REPRÉSENTATION OU MANIFESTATION

Cette fin d’année, l’alternative une nouvelle fois se pose en ces termes : représentation ou manifestation. Voici plus d’un an maintenant, avec des périodes de haute et de basse intensité, que la France explose dans la rue où se confine chez elle. Deux pôles d’un courant alternatif où circule une électricité sociale parfois proche du court-circuit. Tout y est, le plus extrême danger : une pandémie encore mal contrôlée à l’échelle mondiale, des attentats qui accroissent le sentiment d’insécurité, un climat général de haine et de défiance de tous contre tous, qui le dispute au ressentiment diffus. Demain, avec la crise économique qui va frapper les plus faibles, cela fait craindre un accroissement de l’insécurité et l’on se dit que dans un monde qui jusqu’ici n’avait eu en vue que la paix civile la sécurité et le bien-être de tous avec des dépenses sociales en rapport, se faufile une réalité qu’on croyait avoir écarté : le sentiment tragique de la vie.

Cela n’est pas nouveau, l’humanité a toujours été confrontée au drame, à la guerre des uns contre les autres, à la tragédie. C’est bien pour cela qu’on a inventé le théâtre.  Or qu’est-ce que le théâtre qu’on appelait tragique au quatrième siècle avant Jésus-Christ en Grèce sinon cela : une représentation faite par des personnages en action qu’on appelle des acteurs qui donnent à voir la réalité sur sa face la plus terrible et qui, par la terreur et la pitié qu’ils inspirent, produisent l’apaisement des spectateurs. On appelait au XVIIe « purgation des passions » ce qu’Aristote nommait en son temps « catharsis ». 

C’était la première représentation artistique des malheurs des hommes sur une scène, un rituel ou un jeu comme on voudra. Une fois la nuit tombée sur le théâtre ou le rideau s’il était en salle, le spectateur pouvait respirer. Ce qu’il avait vu ce qu’il avait craint ce qu’il l’avait fait trembler, pleurer ou même rire, cela n’était que du théâtre, de la représentation, bien moins terrible que la réalité. C’était comme un cauchemar dont on se réveille au matin en se disant : c’est fini. Ainsi raisonnent les artistes, les acteurs, les comédiens, les musiciens, les danseurs, les circassiens, qui attendent de sortir de ce mauvais rêve durant lequel leur théâtre, leur salle de danse, de concert, était fermée. Qu’on y songe : plus de spectacle, plus de lieu de transfert, plus de purge émotionnelle, ne reste que l’angoisse et la force irrépressible, irraisonnée, vitale de sortir et de tout casser : ainsi raisonnent des manifestants, chacun avec sa rancœur personnelle !

Oh, je sais bien que ce n’est pas la cause principale de ces manifestations du samedi dont le pays a pris l’habitude et dont les commerçants ont la hantise. Elles sont peut-être et même sûrement, causées par d’autres motifs, d’autres calculs politiques, mais l’énergie qui les pousse, ce goût de la destruction qui les habite, de l’ordalie par le feu mis à la rue, la haine d’un monde qui jusqu’ici passait pour une société civilisée, tout cela devient tragique. Chacun craint le mort par accident qui déchainerait la foule pour de bon. La police le sait, la rue le sait, le pouvoir le craint et en est paralysé. Nous vivons encore sur un mode mineur l’espace d’une société malade d’un virus certes mais d’un état pathologie tout autant.

Disons-le clairement, nous vivons en paix relative depuis bientôt un siècle (pas tout à fait en vérité) mais quand même, nous avons oublié la saignée terrible opérée par la guerre dans le corps social et l’horreur que cela représentait. Se rendent-ils compte ceux qui nous gouvernent, que la société est un tout complexe et que l’on ne peut traiter chaque problème comme s’il était un tout en soi. Il y a une globalité à prendre en compte, il faut au peuple des exutoires collectifs. La guerre en est un certes, prions pour qu’il ne vienne pas nous retrouver. La fête et le spectacle en sont un autre et d’importance, car il convoque l’imaginaire collectif et le canalise. On ne peut longtemps en priver une société sans dommages collatéraux. La rue en ces temps troublés, est devenue un théâtre d’affrontements et le mime social des forces en présence : une police qui symbolise la contrainte, à son corps défendant du reste et un peuple, ou de moins ce qui en tient lieu, qui rêve de révolution. Jeux de rôle. Qui ne voit cela ?­­ Satisfaction symbolique qui se change en spectacle le jour même à la télévision ou dans les réseaux sociaux et transforme les manifestants en acteurs. À défaut d’être sur scène, la représentation a lieu dans le réel. Jeu dangereux s’il en est. On a envie de dire avec Rousseau et contre lui : « non peuples heureux, ce ne sont pas là vos fêtes », on ne joue pas indéfiniment à la révolution sans qu’un jour ça dérape pour de bon !

 Et aux gouvernants, à nos dirigeants on dira : ce ne sont pas là de bonnes décisions que vous prenez sur le long terme. À trop durer la maladie affaiblit le malade. Il faut les soupapes de sécurité, il faut garder l’équilibre social et savoir décompresser. Il faut rouvrir les Théâtres au plus vite et demain les restaurants et les bars, il faut ramener de l’apaisement là où était l’angoisse et laisser la société vivre à son rythme binaire qui est celui du cœur, celui de la vie en fin de compte. Prendre la bonne décision, cela s’appelle gouverner en apaisant. Laisser souffler le chaud et le froid ça va finir par faire tousser pour de bon!

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