SOFTPOWER

Dans quelques jours va s’ouvrir la 75° édition du festival de Cannes. Déjà presqu’un siècle et on a bien oublié qu’à l’origine il a été voulu par des critiques de cinéma qui avaient trouvé en Jean Zay le ministre du Front populaire, un défenseur enthousiaste pour s’opposer dès les années trente, à la Mostra de Venise (premier festival de cinéma d’Europe) avec sa programmation de films fascistes venus d’Italie et d’Allemagne. Une manifestation qui en 1938 verra le film de Leni Riefenstahl « les Dieux du stade » imposé au jury pour le Lion d’or, par le docteur Goebbels. 

La première édition du festival de Cannes fut donc décidée dans l’enthousiasme en réaction à cet état de fait dès décembre 1938. Elle devait se tenir aux mêmes dates que la Mostra, en septembre 1939 et lui opposer un contre modèle. La guerre aura raison de ce grand projet du Front populaire, mais il verra le jour quand même en 1946 grâce à l’opiniâtreté de Philippe Erlanger chef des échanges artistiques au ministère des affaires étrangères et de la CGT dont nombre d’acteurs étaient membres, ce qui fait que la célèbre centrale syndicale y a toujours son couvert à la table des festivités comme sur le tapis rouge, cela va de soi. Une chose qu’on ignore bien souvent, mais ceux que le cinéma intéresse pourront se plonger dans l’étonnante histoire de ce festival devenu le premier du monde, qui réserve bien des surprises.

Les autres pourront rêver de ce lieu et de ce moment du mois de mai (on avait fini par faire la paix avec les Italiens en leur laissant le mois de septembre pour leur Mostra). Mais pour ceux qui ne savent pas ce qu’est ce moment électrique où tout le monde se prend pour un artiste de cinéma parce que le sable cannois reçoit un nombre considérable de derrières bronzés, de starlettes qui prennent la pose, et montrent un peu, ou beaucoup de leur poitrine aux paparazzi pour une gloire éphémère, ceux-là ignorent combien le célèbre tapis rouge changé tous les jours pour la montée des marches peut rendre fou. Ils ignorent comment les terrasses bruissent des potins publiés chaque jour dans les revues sur papier glacé et dans « le film français » qu’on s’arrache le matin et la rumeur des réseaux sociaux qui saturent Internet. Et puis, il y a ce petit vent sur la croisette qui prend parfois des allures de mistral, ces automobiles au pas qui donnent à penser qu’elles avancent sur des rails d’un travelling de tournage, ces drapeaux de toutes les nations sur le toit des grands hôtels comme le Carlton ou le Martinez, ces affiches lumineuses qui trouent la nuit de leurs images en mouvement, ces façades giflées de néons, intermittents comme des acteurs, ces ombres fugitives, ce cosmopolitisme où l’on entend toutes les langues parlées avec l’accent américain, à tel point qu’on se demande si le cinéma n’est pas finalement devenu cela, d’abord, un art américain.

C’est que la chose n’est pas simple. Ceux qui s’intéressent au cinéma savent que le bras de fer entre France et USA sur le cinéma existe depuis le début. Qui a inventé le cinéma ? Les frères Lumière comme le disent les Français ou l’ingénieur Edison comme disent les Américains ? Tous les deux en réalité et au même moment, mais le cinéma est devenu une industrie outre atlantique plus vite qu’en France, ne fut-ce que par l’audience de spectateurs disponibles et les recettes engrangées. La France résista et il fallut (le sait-on ?) les accords Blum/Byrnes de 1946 pour que la France accepte de livrer ses écrans aux films américains contre la remise de dettes de guerre et que cela fit un grand barouf dans le pays à l’époque. De là date la renommée (souvent justifiée) du cinéma américain, Hollywoodien plus exactement, qui nous donna tant de chef d’œuvres et au passage nous inculqua le mode de vie américain (l’american Way of Life). Combien de litres de whisky déversés dans des verres à l’écran, combien de cigarettes blondes au bout des doigts des stars avant que le whisky et le tabac blond deviennent une addiction française, européenne, puis mondiale. En fin de compte, cela s’appelle le « Softpower », le pouvoir d’influence mimétique proposé par une industrie dominante qui aliène d’autant plus qu’elle promet le plaisir. À partir de la fin des années cinquante, la part des recettes due aux films américains restera durablement au-dessus des 50% en France et bien davantage ailleurs. Il faudrait avoir le temps pour expliquer comment la France cherchera et réussira à se protéger contre cette domination avec des règlements et des taxes combattues inlassablement par les « Majors » américaines et comment elle y parvint, jusqu’à ces dernières années grâce à ce qu’on appelle « le fonds de soutien au cinéma ». La méthode était simple : tous les tickets de cinéma achetés en salle donnaient lieu à une taxe parafiscale qui finançait le cinéma français. Jusqu’au jour où on inventa « les plateformes » de films et de séries qui prélèvent la ressource directement sous forme d’abonnement par internet au détriment des salles de cinéma. L’exception française était dès lors battue en brèche et le déclin annoncé. La période du COVID ne fera que l’aggraver.

