LES LIVRES DE L’ÉTÉ

La question revient chaque été avec constance, du moins tant qu’il y aura des lecteurs : quels livres emporter avec soi pour lire en vacances ? Que celles-ci soient courtes ou longues, la question est la même ; livres anciens laissés de côté, ou jamais lus, et « qu’il faut absolument avoir lus un jour »: au choix, Montaigne, Platon, Proust, Céline, Joyce (même), Chateaubriand, qui d’autre ? Il y a tant de classiques et même cette année voilà que la Pléiade nous édite, un supplément Flaubert, la référence du roman français.

Ou alors, c’est l’Histoire qui l’emporte. Tant de livres à lire là aussi, selon ses préférences et ses questionnements : Georges Duby ou Fernand Braudel sur la France, le monde méditerranéen, et pourquoi pas Michelet, tous ces livres sortent en édition accessibles en ce moment. Tout est possible, tout est souhaitable, tout est à portée de main puisqu’en principe nous aurons enfin … le temps de lire. 

Faire en peu de temps ce qu’on a passé sa vie à ne pas faire et qui, chaque fois qu’on se trouve à entendre parler d’un chef d’œuvre de la culture, nous laisse frustrés de ne pas l’avoir lu. Philosophie, histoire, sciences, art, toute actualité éditoriale ou évènementielle nous tente et nous frustre. Cela va si vite. Hier encore, voyez avec quelle vitesse est passé l’anniversaire de la Commune, puis celui de Napoléon. À chaque fois on se dit : Cette fois, il faut que je m’y mette. Je connais de ces personnes consciencieuses qui achètent tant de livres qu’elles ne pourront pas lire, qu’on se dit qu’elles s’achètent d’abord du temps de vivre à crédit.

Car tel est notre destin, vue l’abondance de ce qui s’est écrit d’essentiel dans le monde et dans notre culture proche, il n’est plus à la portée de quiconque d’en embrasser la totalité comme on a pu le faire jusqu’au XVII° siècle peut-être. Notre tourment n’est pas le « pas assez », mais le « trop ». Une vie humaine ne suffirait pas à cette tâche.

Avant d’en arriver à cette conclusion décourageante, il faut voir l’ardeur de ces visiteurs des librairies, des relais de gare ou de plage qui font leurs emplettes et qui partiront, pleins d’illusions, les valises pleines, s’en retournant calmés chez eux, après avoir déposé les précieux trésors sur le bureau de la maison de campagne ou les étagères de l’appartement loué, ou sous la tente au camping et pourront partir vers l’apéritif, la pétanque, la piscine la plage, que sais-je, jusqu’à plus d’heure, avant de s’endormir sur la première page ouverte au moment de se mettre au lit. Nous avons tous connu ça d’une manière ou d’une autre.

Pourtant, sur la plage ou au camping ou tout simplement à la campagne au bord de l’eau, bien calé sur un transat, on voit de vrais lecteurs plongés dans de vraies histoires, j’allais dire dans de vrais livres (il ne faut pas exagérer non plus), le plus souvent de gros livres à lettres dorées et couverture cartonnée des traductions d’auteurs anglo-saxons qui tiennent la palme des livres de détente. Là sont les vrais lecteurs de Marc Lévy ou de Guillaume Musso, (je dis cela sans mépris), mais leur lectorat est là pour attester de leur emprise. 

On est alors loin de ceux qui font la moue devant ces productions et disent « litterratturre » en insistant sur les consonnes comme on déguste un bon cru en faisant claquer la langue. Ceux-là consomment souvent à petites bouchées des livres choisis, qui ne restent pas sur l’estomac, juste un peu de plaisir et le sens de l’actualité : avez-vous lu le dernier bouquin de machin-truc qui sortira à la rentrée ?…

Ceux-là savent ce qu’ils veulent et ne s’encombrent pas de l’inutile.

