Ce Pape « diversitaire » et compassionnel.

Ce Pape venu du continent américain n’en finit pas de secouer sa communauté en rebattant les cartes d’une Église longtemps euro-centrée. Il donne l’impression de ne pas lire le monde comme le lisaient jusqu’ici les Européens, indifférant à leur égard, minorant ce qui les effraie, bouleversant leurs codes et leurs références. On comprend bien qu’il a pris acte de la mondialisation et veut y adapter l’Église d’aujourd’hui. Or c’est bien cette mondialisation des échanges des marchandises et des hommes qui préoccupe les Européens que nous sommes, lesquels s’ils en ont bien vu les avantages, en mesurent aussi chaque jour les conséquences.

C’est dans cet éclairage qu’il faut tenter de comprendre le sens de son dernier voyage en méditerranée. Payant de sa personne, il se livre à un plaidoyer sincère pour un malheur immense. Son intérêt pour les migrants n’est pas feint, on le voit, mais ne distinguant pas entre immigration de survie et immigration de peuplement, il donne le sentiment de ne pas se soucier outre mesure des conséquences à long terme de ces flux migratoires pour la civilisation occidentale européenne, ou plutôt il semble en avoir pris son parti. Mieux, il désigne l’espace méditerranéen, ce creuset civilisationnel des échanges qui ont fait l’Europe comme le lieu par excellence de cet avenir « diversitaire ». 

Voilà bien longtemps qu’on n’avait plus parlé de ça. On se souviendra que le Président Sarkozy avait un temps proposé l’esquisse d’une politique euro-méditerranéenne, mais aussi que les Allemands lui ont bien vite fait comprendre que leur intérêt était à l’Est et qu’ils ne le suivraient pas sur cette voie. Madame Merkel, quelques années plus tard, lors de la crise migratoire de 2015 changera d’avis sans plus de concertation, en accueillant un million de migrants dont un certain nombre, ne resteront pas en Allemagne, comme on sait.

Or ce que dit le Pape est différent. Outre son éloge de la diversité qui est bien le code majeur de la mondialisation et sa logique circulatoire, il redessine une carte (on n’ose dire un territoire) dont le centre est la mer métisse par excellence, la méditerranée, à la fois tombeau et résurrection des espoirs d’une aire de civilisation en crise.

C’est là en effet que l’Occident est né, là que sont apparues et combattues les grandes religions monothéistes, ce qu’elles font encore sur fond de misère, de guerre et de désespoir au Moyen-Orient, C’est là que la philosophie en tant que telle est née à une époque où la Grèce d’Alexandre allait jusqu’à Ninive, Damas et Alexandrie dans ce quadrilatère qui était bordé par le Nil, l’Euphrate, le Tigre et l’Indus. C’est à partir de la méditerranée que l’Empire romain et aussi l’Empire Ottoman ont rayonné vers l’Europe et vers l’Afrique. C’est là que les langues majeures de l’antiquité, grecques, latines (mais aussi arabes), ont forgé les représentations que les hommes se faisaient de leur destin.

Ce qu’il dit mérite donc du temps et de la réflexion pour être apprécié.

Le Pape, c’est évident, enjambe les difficultés du présent et considère que les migrations ressenties comme destructrices de la cohésion européenne ne feront que combler les vides de son déficit de population prévisible dans un mouvement démographique vertigineux que rien n’arrêtera sauf les pandémies peut-être ? Nous dépasserons sûrement les dix milliards d’humains sur la planète avant la fin de ce siècle et combien en Afrique à nos portes . Nous ne pourrons plus raisonner longtemps comme des forteresses assiégées. C’est une certitude.

Il y a là, incontestablement une vision. « Vous êtes immergés dans la méditerranée dit-il (utilisant là une étrange et tragique métaphore), dans une mer d’histoires différentes, qui a bercé tant de civilisations…la méditerranée est la « mare nostrum » la mer de tous les peuples qui l’entourent pour être reliés et non divisés ». Il a peut-être raison, mais ce qu’il n’évoque pas, c’est le prix à payer du passage vers cet état nouveau du monde qui angoisse tellement les peuples européens, saisis par la peur de perdre leurs identités nationales et leurs modes de vie dans la perspective de cette déferlante. Il n’évoque pas non plus le rôle des religions et singulièrement l’Islam dans la déstabilisation du sud de la méditerranée. 

