LA BAGUETTE DE PAIN AU PATRIMOINE IMMATÉRIEL DE L’UNESCO

Cocorico lâcha le Coq français, non point à l’occasion de la coupe du monde de football, pas encore, mais pour le prestige soudain obtenu par la reconnaissance d’un emblème français de la consommation de pain.

On a classé « la baguette française », symbole s’il en est du pain dont le prix tutoie toujours les 1€, un peu plus, un peu moins, selon les périodes et les lieux qui en fait un véritable marqueur de consommation dans le calcul du coût de la vie en France.

C’est que le pain a, dans nos sociétés occidentales et au-delà, un caractère sacré. Le pain, issu du blé des Égyptiens qui les premiers surent le cultiver, le broyer en farine et y ajoutant l’eau et le sel en faire les premiers aliments consommés dans tout le Moyen-Orient avant que de l’être en Europe (« du pain et des jeux » réclamaient les Romains !) et de constituer avec le christianisme la métaphore ou l’allégorie de la divinité (le pain des anges) mais avant lui, la manne céleste, toujours présente dans la prière chrétienne : (le Pater) qui en prolonge la demande : « donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien ». Demande concrète et demande spirituelle tout autant. (car l’homme ne vit pas que de pain dit encore la Bible).

La France profonde et paysanne depuis le haut Moyen-âge va mettre le pain au centre de sa vénération et de sa survie : que l’on se souvienne du tableau des Frères Le Nain, jadis reproduit dans les livres d’école : la famille paysanne et le pain sur la table. C’était déjà le gros pain rond, plus tard la miche de deux ou trois kilos qu’on achetait pour la semaine et dont on découpait des tranches chaque jour, ce qui permettait de méditer (ou d’écrire, comme Claudel par exemple) sur le pain frais du début et le « pain dur » de la fin, et même le pain perdu, à l’image de la vie et du temps qui passe.

Et l’on se souviendra aussi des famines, des disettes qui frappaient le pays en temps de mauvaises récoltes. On sait ainsi que la Révolution de 1789 n’eût pas de motif plus sérieux que celui-là, auquel s’ajoutèrent maintes doléances certes, mais l’absence du pain surpassait les surpassait toutes. Tout cela pour dire que le pain en France fut et reste au cœur de la sensibilité nationale.

Mais la baguette ? N’est-ce pas une autre histoire, une histoire pour ainsi dire, parisienne ville où elle apparaîtra vers les années 1830 dans les boulangeries et même dit-on dans la boulangerie d’un boulanger Viennois (on sait que ce sont ces derniers qui ont aussi inventé le croissant !) et ensuite généralisée de la capitale aux grandes villes.

Car « la baguette parisienne » est d’abord un produit de luxe. À la différence de la miche ou de la meule de pain, elle ne se conserve pas, sa farine n’est pas nourrissante, elle est raffinée, conçue pour être le plus blanche possible, idéale pour le petit café, les tartines beurrées du matin, ou le sandwich, adaptée à un mode de vie nouveau, consommée en un ou deux repas avec ses variantes, la flute ou la ficelle. Elle n’est pas faite pour nourrir, elle ne tient pas au corps, ne pèse pas sur l’estomac, elle est citadine, de qualité nutritive médiocre (il s’en consomme malgré tout 6 milliards en France chaque année). 

Bien différente est la baguette de tradition, dorée, croustillante, issue d’une longue fermentation à l’inverse de cette baguette blanche qui est le symbole de la mode, de l’aisance où l’on mange non pour se nourrir mais pour picorer sur un coin de table, serviette blanche sur les genoux et chapeau de modiste sur la tête. Du reste, ce n’est pas la « parisienne » qui est classée, mais la baguette de « tradition française », c’est-à-dire cette production artisanale traditionnelle, qui met en œuvre des savoirs faire et, ajoute l’Unesco, les pratiques sociales qui y sont attachées (autrement dit la consommation du pain et ses usages). Voilà qui est intéressant.