Mais la plupart d’entre nous, sommes toujours en retard d’un train. Voilà qu’on vous parle à la radio, à la télé, dans le journal, du « meilleur livre de l’année », de cet auteur « tellement remarquable » dont vous n’avez jamais entendu parler, de ce roman inégalable, de cet essai renversant qu’on se dit qu’on ne peut vivre sans aller y voir de plus près. Heureusement le lendemain nous sommes requis par d’autres urgences, d’autres noms, d’autres sujets, sans quoi nous croulerions sous le papier et les regrets, car à vrai dire, tous les ans c’est pareil, l’inconstance est la mesure de l’envie, qui elle est passagère.

Non, je suis injuste, il y des lecteurs de l’été, en fait, ce sont les mêmes que ceux de l’hiver, ce sont ceux qui lisent tout le temps. Les autres, le plus souvent « ont perdu l’habitude », mais pas l’espoir, ni chassé la vague culpabilité de n’y pas consacrer le temps qu’il faut. 

En revanche, il y a une espèce qui attend l’été de pied ferme et entend profiter du temps disponible, ce sont les écrivains, les tacherons de la sieste, ceux qui se cassent les phalanges à taper sur des claviers ou encore à noircir du papier à la plume et qui enverront à la fin de l’été le résultat de leur travail et de leurs espoirs vers les maisons d’éditions de plus en plus frileuses. Il y a les politiques qui voient arriver les grandes échéances et qui veulent participer au débat en sachant très bien que, sans livre publié, il n’y aura pas d’invitation sur les plateaux de télé ou ailleurs. Ceux-là ce sont les réalistes, les autres ce sont les velléitaires. Il faut de tout pour faire un monde, mais tant que lire se présentera comme un désir, et ne pas lire comme un regret, on n’aura pas motif à désespérer de notre monde, même lorsqu’il est. en vacances.

« PRENDS GARDE À LA DOUCEUR DES CHOSES »

J’étais l’autre soir sur le boulevard des Pyrénées, les tilleuls embaumaient dans les bons soirs de juin, une petite foule se pressait aux terrasses, les Pyrénées commençaient à se voiler de brume, mais le regard pouvait encore deviner leur présence au-delà des collines en direction de Jurançon. On se récitait des vers de Rimbaud ou de Toulet en compagnie d’un auteur de passage, qui venait de signer son dernier livre dans une librairie de la ville.

Nous l’amenions dîner en ces lieux quidonnent à Pau un charme de ville de province à nul autre pareil.

Le repas était gai, un verre de champagne accompagnait le pétillant des conversations, on parlait littérature, musique, spectacle, tout ce dont le confinement nous avait privé trop longtemps, heureux du plaisir de pouvoir se réunir à nouveau en terrasse, pour dîner dehors. 

La soirée s’éternisait avec la pénombre qui montait, les tables se vidaient peu à peu et des groupes de jeunes gens circulaient entre les tables et le boulevard. De l’un de ceux-ci, se détacha un jeune homme qui s’approcha de notre table et lança un bonsoir inattendu qu’on lui rendit, suivi d’un propos sec entre les dents : « vous êtes en fin de vie, et nous on est là » ! L’incongruité, l’inattendu, la surprise de l’apostrophe, laissa les interlocuteurs stupéfaits. Qu’avaient-t-il entendu ? Avaient-ils bien compris ? Déjà le garçon s’éloignait parmi les rires et les bourrades de ses camarades, bien content de la bonne blague servie à cette table de bourgeois, laissant ladite tablée réduite aux conjectures.

Il fallut se répéter ce qui avait été dit avec ce ton détaché et froid. « Vous êtes en fin de vie et encore là », vous occupez les tables et l’espace. Voilà qui a le mérite d’être clair dit quelqu’un. Pour ce jeune homme nous sommes de trop, nous sommes encore là et de trop. Étrange tout de même. Il est vrai que quelque convive aux cheveux blancs pouvait justifier l’observation, mais manifestement cela allait plus loin. Qu’est-ce qui pouvait avoir poussé ce garçon à cette agression verbale apparemment spontanée, aussi inattendue qu’un mauvais regard au début d’une bagarre dans une improbable rencontre ? 

L’envie, la jalousie peut-être. Mais la table était fort modeste : pas de nappe blanche, pas de bougies, pas d’ostentation, et du reste ce soir-là, en cet endroit-là,  on servait des tapas, accessibles à toutes les bourses. Nombre de jeunes gens, en couple ou entre amis, dînaient là, quelque temps auparavant. Une bouteille de champagne, restant vide dans son seau, était peut-être le signe qui avait entraîné la remarque. Mais non, dit quelqu’un, ce n’est pas la haine de classe ni celle des bourgeois qui s’exprimait dans cette remarque mais plutôt une haine générationnelle, qu’il faut bien appeler la haine des vieux ; trop de vieux dans la société, trop d’inactifs, trop de retraités dans la société. N’a-t-on pas répété à l’envi pendant la pandémie que les vieux s’en sortaient mieux que les jeunes, qu’ils étaient mieux lotis et que les jeunes souffraient davantage ? Voilà une vérité d’évidence. Mais enfin dit un autre, le respect dû à l’âge, aux cheveux blancs si on veut, qui était notre règle jusque-là ! Balivernes dit quelqu’un : où est le respect aujourd’hui ? « Pousse-toi de là que je m’y mette » ! Et puis vous avez bien entendu ces mots : « et nous, nous sommes là », ça veut bien dire une chose : faites attention à vous, vous ne faites pas assez attention à nous, nous allons vous forcer à faire attention à nous, autres variantes de ces mêmes mots. Au fond c’est logique dit quelqu’un, on vient d’entendre formuler ce qui se passe mais qui ne se dit pas, et que peut-être le confinement a rendu plus aigu. 

Et voilà que cette soirée qui avait bien commencé tournait à la mélancolie. Soudain il fit plus froid, plus sombre, les tilleuls de juin n’évoquèrent plus l’été mais la tisane. La flèche de ce Parthe avait touché son but. Il allait falloir songer à partir, à se lever de table, à laisser la place. Tout cela est dans l’ordre des choses dit notre philosophe. Ce qui a changé, ce n’est pas tant le fait lui-même, que la brutalité avec laquelle les choses sont dites. Comment appelait-t-on ça dans le temps où nous étions civilisés ? Le manque d’éducation, l’impolitesse, l’absence du respect d’autrui peut-être ? Que tout cela est loin. Les sauvageons qui ont poussé dans notre dos n’ont plus le temps d’apprendre, ni de temps à perdre. Prenons-en notre parti sans amertume et sans illusion. On est toujours le vieux de quelqu’un et le jeune d’un autre. Ainsi va la vie qui transforme l’un en l’autre et toujours avec plus de violence, jusqu’au moment où celle-ci ne peut plus être contenue dans la société. Nous n’en sommes peut-être pas si loin. « Prends garde à la douceur des choses » disait déjà Paul-jean Toulet.

Il faudra apprendre à ne pas trop s’attarder sur les terrasses quand le soir tombe sur la ville, comme tombèrent ce soir-là, nos illusions démocratiques .

LA PETITE SOURIS DE François PINAULT

La France dépressive envoie pourtant de temps en temps des signaux faibles bien qu’optimistes, car ils ne sont pas de nature à rallier l’assentiment des foules, sur des réussites incontestables dans des domaines d’excellence comme la mode, le luxe ou l’art ; en vérité, là où la qualité de la vie se remarque par un raffinement des mœurs. Et ceci à notre époque comme par le passé. Voici précisément que deux hommes, deux Français, l’illustrent à merveille. L’un, Bernard Arnault, – première fortune du monde devant les dirigeants des Gafa américaines -, qui possède les plus grandes marques de luxe, a fait construire une fondation artistique remarquée au bois de Boulogne à Partis, par l’un des grands architectes américains du moment (Franck Ghery). L’autre, François Pinault, un peu moins haut dans la hiérarchie des milliardaires, a construit un empire qui s’est aussi orienté vers le luxe, possède l’une des grandes maisons d’enchères (Christie’s) et vient d’inaugurer à la Bourse du commerce de Paris le nouveau musée d’art contemporain où présenter sa « collection » d’œuvres d’art dont tout le monde parle, ces jours-ci à deux pas du Centre Pompidou. Dire que ces milliardaires sont partis de peu sinon de pas beaucoup, c’est ne rien dire ou raconter des sagas qui ne font plus rêver de nos jours, mais au contraire font enrager la plupart. Ne provoquons donc personne sur ce sujet.