Mais me direz-vous, ce n’est pas du cinéma c’est de la télé ! Et vous me citerez peut-être ce mot de J-L Godard : « lorsque vous regardez une carte postale représentant un Rembrandt, vous ne dites pas : c’est un Rembrandt mais c’est une reproduction d’un Rembrandt. Aussi lorsque vous voyez un film sur le petit écran il convient de dire, c’est une reproduction de tel ou tel film et non c’est tel ou tel film. Ce qui caractérise le cinéma en effet c’est que l’image y est plus grande que l’homme alors que à la télévision c’est l’inverse ». Mais vous diront nos jeunes gens : moi, je ne regarde même plus sur le petit écran mais sur ma tablette et de surcroit, je suis abonné à Netflix, comme Papa et Maman.

Et voilà pourquoi nous sommes tous ensemble fossoyeurs de notre propre cinéma et que nous avalons sans rechigner des produits de divertissement élaborés ailleurs qui nous infusent leurs valeurs et conceptions du monde et que nous nous soucions comme d’une guigne de la désaffection des salles de cinéma qui, bon an mal an, passaient deux ou trois cents films de création française. 

Enfin rassurez-vous, on dira que le festival de Cannes de cette année sera réussi ou non au nombre de stars américaines qui le fréquenteront, même si le jury cette fois est présidé par un acteur français. N’habitons-nous pas un beau pays qui aime tellement l’Amérique qu’il se biberonne comme aucun autre à ses modes de pensée et de divertissement servis sur plateforme, mais qui regarde toujours vers Cannes au mois de mai comme s’il n’avait jamais oublié que c’est sur grand écran que le cinéma est vraiment le cinéma !

LA FÊTE FORAINE

Ce dernier week-end d’entre « les deux tours », j’allais à la fête foraine ; ne vous demandez pas pourquoi, sans doute parce qu’il s’en trouve parfois dans les villes qui n’ont pas encore rendus inaccessibles tous leurs espaces publics et parce qu’en fin de compte, en dépit d’une modernité clinquante de manèges électroniques, c’est encore là que l’on retrouve les manèges anciens de la fête à neu-neu, de l’enfance à deux sous, de la queue de renard qu’on attrape lorsque le forain qui l’agite a repéré que vous avez laissé assez d’argent au guichet, bref, en raccourci, un peu de la France de Lassalle et de Roussel, l’accordéon et le bal musette en plus ou en moins selon les cas. Vous aurez compris que j’en étais encore dans l’ambiance du premier tour de manège.

Rien de mieux que les chevaux de bois d’ailleurs pour filer la métaphore avec les élections, un vieux tourniquet qui en a vu et de belles en son temps mais qu’on répare tant qu’on peut, une administration qui sait huiler les rouages et pousser à la roue à l’occasion, et toute une formation de chevaux de bois (mais ils en le sont pas tous, on en a remplacé certains par des automobiles, des avions et que sais-je encore) en place pour l’épreuve. Chevaux de bois, façon de parler et avec un peu de chance, si les antiquaires et brocanteurs n’ont pas fait la razzia. Il arrive pourtant qu’on retrouve de ces vieux manèges aux chevaux sculptés et peints, beaux comme des violoncelles et quelques ânes ou canards pour ceux qui ne veulent pas chevaucher ou seront arrivés trop tard sur le stand.

