SPECTACLE VIVANT

Nombreux furent ceux de mes amis qui me taquinant me disaient : « mais qu’est-ce que c’est au juste le spectacle vivant », cela signifie-t-il que tout autre manifestation artistique est morte ? Je ne voulais pas toujours faire le professeur en renvoyant mes interlocuteurs à la distinction entre les arts ajoutant après Nietzsche que les arts se divisent entre ceux qui sont sous le signe d’Apollon et ceux qui viennent de Bacchus. Parmi eux, la Tragédie qui donnera le théâtre fut placée sous le signe de, Dionysos pour les Grecs : le dieu du spectacle de la fête et de l’ivresse bachique, le dieu de la vie la plus vivante. De là vient le sens du mot : le spectacle de théâtre au sens large est un spectacle vivant c’est celui qui a à voir avec la vie, c’est l’art de la vie comme tel et ce qui l’exprime le mieux c’est la danse, la musique, la pantomime dont la forme parfaite qui rassemble toutes ces composantes est la tragédie grecque. Mais c’est vrai aussi de l’Opéra lorsqu’il se « réinvente » en Italie au début du XVII° siècle : musique, chant, théâtre et danse. Voilà ce qu’est l’art vivant.

L’expression « spectacle vivant » est beaucoup plus tardive, elle n’apparait en France que vers les années soixante au début des politiques culturelles publiques qui classent la culture en genres : patrimoine, peinture, sculpture, dessin qui deviendront : arts plastiques et puis musique, danse, théâtre, cirque qui seront classés dans les arts du spectacle et deviendront peu à peu : « spectacle vivant ». L’expression fut moquée car elle supposait que le reste ne l’était pas et les écrivains, les artistes plasticiens et autres peintres, jurèrent qu’eux aussi étaient « vivants ». Bien entendu. Mais l’expression passa toutefois telle quelle dans le langage.

On l’emploie à nouveau aujourd’hui pour désigner la catégorie de ceux qui dans la culture ont le plus souffert du confinement. Les peintres ou sculpteurs, les plasticiens en général peuvent travailler en atelier, les écrivains à leur table de travail qui ne change rien à leurs manières (tous ne sont pas comme Sartre à la grande époque « accros » à la table de bistrot pour dire le monde sur le mode existentialiste) ! Seuls les saltimbanques, les baladins, les circassiens, les musiciens, les danseurs, les comédiens, ont besoin de deux choses pour exister : une scène et un public. Sans scène, pas de représentation, sans public pas de spectacle. Car il n’y a pas de mémoire captive du spectacle, pas d’enregistrement comme pour le concert ou le cinéma par exemple qui puisse rendre la magie du vivant. Les spectacles « vivants » n’existent et ne se transmettent que dans la mémoire de ceux qui les ont vus. C’est à chaque fois une expérience unique. Chacun d’entre nous sait très bien qu’un spectacle est différent en intensité et en transmission d’un soir à l’autre, que c’est une alchimie secrète qui se fait entre celui qui joue et celui qui regarde. Le regardeur fait tout autant le spectacle car en définitive c’est pour lui que l’acteur joue.

Autre chose, ceux qui fréquentent les églises savent bien que la messe est un rituel qui a besoin de fidèles et que dans les églises vides brille toujours dans l’ombre une petite ampoule qui indique une présence. De quoi ? Du sacré. La trace de la présence de Dieu pour le croyant. Or, du cultuel au culturel, il n’y a qu’un pas. Sait-on que lorsque le théâtre est vide, il reste toujours sur scène une petite lampe allumée. « Pour ne pas se casser la figure dans le noir » disent mes mécréants. Pour marquer « la présence du vivant » ou des dieux de la scène disent les fidèles du théâtre. 

Dans la pièce de Tchekhov : « le Chant du cygne », un vieil acteur endormi dans un théâtre vide appelle ses compagnons. Seuls lui répondent ses souvenirs avec l’écho de sa voix. Nous sommes dans le mystère du théâtre, dans sa vie intime. Le théâtre permet le dialogue des vivants et des morts, réveillé par le mystère de l’art. C’est là « l’essentiel » du théâtre

De tout cela qui paraît grave nous ne parlons que rarement, si l’on va au théâtre le plus souvent c’est pour se divertir, pour passer une bonne soirée. Il suffit pourtant qu’on nous prive de théâtre ou de spectacle pour éprouver un manque auquel nulle série télévisée ne pourra suppléer. Ce qui nous manque alors, c’est le besoin de ce rituel qui a plus de deux mille ans en occident : « un qui parle et l’autre qui l’écoute, comme si c’était vrai ». Qui dit cela ? Giraudoux ou Claudel, ou les deux pareillement. On comprend au moins une chose, – et le théâtre est ici une métaphore du spectacle -: on ne peut se passer de spectacle vivant, parce que nous sommes des vivants qui avons besoin d’être ensemble. 

On comprend alors un peu mieux pourquoi les artistes du spectacle vivant ont été « mortifiés » d’entendre un Premier ministre les classer parmi les activités « non essentielles ». D’autres professionnels dans d’autres métiers auront eu aussi ce sentiment d’être stigmatisés, car ce n’est point tant la raison de ce choix que les termes employés qui font mal. En classant la culture parmi les activités non essentielles, entendez « non-vitales », on se prononce sur le fond et ce qu’on en dit rendra dérisoires plus tard, toutes les belles proclamations politiques sur la culture, son importance etc… Propos d’estrade ! Le fait est que si on n’a pas compris pourquoi le spectacle vivant est un art essentiel à la vie, on n’a évidemment rien compris du tout à la vie.

Disons en fin de compte que ce n’est pas si grave, si l’on veut et que demain, ou après- demain on rouvrira les théâtres, mais n’empêche pas de penser que si nos politiques y allaient un peu plus souvent ils prendraient davantage la chose au sérieux, car ce qu’on apprend aussi au théâtre, entre autres choses, c’est à choisir le mot juste et à être attentifs au sens des mots que l’on emploie.

Partager

Laisser un commentaire

Votre adresse de messagerie ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *