dans les jardins contraignant les habitants à se calfeutrer au frais loin des piqures urticantes. 

Cet été-là, on s’arracha les cheveux rue de Grenelle pour trouver les 4000 profs qui manquaient pour la rentrée, et l‘on songea comme pour les médecins en temps de pandémie, à rappeler les retraités et les recalés des concours.

Cet été-là, l’inflation poursuivit ses ravages à bas bruit comme un feu qui couve sous la tourbe et qu’il faudrait bien éteindre ou cantonner avant qu’il ne soit trop tard.

À la fin de cet été-là, on reparla d’universités à propos de partis politiques, pour lesquels la question du savoir désintéressé et de l’opinion réfléchie était le dernier des soucis, mais celui de la mise en ordre de bataille et de l’affrontement dans l’arène politique, le véritable enjeu. 

Cet été-là, l’armée française replia son drapeau au Mali, sans un remerciement pour son engagement, ni un mot pour ses morts, et l’on entendit une fois de plus ces mots : à quoi bon !

Cet été-là, un président opiniâtre revint en Algérie pour une énième séance de réconciliation et de vérité sans qu’on sache ce qu’il en adviendra une fois encore.

Cet été-là, disparut celui qui avait mis fin au régime soviétique sans se rendre compte qu’il allait donner renaissance au régime des Tsars tyranniques et féroces de la vieille Russie.

Cet été-là, on attendit la rentrée littéraire comme chaque année, et cette fois on nous annonça la sortie du dernier livre de Virginie Despentes : « Cher Connard ». Décidément il est des femmes qui ont le sens du compliment dépréciatif de genre. « Cher connard » ; on retiendra quand même la note affectueuse qui accompagne ce jugement définitif.

Arles 2022

Lundi 18 juillet, la journée la plus chaude. La France suffoque. Je suis parti assez tôt pour Montmajour. Encore une de ces abbayes qui ont essaimé en France. Aujourd’hui en ruines ou tout comme , vandalisée, restaurée, ses grandes proportions, sa crypte, sa tour, ses salles capitulaires et sa chapelle blanche où sont accrochées deux immenses toiles noires du peintre Traquandi, restent sublimes. ( c’est le contraire de ce qu’a tenté Soulages à Conques mais tout aussi convaincant). Dans le cloître restauré les colonnettes blanches supportent toujours les rêves d’un bestiaire qui habitait les têtes des sculpteurs du XIII° siècle. Je me prends à penser au désastre intellectuel qui aura consisté, pour nos modernes, à nier et dénier à l’infini les racines chrétiennes de l’Europe et de la France singulièrement, alors qu’elles crèvent les yeux de ceux qui veulent voir ne fût-ce que sous la forme des ruines écrasées de soleil qui en prolongent la présence infinie. 

Il y a là Mitch Epstein le photographe américain qui travailla aux films Indiens de Mira Naïr (Salam Bombay par exemple) et qui vécut 10 ans avec elle en Inde. La série des images de l’Inde des années soixante est tout à fait saisissante. La modernité de ces images superposées à ce que l’on sait de l’Inde millénaire n’est pas sans écho avec l’observation faite plus haut.

Visite en suite de la tour Luma de F.Ghery  (voir image ci-dessus): une réussite à tous égards. D’abord cette bâtisse qui m’a longtemps laissé perplexe est là avec son évidence et sa présence. Architecturalement parfaite au détail près : matériaux, sols, peintures. Les propositions artistiques sont au diapason. Il y a là un effet « contemporain » dont j’observe une fois de plus qu’il ne joue à plein que dans le vaste et le monumental. Trop petit il est invisible ou insignifiant. Là évidemment on a les grands noms, les grandes œuvres, les grandes signatures :  Olafur Eliasson, Gonzalez-Foster, Ethel Adnan, Philipe Parreno, Frank West et son intestin rose, et puis la collection de Maja Hoffman : Sigmar Polke et Paul Mac Carthy, Urs Fischer entre autres (j’apprends que son immense statue en cire fondante de Jean de Bologne a été réalisée à 10 exemplaires et disséminée dans les divers musées d’art contemporain du monde ! Au fond, une idée suffit à sa dissémination, inutile de chercher l’œuvre, du reste elle est éphémère). Ici comme ailleurs donc, mais en plus riche, on trouve les mêmes œuvres que partout ou à peu près sur les mêmes sujets et naturellement toutes les cases y sont cochées : féminisme, genre, racialisme, écologie ; l’art contemporain se révèle tel qu’il est : d’abord l’expression d’un immense conformisme idéologique de registre néo-américain dont toutes ces structures affirment la suprématie. Parfois cependant des œuvres et des artistes en transcendent les codes, heureusement. Ce que pense l’art contemporain est, malgré son discours intimidant, qu’il ne pense guère et bégaie beaucoup. Mais nul n’ose le dire de peur de paraître ignorant.

Il y a aussi des photographes à la Luma dont ce remarquable photographe Ghanéen : James Barnor qui travaillait à Accra. Représentant de produits photographiques comme Agfa en Afrique ce fut un remarquable témoin des années soixante-dix dans son pays un peu comme Malik Sidibé ou Seydou Keita dans l’Afrique francophone. On voit en outre comment il osera présenter dans la « Londres des années branchées », les premières femmes mannequins noires ou jamaïcaines dont les images seront publiées dans le magazine « Drum » qui luttait contre l’Apartheid en Afrique du sud.

Ici, les espaces sont immenses et la journée passe sans qu’on s’en rende compte.

Le lendemain il ne faut pas manquer d’aller à l’espace Van Gogh pour découvrir l’exposition Lee Miller (la grande star de la photo : 1907/1977)) à la fois photographe de mode, surtout pour le « Vogue britannique » et ensuite toujours pour Vogue, correspondante de guerre où elle documentera la libération de certains camps de concentration nous livrant des photos glaçantes des fours crématoires (Dachau en particulier) et des photos de nazis hagards et aux visages soudain inhumains qui s’étaient déguisés en détenus pour s’enfuir . Le contraste entre la beauté distinguée des corps stylisés par la mode opposée aux cadavres et aux corps accoutrés des tenues de déportés est sans doute l’une des images les plus fortes qu’on garde de ce passage à l’exposition. La photographie froide est plus terrible que tout et se passe de tout discours.

Dans le même lieu Romain Urhausen déploie son grand talent de photographe allemand dans le registre humaniste avec une dimension réaliste, voire formaliste (le noir et blanc à la façon de Brandt) et une dimension poétique notamment sur les marchés de Paris ( les Halles) Un photographe dans la veine de Doisneau mais aussi de Jean Dieuzaide avec le tempérament allemand. (très bel accrochage soit dit en passant). 

Un mot encore sur l’ensemble des photos de la série « découvertes » pour le prix Louis Roederer, dans l’église des frères prêcheurs où se côtoient de vrais talents à découvrir. On saluera au passage la remarquable sélection que présente la commissaire Taous Dahmani autour de la notion d’identité ou de la mémoire : beauté des photos de Rahim Fortune (je ne supporte pas de te voir pleurer) beauté des portraits de David jack Lyons ou mélancolie des paysages d’Olga Grotova retrouvant les jardins de grands-mères dans l’Oural de l’époque soviétique. De loin l’exposition la plus stimulante dans son authenticité.

Une autre exposition mérite qu’on s’y arrête malgré la chaleur étouffante dans le lieu pour dire combien la série de photos consacrée à la danse américaine des années soixante-dix par Babette Mangolte est saisissante et précieuse. Dans une série de clichés qui suivent les carrières des grandes danseuses de l’époque : Yvonne Rainer, Lucinda Childs, Trisha Brown, Simone Forti mais aussi Richard Foreman ou Robert Morris, elle délivre une archive de la « performance » sur laquelle glissent ces artistes du corps. Subjectivité de la caméra, empathie pour le sujet, rôle du spectateur, saisie du rapport à l’espace que ce soit sur scène, dans la rue ou sur les toits de New-york, la danse qui s’inventa là et qui vint très vite en France et en Europe est saisie ici dans son bond créateur. Le prix mérité « Women in motion » des Rencontres d’Arles 2022 lui a été justement décerné.

Au sortir de cette étuve je retrouve la grand-place à moitié baignée d’ombre. Je m’assieds sur le rebord du grand bassin et contemple une fois encore cette merveille qu’est le tympan de l’église Saint Trophîme avec son évangéliaire sculpté et ses colonnettes bleues en songeant après Malraux que là est le génie français de l’art roman : la peinture ou la fresque sortant devant le portail et qui s’adresse à tous. Il y a là aussi une danse immobile sublime qui mérite qu’on la contemple. Miracle d’Arles : le plus contemporain y côtoie l’éternel. Décidément ce monde « en noir et blanc », cette émulsion de la lumière sur une feuille sensible où se dépose quelque chose du temps qui stimule notre regard nous dispose tout autant à voir mieux ce que nous avons vu déjà tant de fois.

Là-dessus ma curiosité bute sur la fatigue des jambes. Je n’aurai pas tout vu. La simple idée de rôtir au soleil pour parvenir aux Ateliers mécaniques pour voir les 200 photos véhémentes (à ce que j’en sais) de l’avant-garde féminine des années 70 en Allemagne et en Autriche m’en dissuade. Je n’aurai donc pas tout vu, j’aurais vu sans doute une bonne moitié de cette édition assez pauvre par ailleurs en évènements. Celle-ci m’a semblée bien convenue et manquant de moyens sans doute, mais comme telle elle a le mérite de proposer cette ponctuation dans l’été, si précieuse pour les photographes et pour l’enseignement de la photographie qui se donne dans cette ville. 

La concurrence de la Luma pèse déjà très lourd et les « Rencontres d’Arles » ne sont plus au niveau financier du challenge. Qu’en sera-t-il dans les années à venir ? C’est une question. La population qui fréquenta et fréquente encore (bien peu cette année) les expos photos fut longtemps une population de classes moyennes cultivées (enseignants etc…) celle qui vient vers la Luma est plus internationale, plus aisée, le marqueur « contemporain » opère le tri. De ce point de vue Arles est une situation exemplaire. Pas simple donc de programmer dans ces conditions. Le nouveau directeur Christophe Wiesner prendra la mesure de l’évènement dans les prochaines éditions, soyons-en certains.

Promenade pour finir dans une ville surchauffée, avant de rentrer se jeter dans une piscine d’eau qui ne rafraîchit pas du tout.

Dîner le soir sur la terrasse d’un restaurant avec une température qui baisse légèrement. Quelques flocons de nuages roses dans le soir qui tombe. Un vol d’étourneaux bruyants qui vient se poser sur le toit de l’église proche et voilà que le vin rosé se réchauffe dans les verres. Il est temps de se lever et de préparer sa valise pour le lendemain.

PETER BROOK – SOUVENIRS

Beaucoup d’hommages on s’en doute après l’annonce du décès de Peter Brook, l’un de ceux qui ont bouleversé l’histoire du théâtre contemporain. Son parcours, des plus classiques au départ, dans la forme de la tradition anglaise, lui donne très tôt les bases de la pratique théâtrale principalement autour du domaine shakespearien. On remarquera en France son talent singulier lorsqu’il met en scène « Marat-Sade » de Peter Weiss, mais aussi lorsqu’il réalise le film « moderato cantabile » sur un texte de marguerite Duras. Toutefois, il faut attendre 1970 pour voir surgir l’artiste unique qui avec le CIRT (centre international de recherches théâtrales) va parcourir la planète à la rencontre des traditions théâtrales du monde entier en rassemblant des comédiens eux aussi venus d’horizons différents. Peter Brook est alors à la recherche d’un langage universel du théâtre par-dessus les différences et les traditions. 