Mais enfin, ça revient toujours au même, tourner sur un manège c’est conserver l’espoir ou l’illusion que la place qu’on a prise au départ ne préjuge pas de celle de l’arrivée.

Car tout dépend de la vitesse de la machine. On peut se laisser griser à voir défiler le paysage de plus en plus vite, voir les amis et parents ou les électeurs du bord de route devenir de plus en plus flous comme des sondages, qui font que chacun peut se croire porté à un moment ou l’autre à la tête de la course. Tout est affaire de conviction. 

L’adrénaline qui court alors dans les veines accentue l’ivresse de l’arrivée. Et voilà que ça ralentit et avant que ça s’arrête, on frôle la queue de renard qui signalera le gagnant. Mais bah, c’est toujours pareil : le plus grand, le meilleur, la meilleure qui sait, ou le plus chanceux, ceux et celles (comme on dit maintenant) qui sont frôlés par l’aile de la victoire auront le pompon. On a beau avoir fait plusieurs tours et même asséché le porte-monnaie de grand-mère, il arrive qu’on ne gagne jamais. Ce sera pour une autre fois mon petit ! (une chance,  contrairement aux politiques on n’aura pas à rembourser au cas où l’on ne gagnerait pas) .Tiens, on va se calmer au stand de tir et là, à la carabine, les pigeons et les têtes de pipe en argile, on les descend comme lorsqu’on froisse un bulletin de vote dans la corbeille à papier au lieu de le mettre dans l’urne !


Car vous l’avez compris, c’est de ça que je parle, de ce jeu de manège (même si je le rêve un peu à l’image de mes souvenirs), qui revient maintenant tous les cinq ans et qui est à la démocratie ce qu’était l’arrivée des manèges à chaque fête votive villageoise de l’enfance. Et chaque fois, on se disait que ce serait mieux que la fois dernière sans se rendre compte que ce à quoi nous tenions le plus (et avec raison) c’était à l’arrivée des manèges eux-mêmes. 

C’est un peu comme en démocratie, on n’en obtient pas souvent ce qu’on désire, mais on sait que sans elle, on n’obtiendrait rien ou pas grand-chose. Alors évidemment les rêves, la queue de renard des retraites, des rentes, des aides de toute nature, l’assistance sociale généralisée, la correction des égalités, la toise sur toutes les têtes qui dépassent, on sait bien au fond que ce ne sera pas encore pour cette fois. Les lendemains qui chantent sont comme l’horizon qui recule, toujours là, jamais assez près pour l’atteindre.

C’est pour ça qu’il faut garder la tradition des manèges et la fête foraine dans les villages et les villes, et le carnaval si vous y tenez. Car, s’il faut au peuple un exutoire à ses angoisses, on n’en a pas trouvé de meilleur que les élections, ces chevaux de bois des sociétés développées : une course et une arrivée avec beaucoup de parieurs, quelques gagnants et beaucoup de déçus mais qui en parlent tout le temps. 

Les jeux et les hommes sont en quelque sorte nés en même temps. L’homme est un « homo ludens » écrivit au siècle dernier le grand sociologue néerlandais Johan Huizinga qui avança cette thèse selon laquelle la culture est la forme développée du jeu lequel est le propre de l’homme. Quant à nous , nous pourrions observer que dans nos démocraties, la politique est la forme la plus élaborée de la culture par bien des aspects qui ne tiennent pas au pouvoir spécialement , mais au jeu tout autant. 

Bien des hommes (ou des femmes) politiques auraient du mal à se l’avouer mais dans le fond de leur cœur, il y a un enfant qui joue à être, commandant, général ou président(e). C’est du pareil au même, seul change le képi ou le haut de forme, la culotte courte ou l’habit de cérémonie et le grand cordon, mais c’est la fonction devant laquelle les autres se mettent au garde à vous.

