L’INVITATION AU VOYAGE

Je ne sais pas vous, mais moi, j’ai déjà une belle pile de brochures sur mon bureau et j’en reçois toutes les semaines. Brochures de voyages, toutes plus tentantes les unes que les autres. Et l’un veut me faire aller au pôle nord parmi les glaces du Spitzberg, et l’autre me propose les Maldives, la Thaïlande, l’Océan Indien, ou alors l’Australie, la Nouvelle Zélande et l’Île de Pâques, en avion, en bateau, en croisière, à voile ou à moteur, c’est à croire que les agences de voyage sont devenues folles et ne savent plus où aller chercher des clients en attendant le grand rush de la délivrance post-pandémique !

En attendant, cela n’empêche pas de rêver : horizons dégagés, ciels radieux, plages et mers attirantes comme une fin d’été, palaces disponibles, prix alléchants, montagnes enneigées. Esprit contrariant, je me dis : la vérité est qu’il faut s’imaginer bloqué dans un immense hôtel vide avec des couloirs déserts, comme dans « Shining » , le film de de Stanley Kubrick avec Jack Nicholson. Ou alors dans un paquebot de croisière consigné dans un port comme ce fut le cas il n’y a pas plus d’un mois, ou encore dans un de ces palaces déserts ou errent quelques touristes égarés… C’est que les loisirs de masse appellent des comportements de masse. Ce n’est pas le loisir en solitaire qui fait le client ; le bonheur appelle la foule. Ce qui intéresse l’industrie du tourisme, c’est le grand mouvement, les grands flux, le « tous ensemble » dans la joie comme dans la peur. Les voyages sont devenus le loisir grégaire préféré des sédentaires. Mais qui ne voit qu’au fond, ce sont des abstractions qui nous font passer sans effort des pages d’un catalogue aux plages du même catalogue, papier glacé dans le premier cas, crème glacée en bord de piscine dans le second. Un pays se réduit le plus souvent à un hôtel ou deux, un hall d’aéroport, une excursion et voilà tout. 

Bien sûr vous me direz, il y a les baroudeurs, ceux qui doivent grimper sur toutes les montagnes qu’ils voient, plonger dans toutes les baies qu’ils rencontrent, tenter d’admirer tous les poissons en mer, ou les fauves dans les parcs animaliers. Cette sorte de touriste existe, j’en conviens.

Au fond, moi, je serais plutôt de l’espèce sédentaire, un catalogue me convient pour autant qu’il soit bien fait. Sa lecture m’occupe l’esprit un moment, me fait voyager en imagination et voilà ! C’est ainsi que je suis allé à Zanzibar où je ne mettrais sans doute jamais les pieds, au-dessus du cercle polaire sans enfiler ni chaussures ni gants fourrés, et même dans la Chine des Zhou, ou des Tang pour voir l’armée de terre cuite enfouie sous sa montagne. Vous l’aurez compris, je suis du genre « Jules Verne », je n’aime rien tant que les voyages imaginaires, « Michel Strogoff » ou les « Vingt mille lieues sous les mers », ou encore, « De la terre à la lune ». C’est vous dire que la consigne où nous maintint la pandémie pendant de longs mois ne me priva pas tant que ça de voyages, si elle ne me priva pas de lecture. Je suis un lecteur impénitent.

Pourtant une chose m’attriste, je ne parviens pas à faire partager ce goût à mes petits- enfants. J’ai beau faire la grosse voix et évoquer la terrible voix d’Yvan Ogareff passant le sabre chauffé à blanc devant les yeux de Michel Strogoff qui a été reconnu par sa mère prisonnière des Tartares. Le célèbre : « regarde de tous tes yeux regarde », qui me terrifiait à leur âge ne suscite de leur part qu’une attention distraite ou amusée. Ils n’ont plus besoin de passer par la lettre pour avoir l’image. On leur a d’abord donné la B.D dans le meilleur des cas, puis la vidéo s’il y a lieu, et encore si on est parvenu à éveiller leur curiosité à l’œuvre de Jules Verne. Est-ce que notre imaginaire, celui de notre enfance je veux dire, est déjà si loin qu’il n’en subsiste plus grand-chose. Voilà qui me plonge dans la perplexité.

Et voici qu’un ami auquel je faisais part de mes interrogations me dit tout à trac : c’est bien pire que tu ne le pense. « La mémoire elle-même est en voie d’oubli ». Le temps que j’essaie de comprendre, il enchaina : « vois-tu, la mémoire est liée à la langue et non à l’image, nous sommes entrés dans un temps où l’on ne retiendra plus rien si l’on ne lit plus comme avant ». Peut-être n’en aurons-nous plus besoin, lui dis-je, puisque nous aurons notre encyclopédie électronique dans la main. N’en crois rien, ajouta-t-il, avec la mémoire électronique, la continuité de la mémoire culturelle est rompue en chacun de nous. Tout disponible en un clic, c’est le passé comme chronologie qui disparait petit à petit. Fin de la sédimentation mémorielle. Veux-tu que je te dise : la vraie raison de notre malheur, c’est qu’on n’apprend plus la poésie par cœur. 

La poésie, quel rapport ? La poésie me dit-il ne développe pas seulement la mémoire, elle est la mémoire de notre langue, « un effecteur » de mémoire comme l’est la musique pour les sons et ceci, par le rythme. Te voilà bien pessimiste avançai-je. Ah me dit-il, nous perdons peu à peu la mémoire linéaire au profit de la mémoire aléatoire. Nous sommes en train de perdre le fil. 

Et moi qui m’apprêtais à lui parler de mes catalogues de voyage… Savais-je encore une poésie par cœur me demanda-t-il par provocation ? Mais oui, ma foi : « mon enfant, ma sœur, songe à la douceur d’aller là-bas vivre ensemble… » tiens voilà le Baudelaire de « l’invitation au voyage » ! je le fis sourire. 

Il ajouta : « un livre en notre main supplée à tous les voyages non par l’oubli qu’il en cause, mais les rappelant impérieusement au contraire ». Mallarmé dis-je ? Oui, à peu près. 

LA GRANDE ABSENTE DES DÉBATS

Parlons un peu d’Europe comme tout le monde, cela nous changera de la campagne présidentielle en France (quoique…). C’est d’autant plus opportun que la France prend pour 6 mois la présidence du conseil de l’union européenne pour tenter d’y insuffler sa marque son inspiration ou son désordre. 

Or, il y a dans cette construction une grande absente, on pourrait dire depuis l’époque du Traité de Rome qui n’y fait pas allusion (il faudra attendre Maastricht en 1992 pour lui donner compétence en la matière), cette absente, c’est la culture ; 0,1% du budget de l’Union et de surcroit consacré pour l’essentiel à l ‘audiovisuel.

Ce n’est pas faute pourtant des déclarations d’intention. Jean Monnet disait que si c’était à refaire, il commencerait par la culture, l’historien Jean Braudel disait que la culture était la langue commune de l’Europe et si l’on interrogeait nos dirigeants, il n’y en aurait pas un pour dénier à la culture ce rôle fédérateur.

Seulement voilà : quelle culture, et qu’entendent-ils les uns et les autres par culture ? Pour nous, la chose est simple, elle est cette réponse que le génie des peuples européens a formulé, chacun avec ses nuances particulières au cours de l’histoire, à la question que posait le fait d’habiter ensemble ce « cap du continent asiatique » pour parler comme Valery qui situait cette civilisation sur la carte du monde au moment même où il observait que les civilisations étaient mortelles. Mais Valery s’il voyait monter la guerre entre les nations qui serait fatale à l’Europe, ne doutait pas un instant qu’elle ait eu un génie particulier à définir un principe civilisationnel qui donnerait la démocratie, le droit, l’amour de l’art et des choses de l’esprit. Un autre philosophe européen dira plus simplement : ce qui caractérise les Européens, c’est le souci de l’âme.

En sommes-nous toujours là, et s’il est vrai que cette conception du monde a eu un sens dans le passé, ce passé a-t-il encore un avenir ? Le « souci de l’âme » qui était lié à la religion a disparu comme tel lorsque l’Europe a renoncé à se revendiquer une origine chrétienne, et se retrouve fort dépourvue lorsqu’une autre religion s’invite à combler ce vide religieux. Le souci de l’esprit a disparu lorsqu’on s’est avisé que c’était la science, la technique et l’économie qui prenaient le pas sur « les humanités ». Le souci du beau en art a lui-même peu à peu disparu comme référence à des canons européens pour s’articuler à d’autres valeurs. Nous savons tous cela. Au moins exista-t-il un sentiment, une conscience européenne, pour lier , d’abord 6, puis 27 nations et autant d’États entre eux.  Est-ce toujours le cas ? On peut en douter, et Julien Benda au lendemain de la guerre, disait : « l’Europe, ou plus exactement une conscience de l’Europe par-dessus la diversité de ses parties, n’a jamais existé ». 

L’Europe en vérité est devenue autre chose, elle s’est fondue dans l’espace de la civilisation occidentale à prévalence américaine dont elle a intégré les valeurs sans en retenir la solidarité qui a fait de cette « Nation de Nations », l’Amérique, un État supranational. Dès lors, son unité n’est qu’apparente même si ses intérêts sont liés, et sa culture, largement calquée sur le modèle américain, est devenue « le plus petit commun dénominateur » de peuples qui abandonnent peu à peu la leur pour les standards de la culture de masse. Rappelons-nous comment, dans la foulée des vainqueurs après 1945, notre culture a intégré leurs comportements : « cigarettes blondes, whisky et petites pépés » comme disait Eddy Constantine, les représentations des modes de vie américaines portées par le cinéma Hollywoodien, la consommation des produits de l’industrie américaine, le Mac-Do, le Coca Cola, le père Noël au bonnet rouge inventé par cette firme et même l’inattendu Halloween, devinrent les nôtres. On sait tout cela. La sociologie a étudié le phénomène depuis longtemps. Et croyez-vous qu’aujourd’hui Netflix et les GAFA jouent un autre rôle que celui de l’uniformisation du monde occidental sur ce modèle ? Voilà les faits.

Les Français comme les autres Européens savent très bien cela, ils savent aussi que la culture passe par la démocratisation des valeurs de référence qui ont fait notre Europe, ils savent bien qu’il y a eu un modèle Européen depuis les Grecs, les Latins, l’Humanisme et les Lumières, que ce sont les marqueurs de leur civilisation, et ils savent aussi que la culture industrielle de masse et de loisirs est son pire ennemi ; mais qui peut résister aux GAFA et à l’idéologie qui se diffuse dans leurs tuyaux ? Ils vivent dans la crainte de la perte de leurs repères, de leurs identités, mais ils suivent le cours des choses et c’est sans doute la raison de cette angoisse diffuse qui les étreint parfois. Ils découvrent que là où était leur identité il y a désormais la diversité, et que c’est mieux puisque l’Unesco le dit, et que tous les peuples ont des cultures différentes au sens des modes de vie et de traditions. 

La France s’est battue un temps pour « l’exception culturelle », la sienne, mais c’était il y a longtemps, au siècle dernier. On a fini par lui expliquer que « diversité » culturelle était mieux « qu’exception » et elle se le tint pour dit. C’est la vision de la culture post-nationale, la nôtre, celle des jeunes européens qui se décline en Anglais et passe par Internet. Est-elle compatible avec la culture qui s’est épanouie au sein des nations d’Europe pendant des siècles, là est la question et là est l’attente. Alors, refonder l’Europe par la culture certes, mais laquelle ? Pour peu qu’un courageux ou un téméraire s’avise de reparler de cette grande oubliée de l’histoire récente, ce pourrait être un sacré progrès par les temps qui courent.

QUELS MOTS POUR LE DIRE ?

Dans certaines circonstances, il ne faut pas tourner autour du pot comme diraient les psychanalystes qui depuis longtemps ont assimilé le mot auquel l’on pense, au pot où dès l’âge du nourrisson on apprend à déposer la chose. Cette chose a un nom familier que tout le monde utilise, à tout propos, comme le plus expressif de ce qu’il a à dire. Ce mot, c’est le « caca », la merde, le merdier, dont les expressions déclinées fleurissent le langage : « je suis dans la merde », « vous me faites chier », « quel merdier ! », « je m’emmerde à cent’sous d’l’heure ». Pas besoin d’être le docteur Freud pour avoir remarqué que la pulsion anale et la pulsion orale ont la même origine et le même but : expulser avec force quelque chose qui constipe au propre comme au figuré, en un mot, libérer une pulsion.

Bien, mais nous ne sommes pas dans une caverne, une cour de récréation, un terrain vague où tout endroit propice à notre relâchement. Nous vivons en société et à la différence des animaux, nous avons inventé les lieux d’aisance afin de ne pas infliger à nos contemporains nos humeurs et sécrétions intimes. C’est en cela que nous sommes civilisés. De plus, nous disposons de la parole pour traduire ou évacuer nos affects. Et la parole, s’autorise parfois, ce que la bienséance réprouve. « Vous êtes de la merde dans un bas de soie » aurait dit un Napoléon exaspéré à un Talleyrand exaspérant. Jolie métaphore ! « Merde » aurait dit Cambronne aux Anglais, avec cette assurance gaillarde d’un Gaulois à moustache qui ne s’en laissait pas conter par l’arrogance insulaire. « Je vous dis merde » se souhaitent les candidats aux examens et les acteurs avant de monter en scène. Entendez par là, « faites de votre mieux ».

Car tout est là, il faut faire à propos si l’on veut être au mieux avec son corps. Savez-vous que c’est là l’origine de l’expression en forme de salut qu’on utilise depuis le XVI° siècle ? « Comment allez-vous ? » Question saugrenue si l’on ne s’avisait de savoir si notre interlocuteur était de bonne ou de mauvaise humeur selon qu’il avait faut ou pas son caca journalier. La constipation est mauvaise pour l’humeur, on sait cela depuis Molière chez qui les docteurs armés de clystères poursuivent leurs patients en vue d’un lavement.

Voilà le fondement de la médecine si on peut dire. Et quant à la personne royale, la première question posée par son médecin au lever était celle-ci : « sa majesté est-elle bien allée ce matin » ?

Il est des jours, on le sait au moins depuis Louis XIV qui ne cachait rien à ses médecins et courtisans, où le Roi a le droit et même le devoir d’entretenir ses sujets de ses emmerdements, car c’est cela le plus important. Il faut que le roi aille bien pour pouvoir gouverner comme il faut. Son humeur en dépend. Bien entendu le langage de cour avait pour cela inventé des périphrases et l’on s’exprimait avec litote.

Napoléon, un militaire plutôt rude avait d’autres manières et nos Présidents et même nos parlementaires, bien qu’ils sachent qu’ils ne devraient pas dire ça, se lâchent parfois et même bien souvent. En public, c’est gênant, en privé tout autant, d’autant que les gazettes qui reproduisent leur propos ont longtemps servi à se torcher, c’est du reste pourquoi quand on les déteste on les traite de torchons. Tel est le destin des mots de finir parfois à la tinette.

Mais on aura compris que ce long détour est fait pour en venir à l’anecdote qui fit grand bruit dans le petit landerneau médiatique, au Parlement et dans les gazettes. Le Président a dit un gros mot ! Un mot en cinq lettres, qui traduisant une irritation et a de ce fait désigné une population comme telle : les emmerdeurs. Ceux-là même qui ne veulent pas obéir à la raison d’État, au bon sens, à la logique des médecins et à l’intérêt général.

Eh quoi, y a-t-il là lieu de faire si grand tapage lorsque chacun emploie ce mot du dictionnaire chaque jour, à tout moment et à chaque contrariété ! Faut-il voir là un manque d’éducation suprême et aller à se demander si De Gaulle un jour aurait pu dire ça ? En public sans doute pas, mais en privé ? Bref, ce jeune Président commence à en agacer plus d’un et ses dérapages tombent à pic pour nourrir la détestation qu’il suscite chez certains. Mais voyez comme sont les choses. Si un seul mot est susceptible d’enflammer les esprits, c’est que nous sommes attentifs au sens des mots. Faut-il que nous soyons une nation littéraire tout de même ! Et puis quoi, vous ne vous souvenez pas de cette chanson d’Aznavour se rappelant le bon temps où il avait encore « ses amis, ses amours, ses emmerdes ». Trivialité ou sincérité. Il y a des moments où ça fait du bien d’entendre reverdir le langage. Ce n’est pas le cher Georges Brassens qui dirait le contraire dans sa superbe chanson un brin misogyne au titre éloquent : « elle m’emmerde, elle m’emmerde », dont j’ai eu soudain envie d’écouter les rimes, évoquant une époque où on disait les choses sans avoir peur des mots !

Ce Pape « diversitaire » et compassionnel.

Ce Pape venu du continent américain n’en finit pas de secouer sa communauté en rebattant les cartes d’une Église longtemps euro-centrée. Il donne l’impression de ne pas lire le monde comme le lisaient jusqu’ici les Européens, indifférant à leur égard, minorant ce qui les effraie, bouleversant leurs codes et leurs références. On comprend bien qu’il a pris acte de la mondialisation et veut y adapter l’Église d’aujourd’hui. Or c’est bien cette mondialisation des échanges des marchandises et des hommes qui préoccupe les Européens que nous sommes, lesquels s’ils en ont bien vu les avantages, en mesurent aussi chaque jour les conséquences.

C’est dans cet éclairage qu’il faut tenter de comprendre le sens de son dernier voyage en méditerranée. Payant de sa personne, il se livre à un plaidoyer sincère pour un malheur immense. Son intérêt pour les migrants n’est pas feint, on le voit, mais ne distinguant pas entre immigration de survie et immigration de peuplement, il donne le sentiment de ne pas se soucier outre mesure des conséquences à long terme de ces flux migratoires pour la civilisation occidentale européenne, ou plutôt il semble en avoir pris son parti. Mieux, il désigne l’espace méditerranéen, ce creuset civilisationnel des échanges qui ont fait l’Europe comme le lieu par excellence de cet avenir « diversitaire ». 

Voilà bien longtemps qu’on n’avait plus parlé de ça. On se souviendra que le Président Sarkozy avait un temps proposé l’esquisse d’une politique euro-méditerranéenne, mais aussi que les Allemands lui ont bien vite fait comprendre que leur intérêt était à l’Est et qu’ils ne le suivraient pas sur cette voie. Madame Merkel, quelques années plus tard, lors de la crise migratoire de 2015 changera d’avis sans plus de concertation, en accueillant un million de migrants dont un certain nombre, ne resteront pas en Allemagne, comme on sait.

Or ce que dit le Pape est différent. Outre son éloge de la diversité qui est bien le code majeur de la mondialisation et sa logique circulatoire, il redessine une carte (on n’ose dire un territoire) dont le centre est la mer métisse par excellence, la méditerranée, à la fois tombeau et résurrection des espoirs d’une aire de civilisation en crise.

C’est là en effet que l’Occident est né, là que sont apparues et combattues les grandes religions monothéistes, ce qu’elles font encore sur fond de misère, de guerre et de désespoir au Moyen-Orient, C’est là que la philosophie en tant que telle est née à une époque où la Grèce d’Alexandre allait jusqu’à Ninive, Damas et Alexandrie dans ce quadrilatère qui était bordé par le Nil, l’Euphrate, le Tigre et l’Indus. C’est à partir de la méditerranée que l’Empire romain et aussi l’Empire Ottoman ont rayonné vers l’Europe et vers l’Afrique. C’est là que les langues majeures de l’antiquité, grecques, latines (mais aussi arabes), ont forgé les représentations que les hommes se faisaient de leur destin.

Ce qu’il dit mérite donc du temps et de la réflexion pour être apprécié.

Le Pape, c’est évident, enjambe les difficultés du présent et considère que les migrations ressenties comme destructrices de la cohésion européenne ne feront que combler les vides de son déficit de population prévisible dans un mouvement démographique vertigineux que rien n’arrêtera sauf les pandémies peut-être ? Nous dépasserons sûrement les dix milliards d’humains sur la planète avant la fin de ce siècle et combien en Afrique à nos portes . Nous ne pourrons plus raisonner longtemps comme des forteresses assiégées. C’est une certitude.

Il y a là, incontestablement une vision. « Vous êtes immergés dans la méditerranée dit-il (utilisant là une étrange et tragique métaphore), dans une mer d’histoires différentes, qui a bercé tant de civilisations…la méditerranée est la « mare nostrum » la mer de tous les peuples qui l’entourent pour être reliés et non divisés ». Il a peut-être raison, mais ce qu’il n’évoque pas, c’est le prix à payer du passage vers cet état nouveau du monde qui angoisse tellement les peuples européens, saisis par la peur de perdre leurs identités nationales et leurs modes de vie dans la perspective de cette déferlante. Il n’évoque pas non plus le rôle des religions et singulièrement l’Islam dans la déstabilisation du sud de la méditerranée. 

Néanmoins, vu à l’échelle des siècles ou des décennies, il n’est pas absurde non plus d’esquisser cette nouvelle perspective mondialisée. 

Qu’une autorité religieuse prenne parti non seulement en termes d’éthique et de compassion humaine pour la souffrance mais en termes de géopolitique doit nous interroger. Ne fait-il pas ce que les Européens ont tant de mal à faire eux-mêmes ?

Compte tenu de ce que nous vivons et de ce que nous savons, cela dessine un avenir proche qui sera fait de tensions, de guerres peut-être, de drames sûrement car l’Histoire – (et là, c’est Marx qui le dit) -, n’accouche de son avenir que dans la violence. Que le pasteur des chrétiens semble l’appeler de ses vœux, n’est pas le plus surprenant de son message évangélique. 

On se dit parfois comme pour ces parents un peu trop complaisants ou compatissants, qu’ils ont pour leurs enfants un amour de faiblesse.

QUESTION D’HISTOIRE(S)

Ne faisons pas d’Histoires . C’est ce qu’on entend souvent pour apaiser des tensions, des querelles, des divergences de points de vue : ne faisons pas d’histoires, trouvons le moyen de vivre ensemble sans drames et sans larmes.

Oui mais voilà, on a beau avoir pris ce genre de résolutions, il y a des moments où ça ne marche plus. La maîtresse de maison a eu beau dire à ses invités : « pas de politique ni de religion à table », il arrive que la fin du repas soit orageuse. Et que dire des périodes électorales ? On en a une petite idée déjà à quelques mois d’une échéance cruciale. Pour l’instant ce ne sont que des escarmouches, des noms d’oiseaux, des postures, mais on sent bien qu’on n’est pas loin de l’affrontement. 

Le sujet ? Le pouvoir, l’ambition, le goût du pouvoir ? Pas si sûr, en tout cas pas pour la majorité des Français concernés par cette situation. Longtemps, ce fut simple, on était de gauche ou de droite, il y avait le camp du bien et le camp du mal, le communisme révulsait les uns, enthousiasmait les autres, idem pour le capitalisme et les rôles étaient distribués une fois pour toutes. Aujourd’hui on se pose une autre question : Qu’en est-il de notre Histoire et sommes-nous toujours un peuple historique ? En un mot comme en cent, qu’en est-il de notre identité collective nationale. Le mot comme la chose est tabou car il ouvre la boite de pandore de nos désaccords essentiels. Où en est-on en effet ? 

À ceci, que ce peuple qui se dit « Français », ne puisse le dire sans déclencher immédiatement une querelle d’interprétations diverses. Ce peuple est-il un ou multiple, son unité est-elle d’essence ou de circonstance ? Dès lors que la politique s’en mêle, comment prétendre représenter la France sans dire ce qu’on pense qu’elle est ? On en revient à l’Histoire…de France. Comment en parler ? là est la question. Nos ancêtres qui ont déjà eu ce problème à résoudre ont tenté de le faire avant nous.

Le XIX° siècle en effet a été le grand siècle de l’édification d’un récit national auquel ont participé nos plus grands historiens en vue d’en transmettre la connaissance et l’étude aux enseignants, ce qui fut la grande affaire de la III° République avec l’instruction publique et civique obligatoire et les manuels d’Ernest Lavisse au programme. On appela cela du reste, le « roman national », soit la vision idyllique d’une nation forgée par ses quarante Rois, ses penseurs, ses héros révolutionnaires, ses Présidents, tous représentatifs, du « génie » français, de « l’esprit français », finissant par s’incarner dans une Nation et un État représentatifs de ces qualités et attributs identitaires. 

On sait ce qu’il en advint et comment notre époque contemporaine vécut « la fin des grands récits ». Sans aucun doute en effet, nos guerres continentales depuis 1970 et surtout depuis les deux dernières guerres mondiales et celles de la décolonisation qui ont suivi, ont mis à mal l’estime de soi que se portèrent les Français. Quant à l’enseignement, il remisa bien vite les anciens manuels et l’Histoire de France, avec leurs dates-fétiche (Marignan 1515) apprises par cœur qui disparurent avec le certificat d’études primaire, la liste des départements, la récitation française et le calcul mental.

Je fais un large détour pour souligner le fait qu’il y a en France aujourd’hui « un déficit d’Histoire ». Ne plus avoir d’Histoire « officielle » mais avoir accès à une Histoire « critique ou mondialisée » dispensée par de bons professeurs ne répond guère, ou plus à la question de l’identité. Rien d’étonnant à ce que les prétendants à la plus haute fonction de l’État ne viennent tenter d’apporter une réponse à ce manque ressenti plus profondément qu’on ne l’imagine ou qu’on ne veuille l’admettre. 

C’est le cas de M. Zemmour qui nous livre une vision « Capétienne », c’est-à-dire « nationaliste » de cette histoire en prenant en vue l’État et non la société, en enjambant les faits pour en ressaisir le sens historique et la continuité et en réécrivant « un récit » facile à saisir, satisfaisant pour la conscience de soi et rassurant pour l’identité. On rappellera que ce récit évoque clairement les conceptions de Charles Maurras au siècle dernier, ce que l’intéressé ne nie pas du reste. Mais souvenons-nous aussi de l’audience qui fut celle du candidat Mélenchon qui proposa aux dernières élections un « récit national post-révolutionnaire » quasiment dans l’esprit et les termes de la Troisième République, qui connut une audience remarquable, son talent oratoire n’étant pas étranger à celle-ci. Ces deux personnalités aux antipodes l’une de l’autre ont capté l’attention des Français sur un point essentiel : ils ont proposé une lecture et un discours de l’Histoire nationale qui fait défaut aujourd’hui au débat. Lecture simple ou simplifiée comme on voudra mais qui répond à une véritable attente. 

Les Français, n’est-ce pas assez évident, sont en attente d’un grand discours crédible et valorisant de leur Histoire, qui n’est pas faite que de crimes, d’injustices et de malheurs infligés aux autres. Souvent, le silence des maîtres d’école ou leur peu d’ardeur à affirmer la continuité d’un récit national par peur de déplaire, de choquer, d’endoctriner, a laissé la place au doute de soi, le pire des doutes. Peut-on parler d’Histoire, enseigner l’Histoire sans en passer par le récit ? C’est toute la question. À défaut, les télévisions suppléeront à l’école. 

À partir de quel moment faut-il cesser de romancer pour éveiller l’esprit critique est une question pédagogique fondamentale. Le résultat, on le voit bien, est que sans culture historique, les raconteurs d’Histoire (ce n’est pas péjoratif) l’emporteront toujours sur les autres. Malgré tout, les Français, comme d’autres grands peuples, attendent qu’on leur raconte une histoire qui soit la leur et dans laquelle ils se reconnaissent. Bien plus, ils attendent un consensus sur ce point. Tous les hommes et femmes politiques devraient réfléchir à ça.