Néanmoins, vu à l’échelle des siècles ou des décennies, il n’est pas absurde non plus d’esquisser cette nouvelle perspective mondialisée. 

Qu’une autorité religieuse prenne parti non seulement en termes d’éthique et de compassion humaine pour la souffrance mais en termes de géopolitique doit nous interroger. Ne fait-il pas ce que les Européens ont tant de mal à faire eux-mêmes ?

Compte tenu de ce que nous vivons et de ce que nous savons, cela dessine un avenir proche qui sera fait de tensions, de guerres peut-être, de drames sûrement car l’Histoire – (et là, c’est Marx qui le dit) -, n’accouche de son avenir que dans la violence. Que le pasteur des chrétiens semble l’appeler de ses vœux, n’est pas le plus surprenant de son message évangélique. 

On se dit parfois comme pour ces parents un peu trop complaisants ou compatissants, qu’ils ont pour leurs enfants un amour de faiblesse.

QUESTION D’HISTOIRE(S)

Ne faisons pas d’Histoires . C’est ce qu’on entend souvent pour apaiser des tensions, des querelles, des divergences de points de vue : ne faisons pas d’histoires, trouvons le moyen de vivre ensemble sans drames et sans larmes.

Oui mais voilà, on a beau avoir pris ce genre de résolutions, il y a des moments où ça ne marche plus. La maîtresse de maison a eu beau dire à ses invités : « pas de politique ni de religion à table », il arrive que la fin du repas soit orageuse. Et que dire des périodes électorales ? On en a une petite idée déjà à quelques mois d’une échéance cruciale. Pour l’instant ce ne sont que des escarmouches, des noms d’oiseaux, des postures, mais on sent bien qu’on n’est pas loin de l’affrontement. 

Le sujet ? Le pouvoir, l’ambition, le goût du pouvoir ? Pas si sûr, en tout cas pas pour la majorité des Français concernés par cette situation. Longtemps, ce fut simple, on était de gauche ou de droite, il y avait le camp du bien et le camp du mal, le communisme révulsait les uns, enthousiasmait les autres, idem pour le capitalisme et les rôles étaient distribués une fois pour toutes. Aujourd’hui on se pose une autre question : Qu’en est-il de notre Histoire et sommes-nous toujours un peuple historique ? En un mot comme en cent, qu’en est-il de notre identité collective nationale. Le mot comme la chose est tabou car il ouvre la boite de pandore de nos désaccords essentiels. Où en est-on en effet ? 

À ceci, que ce peuple qui se dit « Français », ne puisse le dire sans déclencher immédiatement une querelle d’interprétations diverses. Ce peuple est-il un ou multiple, son unité est-elle d’essence ou de circonstance ? Dès lors que la politique s’en mêle, comment prétendre représenter la France sans dire ce qu’on pense qu’elle est ? On en revient à l’Histoire…de France. Comment en parler ? là est la question. Nos ancêtres qui ont déjà eu ce problème à résoudre ont tenté de le faire avant nous.

Le XIX° siècle en effet a été le grand siècle de l’édification d’un récit national auquel ont participé nos plus grands historiens en vue d’en transmettre la connaissance et l’étude aux enseignants, ce qui fut la grande affaire de la III° République avec l’instruction publique et civique obligatoire et les manuels d’Ernest Lavisse au programme. On appela cela du reste, le « roman national », soit la vision idyllique d’une nation forgée par ses quarante Rois, ses penseurs, ses héros révolutionnaires, ses Présidents, tous représentatifs, du « génie » français, de « l’esprit français », finissant par s’incarner dans une Nation et un État représentatifs de ces qualités et attributs identitaires. 