Alors : roulez petits manèges et… en avant marche !

LA GIFLE

Pour peu que nous soyons des téléspectateurs ou que nous intéressions au cinéma nous n’avons pu éviter de voir ou d’être informés de l’épisode le « la gifle » qui anima ces jours derniers la cérémonie de la remise des derniers Oscars à Los Angeles. En effet lors de cet épisode mondain deux vedettes de cinéma américaines ont été au cœur d’un évènement médiatique comme les aime le Show-business. Chris Rock, un animateur voué à débiter des blagues au public entre le défilé des vedettes venues dire leurs remerciements embués d’émotion sur scène, trouva approprié de se moquer publiquement de l’épouse d’un acteur connu, Will Smith, au motif que celle-ci atteinte d’alopecie (soit de la perte de ses cheveux) s’était fait raser le crâne. La chose devait être suffisamment sensible pour que son mari ne supportant pas l’outrage monte sur scène et gifle l’amuseur public.

La chose ne s’arrêta pas là pour autant et la suite est aussi intéressante que le début. Revenu à sa place avant de remonter sur scène pour recevoir l’oscar du meilleur acteur pour son film, celui qui s’était comporté en chevalier servant soucieux de l’honneur de sa dame s’effondra en larmes, demanda pardon, fit repentance en ne manquant pas d’ajouter en bonne confession publique que « la violence n’a pas sa place dans ce monde d’amour et de bonté ». Et là, toute l’hypocrisie de cette société puritaine éclata comme une grenade sur l’écran. Un monde d’amour et de bonté ! À part un prédicateur évangélique, on ne voit personne qui ait le front de tenir encore ce discours aujourd’hui moins que jamais.

Alors que le cinéma, les faits divers, le quotidien ne sont faits que de violence, que ces acteurs en sont les interprètes parfaits, entendre ça avait de quoi sidérer. Le décalage entre le réel et le virtuel donnait soudain à la scène une allure incroyable.

Voyant cela, je songeais : tiens, il est déjà intéressant que cette scène ait mis en cause deux noirs. Que se serait-il passé si cela avait été un homme blanc qui vienne gifler un homme noir ou l’inverse. Pas besoin d’être grand clerc pour imaginer les émeutes, la violence dans la rue et à tous les étages. Il est vrai que là le psychodrame va probablement se régler en dollars et compter en notoriété pour les acteurs qui vont bénéficier de surexposition médiatique au bénéfice du film et de leur carrière. Car après tout, comme on dit, il n’y avait pas mort d’homme. De là à dire que « c’était du cinéma », il n’y a peut-être qu’un pas, si l’on songe un instant combien ce petit monde, ce microcosme, se connaît intimement et vit dans un cercle étroit où prospèrent tous les excès, cela est connu.

Mais il est vrai aussi que cela nous renvoie au vieux monde, et même au très vieux monde, à celui où l’on donnait des gifles et où l’on en recevait, comme gamin, comme adulte parfois et que c’était pendant longtemps, un geste ou un réflexe éducatif qui avait pour but de remettre dans la bonne direction un enfant qui s’égarait.

N’est-ce pas notre premier magistrat qui gifla un gamin qui lui faisait les poches un jour de tournée électorale ? Et vous souvenez-vous de ce film de Pinoteau qui date des années soixante-dix avec Lino Ventura et Isabelle Adjani qui s’intitule justement : la gifle ? Il faut dire que dans ce film, il y en a de belles qui partent. Plus récemment encore, n’est-ce pas notre jeune Président qui se fit gifler par un quidam mécontent et sans aller jusqu’au souvenir de ce Dey d’Alger qui en 1827 souffletant d’un coup d’éventail un consul Français indélicat, déclencha plus ou moins directement la conquête de l’Algérie ; la gifle ou le soufflet a sa place dans l’Histoire. 