En revanche, parlons de ce lieu qui, après ceux que cet homme étonnant, a ouverts à Venise (le Palazzo Grassi et la Punta della Dogana) fait déjà courir vers Paris, les amateurs d’art et curieux du monde entier, et parlons de cet endroit : La Bourse de commerce de Paris, située à côté de l’emplacement où étaient les Halles de Baltard. Elle fut construite comme telle au XVIII° siècle dans forme de rotonde par la prévôté de Paris pour y conserver le blé et elle a connu bien des vicissitudes, incendies et reconstructions avant d’être restaurée par un architecte japonais de talent, (Tadeo Ando) qui lui a adjoint une couronne intérieure de béton gris, laquelle redessine un espace pur pour l’exposition qui commence là avant de se déployer vers les étages. Nous devrions dire pour la représentation tant les expositions d’art contemporain qui se donnent sous la forme   « d’installations » sont en fait des représentations du monde et de l’idée que s’en font les artistes, non plus sur la surface conventionnelle d’une toile peinte, mais en disposant dans l’espace des signes, tantôt sculptures, tantôt peintures, tantôt assemblages en vue de nous inviter à entrer dans leur univers comme hier Le Titien ou Le Caravage nous invitaient à entrer mentalement dans leur tableau.

Soit donc, au centre de ce lieu, une sculpture de plusieurs mètres, posée sur un piédestal monumental qui trône en majesté. L’amateur reconnaîtra là, l’enlèvement des Sabines, une œuvre de l’artiste flamand du XVII° siècle, Giabologna (Jean Bologne). La surprise est de constater (ou d’apprendre) que celle-ci est une copie en cire faite par un de ces artistes à audience mondiale : Urs Fischer, qui non seulement reproduit à l’identique des œuvres de ses prédécesseurs, mais aussi, les transforme, les détériore, ou les anéantit.  Ici, il ajoute des sièges, tant ethniques que de vulgaires chaises de plastiques dans le même matériau de cire et il utilise la particularité qu’à la cire de pouvoir conserver la combustion d’une mèche qui la fait fondre lentement. Ainsi tous ces objets, la statue elle-même comme les sièges, vont-ils se consumer lentement tout au long de ces mois d’exposition jusqu’à ne plus laisser qu’une flaque de cire comme mémoire de ce que furent leurs formes. Pour le coup, voilà qui donne à penser, car cet artiste est coutumier du fait et que son œuvre très originale, très iconoclaste, est fort inspirée de l’esprit « DADA », ce qui n’a rien d’étonnant pour un Suisse.

Alors, que veulent nous dire et l’artiste et son collectionneur lequel inaugure son Centre d’art par ce choix ? Risquons quelques hypothèses : L’art, les formes d’art, les créations artistiques, les artefacts comme les monuments, sont faits pour dépérir, pour s’effacer, pour devenir des ruines. Cela est inscrit dans leur essence. Il n’est guère qu’Horace le poète de l’Empire romain qui osait écrire : » exegi monumentum aere perennius  » (j’ai érigé un monument plus durable que l’airain) ; autre temps, autre vison de l’éternité. Nos artistes et nos contemporains tout court, sont bien plus désabusés et semblent avoir pris le parti de la mort de notre civilisation. Alors autant en faire un rituel, qui soit drôle et beau si possible Tout cela serait bien triste en somme, si en sortant et en longeant la librairie on ne s’avisait qu’au bas d’un mur, une petite souris mécanique blanche (Ryan Gander) creusait son trou et vous fixait de ses petits yeux en tête d’épingle au milieu de débris de plâtre. Certes, ce n’est pas la vieille taupe rouge dont parlait Karl Marx, mais c’est la même chose en plus gai ; allusion à une lente désagrégation qui part du bas et fera tomber le haut. À moins que cette petite souris traduise ainsi « l’appât du grain » en ce lieu qui fut un grand grenier pendant longtemps !