On sait ce qu’il en advint et comment notre époque contemporaine vécut « la fin des grands récits ». Sans aucun doute en effet, nos guerres continentales depuis 1970 et surtout depuis les deux dernières guerres mondiales et celles de la décolonisation qui ont suivi, ont mis à mal l’estime de soi que se portèrent les Français. Quant à l’enseignement, il remisa bien vite les anciens manuels et l’Histoire de France, avec leurs dates-fétiche (Marignan 1515) apprises par cœur qui disparurent avec le certificat d’études primaire, la liste des départements, la récitation française et le calcul mental.

Je fais un large détour pour souligner le fait qu’il y a en France aujourd’hui « un déficit d’Histoire ». Ne plus avoir d’Histoire « officielle » mais avoir accès à une Histoire « critique ou mondialisée » dispensée par de bons professeurs ne répond guère, ou plus à la question de l’identité. Rien d’étonnant à ce que les prétendants à la plus haute fonction de l’État ne viennent tenter d’apporter une réponse à ce manque ressenti plus profondément qu’on ne l’imagine ou qu’on ne veuille l’admettre. 

C’est le cas de M. Zemmour qui nous livre une vision « Capétienne », c’est-à-dire « nationaliste » de cette histoire en prenant en vue l’État et non la société, en enjambant les faits pour en ressaisir le sens historique et la continuité et en réécrivant « un récit » facile à saisir, satisfaisant pour la conscience de soi et rassurant pour l’identité. On rappellera que ce récit évoque clairement les conceptions de Charles Maurras au siècle dernier, ce que l’intéressé ne nie pas du reste. Mais souvenons-nous aussi de l’audience qui fut celle du candidat Mélenchon qui proposa aux dernières élections un « récit national post-révolutionnaire » quasiment dans l’esprit et les termes de la Troisième République, qui connut une audience remarquable, son talent oratoire n’étant pas étranger à celle-ci. Ces deux personnalités aux antipodes l’une de l’autre ont capté l’attention des Français sur un point essentiel : ils ont proposé une lecture et un discours de l’Histoire nationale qui fait défaut aujourd’hui au débat. Lecture simple ou simplifiée comme on voudra mais qui répond à une véritable attente. 

Les Français, n’est-ce pas assez évident, sont en attente d’un grand discours crédible et valorisant de leur Histoire, qui n’est pas faite que de crimes, d’injustices et de malheurs infligés aux autres. Souvent, le silence des maîtres d’école ou leur peu d’ardeur à affirmer la continuité d’un récit national par peur de déplaire, de choquer, d’endoctriner, a laissé la place au doute de soi, le pire des doutes. Peut-on parler d’Histoire, enseigner l’Histoire sans en passer par le récit ? C’est toute la question. À défaut, les télévisions suppléeront à l’école. 

À partir de quel moment faut-il cesser de romancer pour éveiller l’esprit critique est une question pédagogique fondamentale. Le résultat, on le voit bien, est que sans culture historique, les raconteurs d’Histoire (ce n’est pas péjoratif) l’emporteront toujours sur les autres. Malgré tout, les Français, comme d’autres grands peuples, attendent qu’on leur raconte une histoire qui soit la leur et dans laquelle ils se reconnaissent. Bien plus, ils attendent un consensus sur ce point. Tous les hommes et femmes politiques devraient réfléchir à ça.

E PLURIBUS UNUM

Il y a deux manières de parler de la culture : sur le mode de l’incantation et sur le mode de la déploration. Au choix, la France possède une grande culture, citations à l’appui, registre traditionnel, ou alors « il n’y a pas de culture française » (E.Macron en 2017). Après ça on aurait pu craindre le pire, mais non, une fois devenu Président ce dernier n’est guère revenu sur le sujet de fond et il faut bien dire que dans la période récente en nommant au Ministère madame Bachelot, ex-ministre de la santé à la culture, il a bien choisi quelqu’un qui convenait au traitement d’une convalescence. Il faut bien avouer que la période du confinement et de ses suites (pass sanitaires etc ;..) a été rude pour le milieu culturel. Reconnaissons que l’État en France a été à la hauteur des circonstances (on a vu à Londres par exemple des chefs d’orchestre devenir chauffeurs de taxi !) Et même, le budget de la culture qui vient à la Chambre des députés pour 2022 annonce une augmentation de 7,5%, la plus forte hausse depuis 2017. Il est vrai que de très grands établissements sous tutelle de l’État ont, faute de touristes comme les musées et grands châteaux, ou de public tout simplement comme à l’Opéra, frôlé la catastrophe. Ces aides ont d’abord pour but de compenser des pertes, de permettre de maintenir du personnel artistique en activité et une reconstitution partielle des trésoreries avant que la machine ne reparte, ce qu’elle fait, mais très doucement. Ensuite il faut financer la seule mesure un peu nouvelle qui ait caractérisé ce quinquennat : le « passe culturel », soit une allocation de 300 € à tout jeune atteignant dix-huit ans, à dépenser en livres, musique, concerts, vidéo, cinéma à sa guise. (200 millions consacrés à cette action l’an prochain).

Pour autant, cette option consumériste est très loin d’éclairer sur la politique culturelle mise en marche depuis 2017. Trois ministres en cinq ans indiquent déjà une certaine hésitation sur la ligne suivie et ce ne sont pas les déclarations diverses sur le sujet qui en diront davantage. Le milieu culturel resta légitimement fort réservé en général dans ses appréciations sur le sujet .

Mais la France a la chance de disposer d’une puissante administration culturelle, d’un budget conséquent gagé pour l’essentiel dans des orientations décidées depuis longtemps, à vrai dire, depuis « l’invention de la politique culturelle » en 1959 par André Malraux, reprenant les grandes idées du Front populaire, politique relancée et amplifié par J.Lang et les socialistes en 1981. Cela fait que les grands axes de la politique culturelle du pays qui concernent le Patrimoine, les grandes Institutions nationales (Opéra, Théâtres nationaux, Orchestres nationaux, Musées, Centres dramatiques ou chorégraphiques… etc), ont été maintenus à flot par un système d’allocations publiques au fonctionnement et à l’emploi, de sorte que ce qu’on appelle « la continuité de l’Etat culturel » a été assurée. 

Est-ce à dire que tout va bien sur le front de la culture ?

On aurait tort de le croire. C’est même sur ce plan que le déficit de ligne et de pensée, sinon de débat est le plus fort. Les Français sont toujours en attente d’une grande politique culturelle et surtout du sens à lui donner pour le pays. Or sur ce plan, il ne s’est pas passé grand chose de nouveau depuis bien longtemps.  Il ne suffit pas en effet de continuer à aider la culture, il faut adosser cette grande entreprise à une vision, une conviction et si possible à un discours qui traite de l’essentiel : de quoi la culture est-elle aujourd’hui l’expression et sur quoi rassemble-t-elle les Français ?

Qui ne voit en effet qu’une fracture culturelle s’élargit chaque jour davantage laissant l’espace ouvert à toutes les démagogies et initiatives les plus inattendues sinon les plus déplorables. Qui ne voit que la cohésion culturelle nationale est atteinte et qu’il manque là des paroles fortes et une vision au plus haut sommet de l’Etat, bien loin de petites phrases ou des bons mots lâchés de temps à autre. Les Français attendent qu’on leur dise quelque chose sur leur manière d’être ensemble dans un temps désaccordé. 

Alors oui, l’essentiel est préservé, l’appareil culturel français est en état de fonctionnement et remplit sa tâche, oui les lieux culturels, cinéma, spectacle vivant, musées, vie littéraire ou musicale fonctionnent notamment grâce à l’argent public de l’État et des collectivités, mais il y a comme une insécurité ontologique et donc culturelle qui tient aujourd’hui au fait d’être Français de toutes les manières, qui angoisse. 

Au début, les choses étaient simples, il y avait un modèle culturel reconnu et tout le problème était de le faire partager au plus grand nombre, on appela cela la « démocratisation culturelle « ; sachons qu’on a tout fait pour la critiquer (on ne voulait plus reproduire la culture bourgeoise !) et la mettre à terre pour la remplacer par « la diversité ». Dernier mantra de la culture vue sous l’angle international. Mais la diversité est un constat et non un programme. Comment faire pour produire de l’un avec du divers ? L’Amérique, une nation de nationalités en son début, en a fait une devise : « E pluribus unum », ! (À partir de la pluralité, faisons une unité). On voit aujourd’hui combien elle-même est à la peine avec ses minorités tyranniques et ses déchirements ethniques. Comme nous sommes depuis longtemps devenus une sorte de protectorat culturel de l‘Empire américain voilà qu’à notre tour nous y sommes affrontés. « E pluribus unum » ! Voilà toute l’affaire. On aimerait bien savoir comment ceux qui nous gouvernent entendent s’y prendre pour réaliser ce programme avant catastrophe. Je ne pense pas, quant à moi que le « passe culturel » y suffise, ni qu’il fasse une politique, loin de là . 

EMPAQUETAGE

Certains d’entre vous ont capté l’information dans le flot médiatique qui déferle sous nos yeux, d’autres l’auront manqué ou négligé, pourtant c’est de cela que j’ai envie de parler : l’emballage de l’Arc de Triomphe de l’Étoile à Paris, conçu par deux artistes d’art contemporain d’origine Bulgare : Christo, et son alter-égo sa femme Jeanne-Claude, associés depuis les années soixante. il est enfin réalisé un an après la mort de Christo en 2020 par les assistants, ingénieurs et collaborateurs de cette œuvre artistique qui s’est déployée aux quatre coins de la planète en des réalisations extraordinaires : mise ne place d’un rideau de 18 600 mètres de nylon rouge entre les parois d’une vallée au Colorado en 1970, déploiement d’un tissu flottant de couleur rose autour des îlots de la baie de Biscaye en Floride qui vus du ciel faisaient penser aux Nymphéas de Monet, Emballage du Pont neuf (le plus vieux de Paris !) en 1985, emballage du Reichstag à Berlin en 1995 entre autres exploits.

Évacuons les réactions négatives de ceux qu’irrite l’art contemporain et tenons-nous en à la démarche originale d’artistes proches un temps du mouvement des nouveaux réalistes Français, mais portés vers ce qu’on appellera le « Land Art » ensuite, dont ils ne sont pas les seuls représentants, mais dont ils illustrent une voie originale. Soit, la création d’un évènement plastique « in situ » et pour une durée éphémère qui ne se reproduira plus jamais mais dont les dessins, esquisses, photos garderont la mémoire et dont la vente financera le projet. C’est ainsi qu’ils ont procédé toute leur vie. Autant dire que cela ne coûte rien aux deniers publics mais apporte un supplément de notoriété et de de connaissance aux lieux et monuments ainsi mis en valeur. 

Le plus souvent, à l’étonnement initial succède l’admiration pour la performance technique et pour cette « beauté de l’éphémère » qui dans un raccourci temporel, efface le réel, le transforme puis le rend intact à son environnement. Toutefois, on peut se demander, une fois l’étonnement passé, quel est le sens, le but dernier quelle est la dimension artistique de ces réalisations en fin de compte ?

Chaque artiste, et c’est là la merveille de la création ne cesse de décliner cette définition qu’Aristote donna un jour à l’art : « c’est ce que l’homme ajoute à la nature ». De cette sorte est l’architecture, la sculpture, la peinture, la littérature, l’horticulture si l’on veut et quantité d’autres choses. Le Land-Art est comme la peinture de chevalet mais à une autre échelle, une façon de nous faire voir le paysage, parfois en y ajoutant quelque chose de décisif, d’autres fois en en extrayant une forme. Emballer le Pont neuf ou l’Arc de triomphe c’est ainsi nous les faire mieux voir, alors qu’ils sont tellement connus qu’on ne les voit plus. Les emballer, c’est les révéler, les magnifier, redonner la mesure de leur forme de la justesse de leur volume en tant qu’œuvre soudain absente du tableau qu’on a sous les yeux. Y ajouter la démesure de l’entreprise (songeons tout de même à ces exploits, à ces milliers de parasols bleus et jaunes déployés simultanément au japon et aux USA pour lequel il a fallu obtenir l’accord de 500 propriétaires terriens et on aura une idée de ces œuvres « inutiles », « gratuites » au sens d’un art gratuit qui sont à la mesure d’une époque marchande où l’homme aura été sur la lune et dans les étoiles porter la technologie à des sommets.

Et ici, tout cela, pour rien ? Pour donner à penser ? Pour la beauté du geste ? Pour la beauté de l’art ? Voilà qui surprend.

Mais est-ce le cas pour l’arc de triomphe ? Ma foi, ce monument n’est pas n’importe lequel pour les Français. On sait que Napoléon à la façon des empereurs Romains qui édifièrent les premiers arcs de Triomphe voulut le faire bâtir pour célébrer la victoire d’Austerlitz. La chute de l’Empire l’en empêcha et c’est la monarchie de Juillet désireuse de réactiver le souvenir de l’Empereur qui le dédia à la Patrie française, celle de Valmy plus que celle d’Austerlitz d’ailleurs, avec ce relief militaire sculpté par Rude qui illustre « le départ des Volontaires » en 1792. Mais ce monument reste inachevé puisqu’il lui manquera toujours le quadrige qui devait le couronner comme celui que Napoléon a volé à Venise couronna celui du Carrousel. Ajoutons encore que la République y enterra symboliquement le Soldat inconnu et y alluma sa flamme perpétuelle à la fin de la guerre de 14/19, le 14 Juillet, jour de fête nationale. C’est donc le haut-lieu du patriotisme Français qui domine les Champs-Élysées et il n’échappera à personne que tous les vainqueurs Français comme étrangers, ont voulu défiler à ses pieds. Il n’échappera pas non plus au souvenir de chacun ce jour de saccage ou des vandales, lors d’une manifestation de « Gilets Jaunes », ont pénétré et dégradé ce monument à l’indignation générale, bien retombée depuis. 

Aussi bien, ce grand voile de polypropylène bleu acier, lié par 3000 mètres de câbles qui l’empaquètent peut-il être considéré comme un signe de protection comme on en disposait avec les sacs de sable en temps de guerre sur les monuments, ou comme un voile de deuil du patriotisme Français. J’en viens à penser que l’art est bien utile parfois à raviver la mémoire des gloires comme celle des sacrilèges.

LIBERTÉS CONTRADICTOIRES.

Le malaise qui est aujourd’hui au cœur de notre vie sociale porte sur la manière dont je vis ma liberté individuelle dans le conflit bien réel entre ce que j’estime être ma liberté personnelle et la liberté collective dont l’individu dispose dans le corps social tout entier. Par exemple, je peux en toute liberté vouloir disposer de mon corps et de ma santé (ce que j’estime tel) en refusant de me faire vacciner. (C’est le débat encore brûlant de la rentrée, même s’il a perdu un peu d’intensité), mais d’un autre côté, ai-je le droit de menacer la liberté des autres qui par temps de pandémie peuvent être affectés et infectés par cet usage personnel de mes droits surtout si je suis, par métier, au contact de patients en milieu médical ? Un petit coup d’œil à la déclaration des Droits de l’homme et du citoyen me renseignera sur ce point lorsque je lis que « la liberté est le pouvoir de faire tout ce qui ne nuit pas à autrui ». Cela est simple, on peut ergoter sans fin sur la priorité des droits individuels et celle du corps social tout entier, voilà un texte qui jusqu’ici a non seulement force de loi positive mais aussi d’obligation morale.