Le milieu culturel français (entendons par là, les festivals et les programmateurs de théâtre) le repèrent. L’un d’eux a la chance d’être Ministre de la Culture au moment où la question de l’installation de Brook en France se pose. Michel Guy, créateur du Festival d’automne à Paris lui propose un théâtre dans la capitale. La recherche conduit Peter Brook vers « les Bouffes du nord », un vieux théâtre à l’italienne en ruine qui ne demande qu’à être démoli et reconstruit. Mais Brook comprend immédiatement qu’il y a une âme dans cette vieille carcasse en ruine, que ce théâtre est en lui-même un emblème qui contient la quintessence du théâtre à l’italienne dans sa forme décrépite et surannée et s’offre idéalement à la création contemporaine, la sienne, qui ne demandait qu’à trouver un cadre adéquat à ses recherches. Peter Brook a trouvé là son lieu idéal.

Il fera de ce théâtre l’un des bijoux de la création théâtrale non en rajoutant du décor au décor, mais en universalisant la lieu vide comme décor. Voilà qu’il théorise alors la notion de « l’espace vide », cette sorte de place publique, de « Campiello » à la façon de Goldoni où se rencontrent et se mélangent public et acteurs dans cette « convention partagée » qu’on appelle depuis toujours le théâtre.

Désormais, le théâtre ce sera ça : un tapis oriental au sol, un samovar dans un coin et des hommes qui discutent, et voilà la Cerisaie de Tchekhov réinventée, la même chose avec des acteurs africains, iraniens, et voilà « la conférence des oiseaux », voilà « Timon d’Athènes », « Carmen » ou « la Tempête » : quelques acteurs, des épées tombées au sol, un drap rouge ensanglanté et on a la bataille. Et voici le monument qui sera donné d’abord à la carrière Boulbon en Avignon : « le Mahabarhata », la grande fresque indienne jouée par des acteurs sublimes, (Sotigui Kouyaté, Richard Ciezslak) tous porteurs d’une tradition théâtrale intacte, souvenir impérissable pour beaucoup . Tous ceux qui se sont donné rendez-vous un jour en ce lieu en ont ressenti la géniale simplicité et l’évidente réalité : le théâtre est une convention : « on dira que nous sommes à Athènes »…et voilà comment commence l’illusion vraie.

Jeune, Peter Brook voulait réconcilier les deux mythes du théâtre européen : Brecht et Artaud, ( le théâtre politique et le théâtre du corps) il a fait mieux il a réinventé le rituel et résolu cette question : comment faire communiquer les hommes entre eux lorsqu’ils sont différents de race de culture de croyances et d’horizon. Il aura inventé un langage universel à partir duquel, dans leurs différences, dialoguent des cultures. Un mot encore il sera venu au Parvis avec « Ubu Roi » et « l’os » de Birago Diop, sa femme Nastasha Parry aura été la « Winnie » de « Oh les beaux jours » de Beckett dans une mise en scène de Brook. Une raison de plus de lui rendre hommage. Que dire encore, sinon le bonheur d’une rencontre avec un homme remarquable pour reprendre le titre d’une de ses conférences, un jour d’été en Avignon, il y a si longtemps .

UN ÉTÉ AVEC GASTON BACHELARD

Si vous êtes fatigués des joutes politiques et du spectacle qu’elles offrent, du déchirement sans fin des opinions contraires, si vous songez à partir en vacances, si vous pouvez vous abstraire un instant des horreurs d’une guerre aux portes de l’Europe et aspirer à un peu de repos dans une maison de campagne, un endroit en montagne ou au bord de mer,  pourquoi ne pas lire ou de relire Gaston Bachelard ?

Voilà un philosophe largement autodidacte (mais qui finira professeur en Sorbonne !) qui a connu une grande gloire au milieu du siècle dernier et qu’on a un peu oublié. Les professeurs de philo l’évoquent toujours lorsqu’il leur faut expliquer « l’esprit scientifique » en disant après lui que « les vérités premières sont des erreurs premières » et s’ils en ont le temps, tracent la ligne qui va de la réflexion scientifique à la littérature ouvrant ainsi le chemin qui relie la rationalité à l’imagination. Ils encourageront peut-être leurs étudiants à pratiquer la « rêverie poétique » car « notre appartenance au monde des images disait Bachelard est plus forte et plus constitutive de notre être que notre appartenance au monde des idées ». Et puis, inscrivant sa pensée dans la cosmologie, le philosophe nous invitera à lire et « relire » (acte pour lui essentiel) la création poétique sous les signes cardinaux de l’air, de l’eau, de la terre et du feu, comme l’aurait fait tel ou tel alchimiste du haut Moyen-âge. 