Un soufflet, voilà comment on désignait la gifle au XVII° siècle, tous les enfants qui ont appris « Le Cid » se souviennent des vers célèbres : « d’un affront si cruel/qu’à l’honneur de tous deux il porte un coup mortel. D’un soufflet ! L’insolent en eût perdu la vie/mais mon âge a trompé ma généreuse envie ». Telles étaient sans doute alors les mœurs de la cour, et l’on ne compte plus le nombre de gifles pour des atteintes à l’honneur ou à la dignité qui ont donné lieu à des duels réglés à l’aube et sur le pré.

Au fond, les questions de délicatesse ou d’honneur n’ont pas disparu, ce sont les usages qui ont changé. On sait bien qu’en certains endroits, pour un mauvais regard, un air d’arrogance ou un propos déplacé et ce sont les couteaux, les armes de poing qui entrent en jeu et qui tuent. Au fond, la gifle qui va par paire comme on sait, une sur chaque joue, outre qu’elle active le sang est quand même bien plus civilisée que la violence nue qui affleure partout. 

La différence avec les Américains et leur société puritaine, c’est qu’ils en usent et en disposent plus que d’autres, mais sous couvert d’hypocrites repentances et psychodrames sociaux. Aussi ce coup de sang (s’il n’est pas finalement surjoué) a-t-il au moins l’avantage de nous montrer que tout ce cinéma, ce grand cinéma qui obsède les foules n’est autre que le jeu ordinaire, l’immense cour de récréation d’individus qui se prennent pour le centre du monde, dès lors qu’ils sont le centre des médias.On se dit aussi que certains dirigeants par les temps qui courent auraient bien besoin d’être remis à leur place par une simple paire de gifles en lieu et place de bombes et de canons qui ne sont que la forme tonnante de leur

LES ILLUSIONS PERDUES

J’étais l’autre soir devant mon petit écran à regarder l’émission dite des » Césars » qui consiste à faire défiler sur une scène des acteurs faisant mal en public ce qu’il font bien sur pellicule : jouer un rôle. Mais ce qui retint mon attention, ce fut le titre du film élu à la majorité des suffrages : « les Illusions perdues ».

Car au même moment, se déroulait sur la scène de l’histoire un autre film, bien réel celui-là, et si l’on veut, en plein tournage, lequel pourrait porter ce même titre : les illusions perdues. Titre ou commentaire qu’on pourrait appliquer à cette séquence, c’est selon.

Illusions perdues d’une Europe qui pouvait se croire en paix depuis la dernière guerre mondiale malgré quelques accrocs ici ou là, par exemple dans les Balkans il y a quelques années. Cela se passa comme on l’observe au passage des tornades lorsque quelques vents violents qui suivent le cyclone décrochent encore des poteaux et des toitures avant de s’apaiser. Puis nous changeâmes de siècle et les batailles eurent lieu plus loin, au-delà de la méditerranée. Mais enfin, l’équilibre de la terreur hérité de la guerre froide semblait vouer l’Europe à tout le moins à une sorte de paix armée garantie par l’équilibre des puissances. Mais voilà que le vent tourne autrement et l’illusion de la paix recule.

Illusions perdues aussi de ces pays que les Russes appellent Frères pour mieux les étouffer, soudain frappés au cœur de leur démocratie toute récente et sommés d’en revenir aux conditions d’assujettissement à leur maître ancien. 

Illusions perdues de qui avait cru à la raison et à la diplomatie. Décidément le monde ne se conformait pas à cet idéal de « paix perpétuelle » caressé par les Européens au lendemain de la dernière guerre mondiale et résumé par ces mots : « plus jamais ça ». Constituée en communauté européenne, liée par des pactes de droit et de défense, l’Europe occidentale qui s’était longtemps crue à l’abri de toute surprise se réveille. Le retour à la menace nucléaire change complètement la donne, il faut bien en convenir.

Mais illusions perdues aussi du côté du nouveau Tsar de la Russie, constatant devant la résistance et la construction d’une coalition mondiale (dont la rapidité a frappé tout le monde), que son vieux rêve de voir se reconstituer l’ancienne URSS en plein XXIe siècle était certainement frappé d’obsolescence. Mais une chose est de constater que c’est une illusion, une autre et de s’en persuader ou d’un être convaincu par le rapport de force et la logique des situations. 

