Je ne sais pas vous, mais moi, j’ai déjà une belle pile de brochures sur mon bureau et j’en reçois toutes les semaines. Brochures de voyages, toutes plus tentantes les unes que les autres. Et l’un veut me faire aller au pôle nord parmi les glaces du Spitzberg, et l’autre me propose les Maldives, la Thaïlande, l’Océan Indien, ou alors l’Australie, la Nouvelle Zélande et l’Île de Pâques, en avion, en bateau, en croisière, à voile ou à moteur, c’est à croire que les agences de voyage sont devenues folles et ne savent plus où aller chercher des clients en attendant le grand rush de la délivrance post-pandémique !
En attendant, cela n’empêche pas de rêver : horizons dégagés, ciels radieux, plages et mers attirantes comme une fin d’été, palaces disponibles, prix alléchants, montagnes enneigées. Esprit contrariant, je me dis : la vérité est qu’il faut s’imaginer bloqué dans un immense hôtel vide avec des couloirs déserts, comme dans « Shining » , le film de de Stanley Kubrick avec Jack Nicholson. Ou alors dans un paquebot de croisière consigné dans un port comme ce fut le cas il n’y a pas plus d’un mois, ou encore dans un de ces palaces déserts ou errent quelques touristes égarés… C’est que les loisirs de masse appellent des comportements de masse. Ce n’est pas le loisir en solitaire qui fait le client ; le bonheur appelle la foule. Ce qui intéresse l’industrie du tourisme, c’est le grand mouvement, les grands flux, le « tous ensemble » dans la joie comme dans la peur. Les voyages sont devenus le loisir grégaire préféré des sédentaires. Mais qui ne voit qu’au fond, ce sont des abstractions qui nous font passer sans effort des pages d’un catalogue aux plages du même catalogue, papier glacé dans le premier cas, crème glacée en bord de piscine dans le second. Un pays se réduit le plus souvent à un hôtel ou deux, un hall d’aéroport, une excursion et voilà tout.
Bien sûr vous me direz, il y a les baroudeurs, ceux qui doivent grimper sur toutes les montagnes qu’ils voient, plonger dans toutes les baies qu’ils rencontrent, tenter d’admirer tous les poissons en mer, ou les fauves dans les parcs animaliers. Cette sorte de touriste existe, j’en conviens.
Au fond, moi, je serais plutôt de l’espèce sédentaire, un catalogue me convient pour autant qu’il soit bien fait. Sa lecture m’occupe l’esprit un moment, me fait voyager en imagination et voilà ! C’est ainsi que je suis allé à Zanzibar où je ne mettrais sans doute jamais les pieds, au-dessus du cercle polaire sans enfiler ni chaussures ni gants fourrés, et même dans la Chine des Zhou, ou des Tang pour voir l’armée de terre cuite enfouie sous sa montagne. Vous l’aurez compris, je suis du genre « Jules Verne », je n’aime rien tant que les voyages imaginaires, « Michel Strogoff » ou les « Vingt mille lieues sous les mers », ou encore, « De la terre à la lune ». C’est vous dire que la consigne où nous maintint la pandémie pendant de longs mois ne me priva pas tant que ça de voyages, si elle ne me priva pas de lecture. Je suis un lecteur impénitent.
Pourtant une chose m’attriste, je ne parviens pas à faire partager ce goût à mes petits- enfants. J’ai beau faire la grosse voix et évoquer la terrible voix d’Yvan Ogareff passant le sabre chauffé à blanc devant les yeux de Michel Strogoff qui a été reconnu par sa mère prisonnière des Tartares. Le célèbre : « regarde de tous tes yeux regarde », qui me terrifiait à leur âge ne suscite de leur part qu’une attention distraite ou amusée. Ils n’ont plus besoin de passer par la lettre pour avoir l’image. On leur a d’abord donné la B.D dans le meilleur des cas, puis la vidéo s’il y a lieu, et encore si on est parvenu à éveiller leur curiosité à l’œuvre de Jules Verne. Est-ce que notre imaginaire, celui de notre enfance je veux dire, est déjà si loin qu’il n’en subsiste plus grand-chose. Voilà qui me plonge dans la perplexité.
Et voici qu’un ami auquel je faisais part de mes interrogations me dit tout à trac : c’est bien pire que tu ne le pense. « La mémoire elle-même est en voie d’oubli ». Le temps que j’essaie de comprendre, il enchaina : « vois-tu, la mémoire est liée à la langue et non à l’image, nous sommes entrés dans un temps où l’on ne retiendra plus rien si l’on ne lit plus comme avant ». Peut-être n’en aurons-nous plus besoin, lui dis-je, puisque nous aurons notre encyclopédie électronique dans la main. N’en crois rien, ajouta-t-il, avec la mémoire électronique, la continuité de la mémoire culturelle est rompue en chacun de nous. Tout disponible en un clic, c’est le passé comme chronologie qui disparait petit à petit. Fin de la sédimentation mémorielle. Veux-tu que je te dise : la vraie raison de notre malheur, c’est qu’on n’apprend plus la poésie par cœur.
La poésie, quel rapport ? La poésie me dit-il ne développe pas seulement la mémoire, elle est la mémoire de notre langue, « un effecteur » de mémoire comme l’est la musique pour les sons et ceci, par le rythme. Te voilà bien pessimiste avançai-je. Ah me dit-il, nous perdons peu à peu la mémoire linéaire au profit de la mémoire aléatoire. Nous sommes en train de perdre le fil.
Et moi qui m’apprêtais à lui parler de mes catalogues de voyage… Savais-je encore une poésie par cœur me demanda-t-il par provocation ? Mais oui, ma foi : « mon enfant, ma sœur, songe à la douceur d’aller là-bas vivre ensemble… » tiens voilà le Baudelaire de « l’invitation au voyage » ! je le fis sourire.
Il ajouta : « un livre en notre main supplée à tous les voyages non par l’oubli qu’il en cause, mais les rappelant impérieusement au contraire ». Mallarmé dis-je ? Oui, à peu près.