Lorsque nous quittons cette Bourse du commerce qui a vu tant de fortunes se faire et se défaire, nous pensons que le maître des lieux au soir de sa vie a sans doute voulu léguer un lieu et une exposition en forme de méditation à ses contemporains. Et n’est-ce pas là, en fin de compte le but de l’art ?

C’EST QUI JEAN VILAR ?

Oui, figurez-vous, j’ai entendu cette phrase, en Avignon justement, il y a quelques années. Je rentrais d’une représentation au palais des Papes et voilà qu’un jeune homme me demande quel est le plus court chemin pour aller à la gare. La chose était simple et je lui dis : tu descends la rue, tu tournes à la maison Jean Vilar et tu… Il m’interrompit alors pour me dire : »mais c’est qui Jean Vilar » ? Avouez que dans une ville où cet homme a créé le festival d’Avignon il y a de quoi s’étonner ! Voyons, lui dis-je tu n’es pas venu ici voir du théâtre ? Non, dit-il, je suis venu écouter un concert. Et pourquoi ici, en Avignon justement ? Parce c’est gratuit et qu’il y a de l’ambiance. Mais le théâtre dis-je ? Oh, je n’y vais jamais. Et tu ne sais pas que Jean Vilar a créé ce festival de théâtre qui draine des milliers de gens ici chaque été. Bof, ici ou ailleurs ! Pour le coup j’en fus stupéfait. Aucune ironie, aucun dédain chez ce garçon sympathique par ailleurs. Le théâtre avait été submergé par autre chose, par ce qu’on appelle le « culturel », la fête, le concert, le festival d’été, ce loisir supérieur et subventionné qui offre toute une palette de spectacles mais aussi de théâtre, soit en Avignon un millier de spectacles en un mois dit-on, pour un million de spectateurs, partout, en tous endroits de la ville et au dehors.

Pourquoi cette anecdote me revient-elle en mémoire ? Parce que chacun après avoir attendu impatiemment la réouverture des salles de spectacle et singulièrement de théâtre dont on a été privé longtemps peut comprendre ce malentendu. Mais ce « chacun » est-il bien l’interlocuteur auquel on pense ? N’attend-on pas plutôt la libération des énergies, la fête, la convivialité, la rencontre, quel qu’en soit le prétexte ? l’ouverture des cafés, des bars, les concerts qui sont le grand commun dénominateur de la jeunesse. Et n’a-t-on pas trop préjugé de l’attente culturelle comme telle ? Simple question sans doute, et du reste, je voudrais bien me tromper.

Et pourquoi en revenir à Vilar justement ? Parce qu’il y a 50 ans exactement, il nous quittait un 28 Mai 1971, revenu finir ses jours dans la ville de Sète où il était né. L’occasion de dire ce qu’il avait apporté au théâtre et à la place de cet art dans la cité lorsqu’il déclarait : »le théâtre populaire est un service public, comme l’eau, le gaz et l’électricité ». Durant une trentaine d’années, (il est mort jeune à 59 ans) il aura bouleversé le rapport du théâtre au public, simplifié ses codes (un tréteau nu et un texte) redonné un accès au grand répertoire, mobilisé pour cela les plus grands acteurs de son époque (dont Gérard Philippe), créé (à la demande du grand poète René Char) le plus grand festival de théâtre de France en Avignon, qui draine des milliers de spectateurs chaque année, imposé l’idée que le théâtre est au cœur de l’aventure culturelle de la fin du siècle dernier, et donné corps avec quelques autres à la grande aventure du théâtre populaire de la décentralisation. Pas le seul en effet, pas le premier non plus, nous ne ferons pas ici l’histoire du théâtre, mais assurément l’un des plus connus grâce au TNP qu’il dirigeait et au festival d’Avignon justement, lequel reste encore, un des symboles de théâtre populaire.