J’ai pris cet exemple, mais il y en a quantité d’autres : ai-je le droit de tout dire (par exemple, d’invectiver, d’offenser, de violenter, de forcer au consentement) dans tous les actes de la vie, corporels, moraux, politiques. Mettez un contenu à ces mots et vous avez le viol, l’endoctrinement, la tyrannie des systèmes totalitaires. Là la liberté fondamentale, c’est le droit que j’ai à me préserver et à m’opposer à qui m’opprime injustement.

Oui, mais voilà, nos systèmes sociaux démocratiques sont devenus tellement laxistes et sollicitent si peu le sens civique de nos concitoyens que chacun ressent la moindre contrainte comme intolérable et voit sa propre liberté, fut-ce son caprice, comme supérieure à toute conduite collective. La petite comme la grande délinquance n’ont pas d’autre motif. Cherchez l’erreur. Est-elle dans une disposition psychologique individuelle (êtres caractériels, violents, jaloux, autoritaires, égocentriques, par exemple) qui ressortit alors de la clinique, ou alors, est-ce la conséquence d’un défaut éducatif qui fait que ceux auxquels l’école ou la famille n’a pas transmis par l’exemple ou par l’enseignement les principes moraux ou tout simplement civiques de base de la vie en société, s’en trouvent démunis et pensent que leur bon plaisir est la seule règle qui compte.

Les psychologues notent avec régularité l’affaiblissement des règles pulsionnelles depuis plusieurs génération au point qu’une nouvelle génération de gens se trouvent « psychiquement sous-équipés » et sans perception des limites du collectif à la vie en société. Il s’ensuit un sentiment d’incompréhension, de désarroi et de révolte que seul l’acte violent ou la manifestation collective peut apaiser. Le jeune garçon ou la jeune fille mal préparé à la vie sociale en général va éprouver immédiatement comme douloureuse toute limitation de ses impulsions individuelles et va ressentir tout ce qui le contraint comme injuste ou intolérable. C’est le principe de la révolte adolescente qui n’a en général qu’un temps parce que malgré tout, un fond éducatif ou culturel reste pour en appeler à la raison. Mais il est des cas de plus en plus nombreux où ces bases font défaut accentuant le malaise individuel. Il arrive cependant un moment où le sujet comprend qu’il doit intégrer des règles, se les assimiler, (même s’il souhaite les contester), parce que l’ordre social l’impose pour une vie normale.

Prenez maintenant un sujet individuel, par hypothèse un « français qui va se radicaliser » comme on dit et comme on en juge actuellement certains au procès du Bataclan. Dès lors qu’il n’a pas été, ou mal été socialisé, que par conviction intime ou par endoctrinement, il n’a pas intégré ou a refusé les règles de la société dans laquelle il vit, et que de surcroit la foi en un idéal spirituel supérieur à la République l’a affranchi de tout jugement des hommes, et vous avez-là le profil-type du terroriste potentiel. Qu’y a-t-il bien souvent (pas toujours) derrière ces conduites ? L’absence d’autorité familiale ? Le fait qu’un milieu familial n’ait pu obtenir que l’enfant renonce au narcissisme de sa toute-puissance infantile qui lui faisait casser ses jouets ou hurler à la moindre contrariété ? Le fait que les parents (de toute classes sociales et de tous milieux) aient eu tendance à se délester de leur autorité éducative déléguée à tous les appareillages électroniques où s’infusait la force, la transgression et la violence ? C’est l’une des raisons mais pas la seule. Les changements de modes de parentalité (et de la manière de « faire parents ») ayant fait disparaître peu à peu les repères traditionnels (les pères devenant des pairs, les mères des amies) ont ôté à beaucoup, ou du moins affaibli, ce « sur-moi » social qui facilite la socialisation. Dès lors, l’incompréhension devant le monde génère d’autant plus vite la recours à la colère et à la violence qu’elle est la réponse instinctive au sentiment que toute contrainte est ,pour soi d’abord, une privation intolérable de liberté.

Il lui faut alors trouver un responsable à qui faire payer le mal-être ressenti. Dans le temps, on disait alors : « c’est la faute à la société « ! Jamais la mienne. On en est toujours là.