Or ce que nous offre Bachelard est unique et profond ; c’est une méditation à la portée de tous pour autant qu’on accepte de rêver, de lire, de méditer en pleine conscience des éléments qui nous traversent et nous affectent.

Commençons par la terre dont cet homme né à Bar sur Aube sait si bien parler. C’était un marcheur et un promeneur comme nos anciens, un homme du pas et du bâton qui aimait à parcourir les collines et les vallons, qui était sensible aux saisons, celles du corps et celles de la terre, qui aimait la chair et les vins, et le bruit des ruisseaux qui coulent dans l’ombre. « J’avais trente ans lorsque j’ai vu l’océan pour la première fois » dira-t-il dans « l’eau et les rêves » l’un de ses plus beaux livres.

Et pourtant l’eau est au centre de son imaginaire poétique, l’eau qui se change en feu dont le poète Novalis dira qu’elle est « une flamme mouillée ».

C’est dans le feu qu’il ira à la rencontre des grands philosophes de cet élément : Héraclite ou Empédocle lequel aimait tant le feu qu’il finit par se jeter dans l’Etna selon la légende. Hölderlin et les romantiques, mettront le feu au principe des choses qui comme la vie se consument sans fin comme Bachelard l’écrit dans « la psychanalyse du feu ».

Et puis il y a l’air, la beauté légère des papillons, la danse, la musique, les poètes aériens parmi lesquels il place Shelley et Rilke, coïncidence mouvante de l’être intime avec l’être cosmique. Le poète aérien se laisse porter par la douceur alors que dans le feu il se consume : « pas de principe plus actif pour donner un sens vital aux déterminations poétiques » !

N’allons pas plus loin, l’œuvre de Bachelard est puissante et accaparante, mais restons-en à la surface si on ne la connait ni ne la pratique. Cherchons en cet été qui s’annonce chaud à pratiquer à notre tour le « rêve éveillé », la rêverie si l’on préfère, à l’ombre de quelque arbre ou depuis le moindre hamac, car c’est entre rêve et sommeil que naît l’imaginaire poétique, dans ce clair-obscur du psychisme humain, ou devant l’eau qui coule et qui berce ou encore devant l’eau dormante. Pourquoi dit-on dormante se demande Bachelard ?  Parce qu’il y a un lien entre l’eau et l’humain, entre le repos apparent et le rêve.

Il faut donc lire, mais on s’en doutera peut-être, il faut se laisser aller à la rêverie qui suit la lecture, car dit-il, « lire, c’est apprendre qu’on n’a rien lu ». Nous sommes des liseurs car c’est à ce prix que naissent en nous les images nouvelles qui renouvellent les archétypes de l’inconscient. Là est le génie de la langue et le mystère du style : dire une fois encore ce qui a été dit tant de fois et qui n’a encore jamais été entendu sous cette forme et dans ce style : voilà Proust, voilà Céline, voilà Hugo, voilà Éluard ou Aragon et la liste est infinie. Mystère de la langue et de ses métaphores : « entre deux mots qui riment dira-t-il à propos de Hugo, s’impose la métaphore ». « La joie de lire et la joie d’écrire comme si le lecteur était le fantôme de l’écrivain ». 

Et puis, n’est-ce pas l’été, à l’ombre, à sa table de travail ou sur le sable que chacun soudain, un livre à ses côtés se sent devenir écrivain : écrivain d’un été le plus souvent mais qu’importe. C’est le privilège supérieur de la rêverie poétique de mettre à la portée de chacun cette métamorphose pour autant qu’un livre en sa main l’ouvre au monde de la littérature qui est aussi celui du rêve éveillé.

Bel été donc avec Gaston Bachelard ; ses livres se trouvent pour la plupart en format de poche.