Mais c’est ce même homme qui sera foudroyé par la tornade de 1968 avec ces hordes de gauchistes descendus de la capitale, venus manifester dans la Cité des Papes en criant : « à bas le théâtre des bourgeois, à bas Vilar, Béjart, Salazar » dans un raccourci qui laisse songeur. Vilar ne se remettra pas de cette injustice et de cet affront. Il fera face cependant pendant toute la durée de « son » festival, au pied des gradins et des barrières qui drainaient le public, affrontant les cris et les horions et décèdera trois ans plus tard en ayant quitté le théâtre aussi modestement qu’il y était entré. Ceci laisse songeur quant à la versalité des opinions et la volatilité des réputations. Mort, il sera encensé par ceux qui savaient à quel point cet homme fut indispensable à la cause qu’il défendit, avant, il faut comme d’autres, contesté et on passa assez vite à autre chose.

Je me demande si, à la réflexion, la remarque de mon jeune spectateur de rencontre, n’était pas plus pertinente qu’elle ne m’avait parue au premier abord. On croit toujours que nos goûts et préférences sont eux de tout le monde, mais il n’en est rien. Ce qui avait compté pour moi et ceux de ma génération ne comptait peut-être déjà plus pour celle qui suivait. Encore que ce festival d’Avignon soit toujours au zénith des grands évènements de l’été, mais bien moins qu’un festival de rock on l’admettra.

Mais justement, n’est-ce pas là le malentendu, et va-t-on toujours au théâtre avec dans la tête ce qui était l’ambition de ces pionniers : transformer un public de rencontre en peuple solidaire. Ah ça, c’est une autre affaire. Cela s’appelle le théâtre politique, là où l’on vient chaque soir disait-il « recueillir une leçon de courage ». Pour toutes ces raisons, mais il en est bien d’autres, j’ai voulu aujourd’hui, alors qu’on se remet à prendre le chemin des salles de spectacle, raconter cette histoire parce qu’il me semble qu’après avoir été tant privés de théâtre, il est bon de se dire que ces espaces à nouveau ouverts ne sont pas seulement des lieux de loisirs, mais sont aussi d’indispensables catalyseurs de citoyenneté là où ils sont installés et confiés à de bons régisseurs comme aimait à le dire le modeste Vilar. Mais la citoyenneté, qui s’en soucie encore au temps des identités revendiquées sous la forme plurielle, comme on dit !

SURPRODUCTION

Les agriculteurs connaissent bien le problème. Ils savent qu’il y a de bonnes et de mauvaises saisons : le temps, la pluie et le soleil quand il faut, et pas à contretemps, l’absence de gel, la concurrence des producteurs du sud, qui font que les melons, les tomates, les pêches ou les fraises se vendent bien ou pas. C’est que nous en avons connu de ces périodes tendues où les paysans en colère déchargent les camions étrangers sur l’autoroute, font des grèves ou des manifestations pour écouler leur marchandise, périssable par définition. De plus, qui dit abondance, dit baisse des prix et le revenu attendu n’est plus là. On le comprend.

Plus inattendu le phénomène qui se produit dans l’édition est pourtant de même nature. Vous me direz que de l’agriculture à la culture, il y a quelques similitudes, ne fût-ce que par étymologie. De là à comparer les fruits de saison aux livres chez les éditeurs, il n’y a qu’un pas, franchi sans doute par la vénérable maison Gallimard conseillant à ces forçats de la plume ou du clavier, qui ont passé leurs mois de confinement à écrire, de cesser de leur envoyer des manuscrits (en vérité surtout des romans) sous lesquels, ils croulent littéralement. Il est vrai que les chiffres sont éloquents, plusieurs centaines reçus par jour dans les plus grandes maisons d’édition.