La découverte en réalité que font les protagonistes de cette pièce qui pourrait tourner au tragique, c’est que les peuples ont des aspirations qu’ils ne mettent pas toujours en pratique, mais, lorsque les circonstances s’y prêtent, ils peuvent soudain ressentir l’impérieux besoin de se hausser à la hauteur de ce que leur propose l’Histoire. Car un peuple n’est un peuple que dans l’acte par lequel il se constitue en disant non.  L’acte par lequel un peuple devient un peuple passe toujours par la volonté de dire non à son envahisseur ou à son oppresseur. La France de Valmy fit cette réponse et en un sens les peuples colonisées aussi plus tard. Avant cela, un peuple souverain comme tel n’existe pas, mais dès lors qu’il s’articule à cette notion supérieure de la liberté, rien ne peut s’y opposer. Le temps faisant son œuvre, l’illusion que l’on puisse le ramener en arrière est une pure illusion. Les Russes l’apprendront comme les autres.

Mais qu’est-ce qu’une illusion en fin de compte ? C’est une croyance, une conviction basée sur une appréciation inexacte des choses et du monde. Autant dire un rêve. Un rêve de puissance bien entendu, c’est toujours le pire en ce qui concerne les États. L’histoire est pleine de cimetières engendrés par des illusions d’empires et les pires sont celles des empires décadents. 

Devant ces grandes questions, il n’est jamais mauvais de consulter ses classiques et je n’en trouve pas de meilleur que la lecture du « passé d’une illusion » de l’historien François Furet, un livre paru en 1995, sous-titré (essai sur l’idée communiste au XX° siècle). Ce que n’avait pas dit le célèbre historien c’est que les illusions sont comme une dent malade : pour les arracher, il faut souffrir et au passage faire souffrir les autres. Nous en revenons toujours là.

L’INVITATION AU VOYAGE

Je ne sais pas vous, mais moi, j’ai déjà une belle pile de brochures sur mon bureau et j’en reçois toutes les semaines. Brochures de voyages, toutes plus tentantes les unes que les autres. Et l’un veut me faire aller au pôle nord parmi les glaces du Spitzberg, et l’autre me propose les Maldives, la Thaïlande, l’Océan Indien, ou alors l’Australie, la Nouvelle Zélande et l’Île de Pâques, en avion, en bateau, en croisière, à voile ou à moteur, c’est à croire que les agences de voyage sont devenues folles et ne savent plus où aller chercher des clients en attendant le grand rush de la délivrance post-pandémique !

En attendant, cela n’empêche pas de rêver : horizons dégagés, ciels radieux, plages et mers attirantes comme une fin d’été, palaces disponibles, prix alléchants, montagnes enneigées. Esprit contrariant, je me dis : la vérité est qu’il faut s’imaginer bloqué dans un immense hôtel vide avec des couloirs déserts, comme dans « Shining » , le film de de Stanley Kubrick avec Jack Nicholson. Ou alors dans un paquebot de croisière consigné dans un port comme ce fut le cas il n’y a pas plus d’un mois, ou encore dans un de ces palaces déserts ou errent quelques touristes égarés… C’est que les loisirs de masse appellent des comportements de masse. Ce n’est pas le loisir en solitaire qui fait le client ; le bonheur appelle la foule. Ce qui intéresse l’industrie du tourisme, c’est le grand mouvement, les grands flux, le « tous ensemble » dans la joie comme dans la peur. Les voyages sont devenus le loisir grégaire préféré des sédentaires. Mais qui ne voit qu’au fond, ce sont des abstractions qui nous font passer sans effort des pages d’un catalogue aux plages du même catalogue, papier glacé dans le premier cas, crème glacée en bord de piscine dans le second. Un pays se réduit le plus souvent à un hôtel ou deux, un hall d’aéroport, une excursion et voilà tout. 

