SOFTPOWER

Dans quelques jours va s’ouvrir la 75° édition du festival de Cannes. Déjà presqu’un siècle et on a bien oublié qu’à l’origine il a été voulu par des critiques de cinéma qui avaient trouvé en Jean Zay le ministre du Front populaire, un défenseur enthousiaste pour s’opposer dès les années trente, à la Mostra de Venise (premier festival de cinéma d’Europe) avec sa programmation de films fascistes venus d’Italie et d’Allemagne. Une manifestation qui en 1938 verra le film de Leni Riefenstahl « les Dieux du stade » imposé au jury pour le Lion d’or, par le docteur Goebbels. 

La première édition du festival de Cannes fut donc décidée dans l’enthousiasme en réaction à cet état de fait dès décembre 1938. Elle devait se tenir aux mêmes dates que la Mostra, en septembre 1939 et lui opposer un contre modèle. La guerre aura raison de ce grand projet du Front populaire, mais il verra le jour quand même en 1946 grâce à l’opiniâtreté de Philippe Erlanger chef des échanges artistiques au ministère des affaires étrangères et de la CGT dont nombre d’acteurs étaient membres, ce qui fait que la célèbre centrale syndicale y a toujours son couvert à la table des festivités comme sur le tapis rouge, cela va de soi. Une chose qu’on ignore bien souvent, mais ceux que le cinéma intéresse pourront se plonger dans l’étonnante histoire de ce festival devenu le premier du monde, qui réserve bien des surprises.

Les autres pourront rêver de ce lieu et de ce moment du mois de mai (on avait fini par faire la paix avec les Italiens en leur laissant le mois de septembre pour leur Mostra). Mais pour ceux qui ne savent pas ce qu’est ce moment électrique où tout le monde se prend pour un artiste de cinéma parce que le sable cannois reçoit un nombre considérable de derrières bronzés, de starlettes qui prennent la pose, et montrent un peu, ou beaucoup de leur poitrine aux paparazzi pour une gloire éphémère, ceux-là ignorent combien le célèbre tapis rouge changé tous les jours pour la montée des marches peut rendre fou. Ils ignorent comment les terrasses bruissent des potins publiés chaque jour dans les revues sur papier glacé et dans « le film français » qu’on s’arrache le matin et la rumeur des réseaux sociaux qui saturent Internet. Et puis, il y a ce petit vent sur la croisette qui prend parfois des allures de mistral, ces automobiles au pas qui donnent à penser qu’elles avancent sur des rails d’un travelling de tournage, ces drapeaux de toutes les nations sur le toit des grands hôtels comme le Carlton ou le Martinez, ces affiches lumineuses qui trouent la nuit de leurs images en mouvement, ces façades giflées de néons, intermittents comme des acteurs, ces ombres fugitives, ce cosmopolitisme où l’on entend toutes les langues parlées avec l’accent américain, à tel point qu’on se demande si le cinéma n’est pas finalement devenu cela, d’abord, un art américain.

C’est que la chose n’est pas simple. Ceux qui s’intéressent au cinéma savent que le bras de fer entre France et USA sur le cinéma existe depuis le début. Qui a inventé le cinéma ? Les frères Lumière comme le disent les Français ou l’ingénieur Edison comme disent les Américains ? Tous les deux en réalité et au même moment, mais le cinéma est devenu une industrie outre atlantique plus vite qu’en France, ne fut-ce que par l’audience de spectateurs disponibles et les recettes engrangées. La France résista et il fallut (le sait-on ?) les accords Blum/Byrnes de 1946 pour que la France accepte de livrer ses écrans aux films américains contre la remise de dettes de guerre et que cela fit un grand barouf dans le pays à l’époque. De là date la renommée (souvent justifiée) du cinéma américain, Hollywoodien plus exactement, qui nous donna tant de chef d’œuvres et au passage nous inculqua le mode de vie américain (l’american Way of Life). Combien de litres de whisky déversés dans des verres à l’écran, combien de cigarettes blondes au bout des doigts des stars avant que le whisky et le tabac blond deviennent une addiction française, européenne, puis mondiale. En fin de compte, cela s’appelle le « Softpower », le pouvoir d’influence mimétique proposé par une industrie dominante qui aliène d’autant plus qu’elle promet le plaisir. À partir de la fin des années cinquante, la part des recettes due aux films américains restera durablement au-dessus des 50% en France et bien davantage ailleurs. Il faudrait avoir le temps pour expliquer comment la France cherchera et réussira à se protéger contre cette domination avec des règlements et des taxes combattues inlassablement par les « Majors » américaines et comment elle y parvint, jusqu’à ces dernières années grâce à ce qu’on appelle « le fonds de soutien au cinéma ». La méthode était simple : tous les tickets de cinéma achetés en salle donnaient lieu à une taxe parafiscale qui finançait le cinéma français. Jusqu’au jour où on inventa « les plateformes » de films et de séries qui prélèvent la ressource directement sous forme d’abonnement par internet au détriment des salles de cinéma. L’exception française était dès lors battue en brèche et le déclin annoncé. La période du COVID ne fera que l’aggraver.

Mais me direz-vous, ce n’est pas du cinéma c’est de la télé ! Et vous me citerez peut-être ce mot de J-L Godard : « lorsque vous regardez une carte postale représentant un Rembrandt, vous ne dites pas : c’est un Rembrandt mais c’est une reproduction d’un Rembrandt. Aussi lorsque vous voyez un film sur le petit écran il convient de dire, c’est une reproduction de tel ou tel film et non c’est tel ou tel film. Ce qui caractérise le cinéma en effet c’est que l’image y est plus grande que l’homme alors que à la télévision c’est l’inverse ». Mais vous diront nos jeunes gens : moi, je ne regarde même plus sur le petit écran mais sur ma tablette et de surcroit, je suis abonné à Netflix, comme Papa et Maman.

Et voilà pourquoi nous sommes tous ensemble fossoyeurs de notre propre cinéma et que nous avalons sans rechigner des produits de divertissement élaborés ailleurs qui nous infusent leurs valeurs et conceptions du monde et que nous nous soucions comme d’une guigne de la désaffection des salles de cinéma qui, bon an mal an, passaient deux ou trois cents films de création française. 

Enfin rassurez-vous, on dira que le festival de Cannes de cette année sera réussi ou non au nombre de stars américaines qui le fréquenteront, même si le jury cette fois est présidé par un acteur français. N’habitons-nous pas un beau pays qui aime tellement l’Amérique qu’il se biberonne comme aucun autre à ses modes de pensée et de divertissement servis sur plateforme, mais qui regarde toujours vers Cannes au mois de mai comme s’il n’avait jamais oublié que c’est sur grand écran que le cinéma est vraiment le cinéma !

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