 Il faut avoir vu un jour le bureau des manuscrits de la plupart de ces maisons pour en être instruit. Ceux-ci au long cours, ressemblent à s’y méprendre à des bureaux du tri postal après des semaines de grève : casiers qui débordent, piles au sol, piles sur les tables, les comptoirs, les secrétaires épuisées envoyant la lettre-type à tous ces envois postaux : « en dépit d’indéniables qualités, votre manuscrit n’a pu trouver place dans notre catalogue etc… » Tous ces manuscrits « en souffrance » comme en dit en langage postier, bien approprié ici, sont l’ordinaire des maisons d’édition. Mais là, l’écrivain, petit producteur de prose ou d’idées, est, à la différence de l’agriculteur, sans recours.  Pas d’autoroute à bloquer, de manifestations en préfecture et de tracteurs en ligne. Et du reste, l’écrivain indispensable acteur, compte assez peu dans la filière (en général moins de 10% de droits d’auteur).

Un auteur inconnu aura bien du mal à se glisser dans le rang et, contrairement à une légende qui veut que certains best-sellers arrivent par la poste. Il y en a de temps à autre comme par exemple « l’élégance du hérisson » de Muriel Barbery, arrivé chez Gallimard de cette manière qui fut un succès, mais la plupart de ceux qui sont publiés y arrivent autrement : par la recommandation, par la notoriété de leurs auteurs acquise ailleurs, sur le terrain médiatique, politique, sportif, journalistique, qui démontrent à l’évidence que dans ce domaine, il vaut mieux être déjà « connu » pour être « découvert ». Et si l’on a compris le système, le livre aujourd’hui (enfin la plupart de ceux-là) n’a pas forcément pour objet d’être lu, (les éditeurs observent souvent que ceux qui écrivent ne lisent guère), il peut servir de prétexte à être invité à la télévision, à faire un « Buzz » sur les réseaux sociaux, à être » ou à « se maintenir » dans la visibilité médiatique, à se lancer dans une campagne politique, de sorte, que tout le monde veut publier, pour « exister » un petit moment…dans les media. Les éditeurs, en experts de la chose, savent jauger la profitabilité de l’opération et parfois la suscitent eux-mêmes.

Le problème est que cette attirance provoque l’engorgement des circuits d’une filière qui, si elle est d’abord vue comme culturelle, n’en est pas moins économique et capitalistique.Dans cette branche, le prix de vente n’est plus libre mais « fixe ». C’est l’effet de la Loi Lang de 1981 qui en a arrêté le principe. Ceci a l’avantage de protéger le libraire et la filière du livre des effets de la concurrence, mais a pour conséquence de mettre la trésorerie du libraire dans la dépendance de l’éditeur qui fixe ainsi le niveau de sa rentabilité.

En période d’anniversaire de cette loi, on remarquera que, si la librairie indépendante a pu être sauvée des effets de la concurrence, elle n’en a pas moins souffert de la fragilité de son modèle économique. Les vrais gagnants en réalité, ont été les éditeurs, qui ont connu une concentration capitalistique réduisant leur nombre à 4 ou 5 grands groupes (Hachette, Gallimard-Madrigal, Editis, etc) qui peu à peu ont racheté la plupart des maisons d’édition indépendantes et se sont offert au passage un certain nombre de librairies, notamment parisiennes. Qu’ils veuillent réguler le cours des choses est normal, mais le plus étonnant est que cette initiative soit venue de la maison Gallimard. 

En effet, la célèbre maison devrait se souvenir, alors qu’elle exerçait son activité sous le label de la NRF (Nouvelle revue française), qu’elle avait refusé en 1912, le manuscrit d’un inconnu, un certain Marcel Proust (du Côté de chez Swann). Négligence qu’elle portera comme un stigmate pendant longtemps et qui obligera ses dirigeants, Gide en tête, à faire des pieds et des mains pour le reconquérir et leur assurer en fin de compte une rente éternelle. Espérons seulement que cet appel à différer leurs envois aux aspirants écrivains, n’enverra pas un futur Proust chercher ailleurs une voie de salut, ou souhaitons-le plutôt, afin de voir récompensées ces toutes jeunes et inventives maisons d’édition qui fleurissent elles-aussi chaque saison et qui durent parfois quelques années, malgré l’extrême concentration capitalistique du secteur et leur rachat en fin de compte par plus grosses qu’elles. Car tel est le destin d’un secteur qui se voulait une exception culturelle mais qui est aussi industriel et donc soumis à la loi du marché quoique tempéré par l’aide publique.