Bien sûr vous me direz, il y a les baroudeurs, ceux qui doivent grimper sur toutes les montagnes qu’ils voient, plonger dans toutes les baies qu’ils rencontrent, tenter d’admirer tous les poissons en mer, ou les fauves dans les parcs animaliers. Cette sorte de touriste existe, j’en conviens.

Au fond, moi, je serais plutôt de l’espèce sédentaire, un catalogue me convient pour autant qu’il soit bien fait. Sa lecture m’occupe l’esprit un moment, me fait voyager en imagination et voilà ! C’est ainsi que je suis allé à Zanzibar où je ne mettrais sans doute jamais les pieds, au-dessus du cercle polaire sans enfiler ni chaussures ni gants fourrés, et même dans la Chine des Zhou, ou des Tang pour voir l’armée de terre cuite enfouie sous sa montagne. Vous l’aurez compris, je suis du genre « Jules Verne », je n’aime rien tant que les voyages imaginaires, « Michel Strogoff » ou les « Vingt mille lieues sous les mers », ou encore, « De la terre à la lune ». C’est vous dire que la consigne où nous maintint la pandémie pendant de longs mois ne me priva pas tant que ça de voyages, si elle ne me priva pas de lecture. Je suis un lecteur impénitent.

Pourtant une chose m’attriste, je ne parviens pas à faire partager ce goût à mes petits- enfants. J’ai beau faire la grosse voix et évoquer la terrible voix d’Yvan Ogareff passant le sabre chauffé à blanc devant les yeux de Michel Strogoff qui a été reconnu par sa mère prisonnière des Tartares. Le célèbre : « regarde de tous tes yeux regarde », qui me terrifiait à leur âge ne suscite de leur part qu’une attention distraite ou amusée. Ils n’ont plus besoin de passer par la lettre pour avoir l’image. On leur a d’abord donné la B.D dans le meilleur des cas, puis la vidéo s’il y a lieu, et encore si on est parvenu à éveiller leur curiosité à l’œuvre de Jules Verne. Est-ce que notre imaginaire, celui de notre enfance je veux dire, est déjà si loin qu’il n’en subsiste plus grand-chose. Voilà qui me plonge dans la perplexité.

Et voici qu’un ami auquel je faisais part de mes interrogations me dit tout à trac : c’est bien pire que tu ne le pense. « La mémoire elle-même est en voie d’oubli ». Le temps que j’essaie de comprendre, il enchaina : « vois-tu, la mémoire est liée à la langue et non à l’image, nous sommes entrés dans un temps où l’on ne retiendra plus rien si l’on ne lit plus comme avant ». Peut-être n’en aurons-nous plus besoin, lui dis-je, puisque nous aurons notre encyclopédie électronique dans la main. N’en crois rien, ajouta-t-il, avec la mémoire électronique, la continuité de la mémoire culturelle est rompue en chacun de nous. Tout disponible en un clic, c’est le passé comme chronologie qui disparait petit à petit. Fin de la sédimentation mémorielle. Veux-tu que je te dise : la vraie raison de notre malheur, c’est qu’on n’apprend plus la poésie par cœur. 

La poésie, quel rapport ? La poésie me dit-il ne développe pas seulement la mémoire, elle est la mémoire de notre langue, « un effecteur » de mémoire comme l’est la musique pour les sons et ceci, par le rythme. Te voilà bien pessimiste avançai-je. Ah me dit-il, nous perdons peu à peu la mémoire linéaire au profit de la mémoire aléatoire. Nous sommes en train de perdre le fil. 

Et moi qui m’apprêtais à lui parler de mes catalogues de voyage… Savais-je encore une poésie par cœur me demanda-t-il par provocation ? Mais oui, ma foi : « mon enfant, ma sœur, songe à la douceur d’aller là-bas vivre ensemble… » tiens voilà le Baudelaire de « l’invitation au voyage » ! je le fis sourire. 

Il ajouta : « un livre en notre main supplée à tous les voyages non par l’oubli qu’il en cause, mais les rappelant impérieusement au contraire ». Mallarmé dis-je ? Oui, à peu près.