Regardons par exemple la célèbre photo de 1952 due à Willy Ronnis où l’on voit le petit garçon sautillant, portant une baguette presqu’aussi grande que lui, et l’on se dit que la taille et le poids de celle-ci (pas plus de 250 g aujourd’hui) a considérablement changé en moins d’un siècle (il se consomme dix fois moins de pain aujourd’hui qu’alors), mais il est vrai que la baguette reste la forme la plus courante et la plus symbolique de ce pain qui fait l’ordinaire de l’alimentation des Français. 

Ne négligeons pas cependant aussi le cliché touristique qui s’attache à la chose et désigne nos concitoyens : (le béret, la baguette, le litron de vin et le fromage) et ne retenons que leur goût pour les bonnes choses : tenez, en cette fin d’année, une belle tranche de foie gras étalée sur une baguette croustillante. Et si on classait aussi le foie gras qui, comme le blé, nous vient des Égyptiens ? N’en faisons rien, le foie gras risquerait alors, comme la corrida (classée à l’Unesco en 2011 puis déclassée en Conseil d’État en 2016) d’être soumis à la censure pour maltraitance animale. Alors, profil bas et palais gourmand, profitons du fait que nul ne plaide encore pour la mort par écrasement du grain de blé transformé en farine et saluons l’Unesco, pour avoir classé la baguette au patrimoine mondial immatériel de la culture.

COUP DE COLÈRE

Peut-être êtes-vous comme moi, heureux de parcourir les salles d’exposition des musées lorsque l’occasion s’en présente ; sans doute considérerez-vous qu’avoir vu de près une œuvre de Van Gogh, Gauguin, Monet, Cézanne ou mieux encore Léonard de Vinci, Raphaël, Soulages peut-être, est une chance, un bonheur, l’occasion de voir enfin un chef d’œuvre dont le nom nous est familier et l’œuvre étrangère, tant que nous n’en avons pas fait la rencontre directe.

Je dis « sans doute », mais je n’en suis plus aujourd’hui très sûr, depuis que j’ai vu des « zozos », comment les appeler autrement ! jeter sur ces toiles (heureusement protégées de vitres, et même de vitres blindées pour la Joconde), de la soupe, des ingrédients divers, de la colle, que sais-je encore…saisissant le prétexte de la peinture à l’huile pour protester contre l’usage et l’extraction des énergies fossiles qui polluent la planète.

On a là, une belle brochette d’agitateurs, jeunes la plupart du temps, siglés et attifés comme il faut qu’on les reconnaisse, portant des Teeshirts où est inscrit le motif de leur résistance (un bien grand mot à l’heure de la guerre en Ukraine !) Resistance à quoi ? Au pouvoir en général, à la société industrielle, à l’économie-monde et tout ce qu’on voudra.

Comme si la cause qu’on veut défendre libérait de tous les interdits, justifiait tous les excès avec une bonne conscience consternante de ce qui est bon et de ce qui est mauvais tout en faisant fi de l’opinion des autres et des règles de droit ou de démocratie élémentaire.

Car on est bien d’accord sur le fond, ce n’est la cause défendue qui est critiquable, mais la méthode qui nuit doublement à son objet et à l’art. Quel respect voulez-vous avoir pour un mouvement dont la méthode est l’irrespect ! Et puis nos pays européens ne sont-ils pas déjà plus soucieux que d’autres de remédier à ces maux qui affectent notre planète ? Faut-il en rajouter dans la provocation sans conséquences ? Chacun sait que ce genre de manifestations n’est possible que dans ces démocraties tolérantes et pacifiques qui sont les nôtres, et que là où la pollution est la plus grande, nul ne s’aviserait de jouer au petit malin sachant ce qu’il en coûterait pour ceux qui se livreraient à ce genre d’exercice.

Et voilà ce qui explique le désolant spectacle qui permet à certains de se payer un petit moment de gloire sur les réseaux de communication du monde entier, un petit scandale sans conséquence, un petit exploit qui attire un instant les caméras et qui n’intéresse que ceux qui s’y livrent. Mais Van Gogh, Cézanne, Vinci, Botticelli, d’autres encore ? Qui s’en soucie vraiment ? Leur nom est connu, leurs œuvres aussi parfois, mais leur mise en péril, qui cela intéresse-t-il vraiment ? Continuons comme ça et il faudra bientôt mettre toutes nos œuvres sous verre dans les musées ! Mais la peinture elle-même qui intéresse-t-elle ?

Êtes-vous allés dans ces grandes expositions qui drainent des foules ? Avez-vous vu le comportement de la plupart des gens qui se bousculent, se précipitent devant les tableaux avec leurs smartphones, prennent l’image en photo comme des voleurs et s’éloignent sans regarder ? C’est bien là notre monde, un monde de moutons et de loups, les uns suivent, les autres mordent ou dévastent ; mais qui s’intéresse encore à la peinture (puisque c’est de cela qu’il s’agit ici) ! La peinture à l’huile dans laquelle on a dilué les pigments colorés, il n’en faut pas plus dans une toile que pour cuire un œuf ! Mais qu’importe, c’est le symbole et le prétexte, une affaire de communication.

En vérité, nous n’avons plus le sens du sacré, la chose ne s’arrête pas aux musées et lieux de culture, elle touche aussi aux lieux de culte, aux églises qu’on vandalise, aux cimetières qu’on profane, et à tout ce qui représente une valeur pour le monde d’où nous venons.

Nous n’avons plus besoin, d’art, de religion, de musées peut-être, nous sommes devenus autosuffisants et suffisants tout court. Un écran nous suffit pour avoir le sentiment d’exister.

Désajustés, errants, comédiens sans texte, musiciens sans partition, acteurs égarés fascinés par notre image, nous commettons des crimes civilisationnels de manière distraite et il ne nous viendrait pas à l’esprit de nous demander si, en attaquant ou détruisant un tableau nous ne sommes pas en fait sortis de l’humanité des hommes pour passer dans un autre monde, virtuel celui-là, par la porte de la sottise et de l’ignorance. Comme aurait dit en son temps mon vieil instituteur : mais quelle est donc l’utilité de l’école, si elle n’a pas d’abord appris à aimer la culture et les œuvres d’art ?

SOULAGES, NOTRE DERNIER IMPRESIONNISTE ?

Hommage national dans la cour du Louvre pour le peintre Pierre Soulages, mort à 102 ans. Mais que représente Pierre Soulages ? Incarne-t-il cette culture française qui puise aux racines du pays ou bien est-il déjà une figure de l’universalité d’un art relevant d’un genre, l’art abstrait, davantage que d’un terroir : la France ? La question vaut d’être posée car il est sans doute l’un et l’autre. Puisant dans le monde de la nuit des cavernes (l’art pariétal, sa première émotion) et l’art roman de l’Abbatiale de Conques dont il fera les vitraux, il est aussi celui qui s’est laissé guider vers la radicalité en privilégiant le noir comme couleur des couleurs.

En choisissant le noir comme couleur, Soulages s’était situé à l’opposé de ce qui avait fait le succès du dernier art français reconnu mondialement : disons l’impressionnisme et à sa suite , l’École de Paris. Le premier a révélé à l’histoire de la peinture mondiale la lumière bien singulière des paysages français avec les artistes qui se nommaient: Manet, Monet, Pissarro, Sisley, Renoir, et puis Bissière, Manessier, Singier, dans la deuxième École de Paris firent leur ordinaire. On sait depuis, que l’aventure de la peinture française et en tout cas de la peinture moderne a partie liée à la lumière. 

Soulages a vu qu’une couleur, une seule, les contenait toutes : le noir. Cela ne vint pas tout de suite, car il fut d’abord un bâtisseur, un peintre qui dans l’espace réduit de la toile au format modeste posa ses masses noires avec parfois des notes d’ocre, de bleu ou de rouge profond qui en amplifiaient les oppositions. Un bâtisseur, un architecte, un peintre qui se confrontait à l’espace, à la pesanteur, et à la profondeur abstraite du plan. 

Ce qu’il nomma « Outrenoir » viendra plus tard, (après Conques,) avec la monumentalité qu’il ira chercher dans sa confrontation avec les peintres américains, (Kline en particulier). C’est cela qui le fera remarquer et entrer dans la grande peinture, soit dit en passant.

