LES INTERMITTENTS DE LA COLÈRE

Parfaite illustration de « la société du spectacle », le livre prémonitoire de Guy Debord paru à la veille de 1968, la manifestation des gilets jaunes est aussi la première qui fasse spectacle à la fois dans la rue et sur les écrans, en temps réel et simultané, en se sachant spectaculaire, et en y contribuant avec beaucoup d’inventivité. À commencer par ce symbole qui est aussi un costume de rue, sinon de théâtre, dont chacun a souligné le fait qu’il permettait de passer de l’invisibilité à la visibilité, routière d’abord, sociale ensuite, théâtrale enfin : le gilet jaune.

Costume de théâtre donc, pour une pièce qui se joue sans metteur en scène identifié, pas même un parti politique ou un syndicat en tout cas au début, s’alignant plutôt sur les manifestations pacifiques, déterminée mais inventive donnant lieu à des créations collectives inattendues qui font penser au théâtre de rue, qu’on appelait « Agit Prop » au siècle dernier. Le côté insurrectionnel et violent viendra peu à peu en changer la physionomie, mais sans qu’elle cesse d’être théâtrale. Si l’on voulait s’en convaincre, il suffirait d’observer le nom qui est donné (par qui ? Comment ? On ne sait !) aux manifestations à Paris : Acte I, Acte II, Acte III, Acte IV, Acte V, Acte VI, où cela va-t-il s’arrêter ? Nous sommes bel et bien au théâtre. Mais dans toute pièce de ce genre, il y a des actes et puis il y a un dénouement, heureux ou tragique dont le but est la catharsis ; cette façon dont une société se libère d’une tension souvent dramatique par un acte symbolique. À quel genre avons-nous affaire ici ? Comédie ? Drame ? Molière ou Shakespeare ? Plutôt Victor Hugo, à moins que ce ne soit Eugène Sue le roi des feuilletons à épisodes. Alors, faut-il s’attendre à un dénouement ? Tant qu’il y a des acteurs, un public de spectateurs, des producteurs télévisés auxquels ces programmes rapportent sans rien coûter et des sondages d’écoute favorables, il n’y a pas de raison que ça s’arrête. Comme dans un feuilleton du samedi soir, on assiste à une série télévisée à laquelle on s’accroche et dont on attend la suite la semaine suivante, car pour la plupart des gens, « tout ça se passe d’abord et essentiellement, à la télé ! » Sur le terrain en revanche, le choix s’est porté presque partout sur les péages et les ronds points. Les péages, on comprend, vu le sujet de départ : le prix de l’essence, mais les ronds-points qui font partie de notre paysage routier depuis 50 ans. Il s’agit de ces ronds d’herbe plantés souvent encombrés d’un attirail de vieux outils, de brouettes ou de nains de jardin qui sont le défouloir de jardiniers frustrés ou des offices de tourisme en mal de kitsch. Ils pastillent notre territoire de petits îlots de terre sur flot de bitume devenus peu à peu le cauchemar de l’automobiliste comme dans le célèbre sketch de Raymond Devos où tout le monde tourne autour sans que personne ne puisse en sortir une fois qu’il y est entré. Tout un symbole de ce que nous sommes devenus. Les gens qu’on trouve là sont ceux de la France des provinces, quelquefois violente, le plus souvent « bon enfant », un peu piquet de grève, un peu camping, mais aussi la France insurrectionnelle qui « met le feu », qui met un gilet jaune sur un équipement noir, parfois brun, qui « monte à Paris » pour en découdre comme en 89 on montait à Versailles, lorsque qu’on voulait mettre le tête des puissants sur des piques. On observera d’ailleurs au passage que si les raisons de la colère sont une chose qui désigne une fracture sociale bien réelle, les manifestations de celle-ci en sont une autre. Du reste, ce ne sont pas forcément les mêmes qui l’expriment, comme si une scène succédait à une avec des acteurs peu à peu différents. Pour autant, ce théâtre social qui tourne en rond ne tiendra qu’autant qu’il aura une audience. Que le public se lasse, que les chaînes d’information aient d’autres sujets à traiter, que cela ne soit plus médiatiquement rentable, que les « gilets » ne soient plus invités sur les plateaux de télévision pour donner les solutions définitives à des problèmes complexes en se disputant avec ceux qui disent autre chose ou le contraire et le spectacle perdra son intérêt et ses spectateurs. Un sondage chassant l’autre, on dira, sans jamais le mesurer vraiment, qu’il y a moins de gens qui approuvent qu’il n’y en a qui désapprouvent et qu’on s’est bien éloigné des préoccupations du début. Certes, la prise de relais par l’examen des listes de doléances sur le territoire maintiendra un temps le feu sous la soupière. Les choses pourront alors s’apaiser ou reprendre au gré des mécontentements ou des colères. Cette longue contestation finira alors par lasser les organisateurs eux-mêmes et ceux qui la regardent. Mais comme le problème posé est structurel et non conjoncturel, le feu risque de reprendre après chaque accalmie. C’est alors que les acteurs de ces manifestations découvriront qu’ils sont devenus, d’une façon ou d’une autre, des « intermittents du spectacle », après avoir été ceux de la colère.

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