DELIT D’HUMOUR

Il existe une tradition, aussi vieille que le monde, qui consiste, pour les peuples, à se moquer des puissants ou de ceux qui gouvernent. Saine façon de secouer le joug des tyrannies comme des oppressions plus douces.

Cette tradition va de l’humour le plus fin à la caricature la plus vache. Elle est présente dans les carnavals et les fêtes des fous où sont brocardés les personnages en vue, elle est présente depuis toujours dans la presse avec le dessin, souvent à la une, qui d’un trait résume, condense, exprime une opinion plus fortement bien souvent qu’un long article. Or, on a vu récemment combien cet exercice peut être risqué pour peu qu’il contrevienne à la bienséance, voire aux convictions religieuses. C’est ainsi que les fameuses « caricatures du Prophète » ont donné lieu, comme on sait à des manifestations, des menaces officieuses et officielles et ont conduit des États eux-mêmes à intervenir pour apaiser les fièvres. Nos vieilles démocraties ont du mal à comprendre, elles qui se sont habituées depuis longtemps à la caricature. Que l’on songe à Daumier le plus connu peut-être mais aussi à Wolinski, Cabu, Reiser, ses suiveurs en quelque sorte et à ces journaux comme « Hara Kiri » qui faisaient de la caricature et de la charge, leur fonds de commerce. Nos scènes d’ailleurs ne restaient pas non plus à l’écart du genre, depuis les cabarets de chansonniers jusqu’à nos comiques de Zéniths. On y a vu triompher des Raymond Devos, des Bernard Haller, Alex Metayer, et bien sûr Guy Bedos dans un registre plus politique. Ces vedettes de variétés rassemblaient des publics nombreux mais informés, qui venaient, pour écouter ce qu’ils avaient envie d’entendre, pour se soulager de tensions sociales ou simplement pour rire. Puis est venu le temps de la radio et de la télévision. Là le comique a changé de registre ou plutôt il les a tous occupés, voire saturés car il n’est plus une émission voulant faire de l’audience, et c’est malgré tout la règle générale, qui ne fasse un appel systématique aux humoristes. Faut-il dire « les humoristes » d’ailleurs ? Car l’humour, comme on le sait c’est le rire bienveillant, ou le sourire complice, celui qui fait que l’humoriste s’inclut dans ce qu’il brocarde. Au fond, l’humoriste est celui qui voit le monde tel qu’il est, qui constate qu’il n’est pas conforme à ses souhaits, qu’il pourrait être mieux et meilleur, mais qui se dit en même temps, moi-même, je suis loin d’être le meilleur et je vois bien mes défauts, alors au lieu de céder à la colère, j’invente le mot d’esprit, la formule qui fait rire sans m’exclure de ce qui fait rire. C’est pourquoi on a pu dire parfois que « l’humour » était la politesse du désespoir. A contrario, la raillerie est souvent méchante ou mauvaise et fait d’autant plus mal que celui qui raille a plus de talent. Le maître du genre était Voltaire et ce n’est pas pour rien que l’on parle à ce propos de « phrases assassines ». On conviendra que ce qui fait le plus mal est d’être brocardé sur son apparence physique car à cela, on ne peut rien. On naît petit ou grand, beau ou laid, on porte des travers ou des disgrâces dont la nature nous a dotés, qu’on les brocarde et la blessure est douloureuse parce qu’on n’y peut rien et parce que souvent on s’en prend au physique pour atteindre le moral. La raillerie laisse alors passer ce qui la fonde mais devrait rester inapparent, et ce fond, c’est tout simplement la haine, la haine de l’autre. Bon, à la rigueur, dans un cabaret qui réunit quelques dizaines de personnes, c’est un breuvage qu’on peut goûter une fois en passant, mais balancé à une heure de grande écoute, à des millions de personnes qui ne sont pas forcément préparées, c’est un autre exercice. Disons qu’il est démocratiquement dévastateur car à la haine des uns correspond la haine des autres et quels que soient les motifs, justificatifs et préalables, c’est bien là un recul démocratique. Faut-il pour autant parler de « délit d’humour » ? À chacun d’en juger, mais la pente est glissante.

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