Que sont ces « Outrenoirs » ? D’immenses toiles, des murs de peinture talochés comme le font les maçons, les plâtriers, à larges empattements horizontaux la plupart du temps, rayés, striés, sur lesquels vient jouer la lumière comme sur des miroirs éteints. 

La lumière, un effet voilà son grand sujet.

C’est à Conques peut-être, qu’il en a donné sa plus somptueuse illustration dans son face-à-face avec le vitrail. Dix ans de labeur, de méditation, d’essais de confrontations avec l’Art roman pour substituer au vitrail narratif et bavard, le silence de la lumière qui n’éclaire pas seulement mais révèle comme l’avaient compris avant lui ces géniaux bâtisseurs avec leurs vitraux d’albâtre auxquels on doit cette lueur laiteuse de sacristie dans la nef. Soulages a su faire de cette lumière, le plus beau des cantiques ; comme avant lui aussi le firent les peintres byzantins dont témoigne cette inscription trouvée dans la chapelle archiépiscopale de Ravenne : «c’est ici que captive, la lumière règne libre ».

Voilà ce que Soulages, chercheur infatigable de la qualité de verre adéquat à son projet, fit. En découpant ces vitraux en bandes épaisses qu’il sut rythmer par des lignes, il réinventa l’art des verriers du Moyen-âge comme avant lui l’abbé Suger l’avait fait en la basilique de Saint Denis.

L’abbé Soulages ? Osera-t-on faire la comparaison avec ce peintre habillé du noir des soutane toute sa vie ? C’est aller un peu loin même si on le voit bien, il y a du religieux « laïque » sans doute dans sa démarche. Peut-être pas croyant mais, témoin d’une spiritualité ancienne et profonde comme celle qu’il chercha sur les murs préhistoriques des grottes de son enfance, puis à Conques même. Qu’est-il venu chercher et trouver là dans cette abbatiale sacrée de si important pour lui ? Que cherchait-il dans ses Outrenoirs ? De quelle spiritualité ces pièges à lumière qu’il a tendus au visible sont-ils le secret ? La réponse est dans ses œuvres.

Après avoir compris que la radicalité était le mode sur lequel s’établissait aujourd’hui la visibilité et la notoriété internationale, il s’attacha à l’essentiel, la vérité en peinture. Dirons-nous alors qu’il fut aussi un grand peintre sensible au génie français de la lumière comme ses devanciers avant lui ? À l’évidence oui. Il fut même paradoxalement notre dernier impressionniste.

L’AIR DU FROID

On va trouver peut-être le moment mal choisi, alors que l’été indien continue à roussir nos frênes, chênes et platanes. Parler du froid peut sembler intempestif. Personne n’a encore remis sa petite laine et l’on voit les sportifs du dimanche prendre d’assaut les plages et la montagne comme aux plus beaux jours de l’été. Mais à y bien regarder, on sent comme un fond d’air plus frais. On sent, enfin, je veux dire qu’on entend plutôt ou qu’on observe, que le temps social ou psychologique si l’on veut, commence à se rafraichir. Déjà au Parlement on se bat froid entre partis et factions concurrentes dans l’hémicycle. Les faits divers nous rapportent des crimes qui font froid dans le dos. À l’international on constate que les relations Franco-Allemandes, véritable thermomètre de l’Europe se refroidissent, et si l’on va plus loin encore, on admettra que ce qui se passe à l’Est rappelle plutôt la guerre froide que l’entente cordiale.

Autant être prévenus.

Car si j’use ici de métaphore c’est par précaution. On va bientôt voir et ressentir concrètement ce qu’il en est de la froidure, lorsque l’électricité et le gaz viendront réellement à manquer ou seront rationnés. C’est bien ce qui se prépare avec les conséquences de cette guerre dite « asymétrique » pour indiquer qu’elle a commencé comme une « opération spéciale » avant de se transformer en guerre classique et peut-être mondiale si on n’y trouve pas une issue raisonnable assez tôt, mais il ne semble pas qu’on en prenne le chemin.

Tout se passe comme si le monde, j’entends par là, le monde de la mondialisation commerciale et culturelle en avait eu assez de la paix et des échanges et avait besoin de se livrer à ces crises systémiques qui secouent de temps à autre les peuples et les civilisations, bouleversant les rapports de puissance au prix du sang et des larmes. L’histoire est tragique, on l’avait sans doute oublié trop vite et le destin des nations, ou leur tentation, est de tenter de redevenir des empires au détriment des autres avant de basculer dans la guerre et d’anéantir le seul bien qui nous soit commun : la paix. 

Nous nous installons ainsi peu à peu, et à notre grand étonnement, dans un monde dont la guerre est devenue une option comme une autre, mais disons-le, en ignorant l’équilibre de la terreur nucléaire du temps de la guerre froide. Il y a toujours un moment où l’on tente de passer la ligne de jouer avec le feu. L’Histoire nous enseigne que les plus grandes catastrophes ont eu souvent des prétextes minimes à leurs déclenchements.

Je vous avoue que cela fait un peu froid dans le dos. Les rodomontades, coups de menton, de clairon ou de canon sont l’ordinaire des temps troublés, nous y ajoutons maintenant le film et le commentaire en direct avec ou sans propagande, dans les media et les réseaux sociaux qui en orientent la perception sinon le cours avec les experts, les thuriféraires et les va-t-en guerre de surcroît. 

Je me souviens avoir lu qu’au moment de la deuxième guerre mondiale, à l’heure où le débat sur la paix faisait l’ordinaire des débats parlementaires, un philosophe avait déclaré : « les pacifistes sont des gens qui ont pour la paix un amour de faiblesse », entendant par-là que lorsque la guerre est là ou tout près de nous, vouloir se payer de mots est une faiblesse qui ne change rien aux choses mais nous met en état d’en être accablés. Nous en sommes toujours là. Mais nous savons aussi que la guerre est capricieuse, les anciens savaient cela mieux que nous en l’attribuant aux caprices des dieux qui tantôt en faisaient pencher le destin d’un côté, tantôt de l’autre. Un jour il vous est favorable, le lendemain c’est l’inverse. Le plus sage n’est-il pas celui qui profite d’un moment de force pour imposer la trêve à son adversaire, quelles que fussent les bonnes ou mauvaises raisons de ce dernier. On sait de toute façon qu’il n’est pas de guerre totale (sauf la nucléaire peut-être) et que l’histoire ne change que provisoirement la géographie.

Au XVII° siècle, le musicien Anglais Henry Purcell composa un air qui devint célèbre en ce qu’il exprime le froid dans son essence, c’est le « Cold Song » que chacun peut écouter à loisir car c’est « un tube » comme on dit. L’écoutant par hasard ces temps-ci, il m’a suggéré cette chronique. Malgré tout, cet opéra (King Arthur) finit bien, car il y a un printemps après l’hiver, mais il exprime à merveille ce qu’il en est de la traversée de l’hiver des cœurs, des corps et des âmes et des peuples. Seule la musique en ces circonstances est à la hauteur de la souffrance des humains. Voilà bien une réflexion pour ces temps de la Toussaint.

L’ÉTOFFE DE NOS RÊVES.

Nous sommes faits de l’étoffe de nos rêves dit Shakespeare, la métaphore est belle mais l’étoffe en tant que telle peut être aussi un cauchemar. Allez demander aux femmes Afghanes recouvertes de la tête aux pieds de cette burqa qui leur laisse voir le monde au travers d’une grille textile ce qu’elles en pensent, maintenant que le nouveau régime les a de nouveau recouvertes de ce linceul ? Allez demander aux Iraniennes dont la police des mœurs surveille si elles portent le Niqab de manière règlementaire ? Allez demander à toutes celles que cette contrainte aliène ou terrifie si elles sont faites de l’étoffe des rêves de l’Arabie heureuse et des danses de Shéhérazade, des Mille et une nuits, même si c’est aussi une construction de l’orientalisme ? 

Quoi qu’il en soit, on meurt pour ça aujourd’hui en Iran, mais aussi en Afghanistan et dans d’autres endroits où les femmes sont ainsi contraintes, songent à se révolter et parfois comme en Iran, le font au péril de leur vie .

Mais voyez aussi dans nos pays occidentaux comment on s’en recouvre partiellement ou totalement sans qu’on sache bien si c’est sous contrainte ou par volonté d’affirmation identitaire. Les deux sans doute. Ce qui fait qu’on ne peut généraliser.

La seule chose que l’on puisse dire étant que là où c’est une obligation, la liberté consiste à chercher à s’en défaire et là où c’est une interdiction, la liberté individuelle consiste à le revendiquer.

La liberté, voilà l’enjeu. La liberté et la volonté d’affirmer une identité, une appartenance, une différence, voire une opposition aux valeurs d’une société dans laquelle on vit, surtout si elle est de nature tolérante. Le voile est un étendard, un drapeau, un bout d’étoffe et bien plus encore. En cela il ne diffère pas beaucoup de ce qu’est un vêtement qui protège et qui expose en même temps, car l’enjeu on le sait bien est culturel et religieux à la fois.

C’est que le vêtement, même s’il n’est plus ou pas tout à fait un uniforme a quand même valeur d’exposition de soi et de signe social. La mode, parce qu’elle est un jeu du corps et autour du corps, a été la grande réponse à l’uniforme en ce qu’elle mettait la fantaisie là où était la règle et l’ordre (uniformes militaires, religieux, professionnels). Ces derniers sont toujours à l’ordre du jour : les pompiers, les policiers, les médecins en blouse, les curés parfois en soutane ou plus discrètement en col blanc et croix au revers du veston (mais ici on est dans le registre des signes de reconnaissance discrets) en attestent. Le vêtement n’est jamais neutre. Le jour ou Mao a fait sa révolution il a imposé la vareuse bleue à tout le monde avec le col Mao bien sûr. On était sûr ainsi que celui qui ne se conformait pas au code social était un opposant, bon pour la corde ou la balle dans la nuque. 

Cependant, toujours et partout on a dérogé à la règle, on a subverti le code par moins ou par plus de contrainte. Même la tenue dite convenable des bourgeoises du second Empire (les jupes à fanon, les tissus de style tapissier, les jupons empilés) finit à la fin du XIX° siècle par être abandonnée : plus de robes à volants, de crinolines et la femme du XX° siècle, la femme libérée et « en cheveux » parut en société avant de rejeter corset et contraintes. Ce vent de liberté souffla partout, le monde musulman aussi se dévoila au féminin avec ardeur comme partout ailleurs. Aujourd’hui, dans ce monde-là, on enferme, on contraint, on oppresse, cette petite Iranienne qui a voulu un peu trop montrer sa belle chevelure l’a payé de sa vie.

Quel est donc ce mauvais vent du sud qui interdit soudain toute liberté de soi et impose aux femmes une contrainte des siècles lointains ?  C’est une question, mais il en est une autre : que signifie cette volonté de certaines femmes musulmanes ou converties, d’afficher chez nous ces voiles plus ou moins enveloppants comme un geste de défi ou un signe d’appartenance ?

Elles feraient bien d’y réfléchir à deux fois. L’oiseau encagé qui a renoncé à voler en liberté, le jour où la porte de la cage s’ouvre à nouveau risque bien d’être mangé par le chat !

Mais que pouvons-nous changer à ces choses qui s’emmêlent dans les cervelles des humains et les font agir si souvent contre leurs intérêts. Comment appelle-t-on ça déjà ?

La servitude volontaire.

Sous cette forme elle est plaisante, l’ennui c’est que lorsqu’elle est devenue une habitude ou un marqueur social, on ne s’en débarrasse plus aussi aisément. C’est alors dans le sang, les larmes et la poussière qu’il faut regagner sa liberté. Voilà ce que je pensais en regardant les images de ce qui se passait en Iran en ce mois terrible d’octobre où l’on sentait la proximité de la guerre partout autour de nous, après avoir croisé dans ma rue de ces silhouettes dont la présence se multiplie sous nos yeux, non point que je m’en offusque mais que cela me donne à réfléchir.