SURPRODUCTION

Les agriculteurs connaissent bien le problème. Ils savent qu’il y a de bonnes et de mauvaises saisons : le temps, la pluie et le soleil quand il faut, et pas à contretemps, l’absence de gel, la concurrence des producteurs du sud, qui font que les melons, les tomates, les pêches ou les fraises se vendent bien ou pas. C’est que nous en avons connu de ces périodes tendues où les paysans en colère déchargent les camions étrangers sur l’autoroute, font des grèves ou des manifestations pour écouler leur marchandise, périssable par définition. De plus, qui dit abondance, dit baisse des prix et le revenu attendu n’est plus là. On le comprend.

Plus inattendu le phénomène qui se produit dans l’édition est pourtant de même nature. Vous me direz que de l’agriculture à la culture, il y a quelques similitudes, ne fût-ce que par étymologie. De là à comparer les fruits de saison aux livres chez les éditeurs, il n’y a qu’un pas, franchi sans doute par la vénérable maison Gallimard conseillant à ces forçats de la plume ou du clavier, qui ont passé leurs mois de confinement à écrire, de cesser de leur envoyer des manuscrits (en vérité surtout des romans) sous lesquels, ils croulent littéralement. Il est vrai que les chiffres sont éloquents, plusieurs centaines reçus par jour dans les plus grandes maisons d’édition.

 Il faut avoir vu un jour le bureau des manuscrits de la plupart de ces maisons pour en être instruit. Ceux-ci au long cours, ressemblent à s’y méprendre à des bureaux du tri postal après des semaines de grève : casiers qui débordent, piles au sol, piles sur les tables, les comptoirs, les secrétaires épuisées envoyant la lettre-type à tous ces envois postaux : « en dépit d’indéniables qualités, votre manuscrit n’a pu trouver place dans notre catalogue etc… » Tous ces manuscrits « en souffrance » comme en dit en langage postier, bien approprié ici, sont l’ordinaire des maisons d’édition. Mais là, l’écrivain, petit producteur de prose ou d’idées, est, à la différence de l’agriculteur, sans recours.  Pas d’autoroute à bloquer, de manifestations en préfecture et de tracteurs en ligne. Et du reste, l’écrivain indispensable acteur, compte assez peu dans la filière (en général moins de 10% de droits d’auteur).

Un auteur inconnu aura bien du mal à se glisser dans le rang et, contrairement à une légende qui veut que certains best-sellers arrivent par la poste. Il y en a de temps à autre comme par exemple « l’élégance du hérisson » de Muriel Barbery, arrivé chez Gallimard de cette manière qui fut un succès, mais la plupart de ceux qui sont publiés y arrivent autrement : par la recommandation, par la notoriété de leurs auteurs acquise ailleurs, sur le terrain médiatique, politique, sportif, journalistique, qui démontrent à l’évidence que dans ce domaine, il vaut mieux être déjà « connu » pour être « découvert ». Et si l’on a compris le système, le livre aujourd’hui (enfin la plupart de ceux-là) n’a pas forcément pour objet d’être lu, (les éditeurs observent souvent que ceux qui écrivent ne lisent guère), il peut servir de prétexte à être invité à la télévision, à faire un « Buzz » sur les réseaux sociaux, à être » ou à « se maintenir » dans la visibilité médiatique, à se lancer dans une campagne politique, de sorte, que tout le monde veut publier, pour « exister » un petit moment…dans les media. Les éditeurs, en experts de la chose, savent jauger la profitabilité de l’opération et parfois la suscitent eux-mêmes.

Le problème est que cette attirance provoque l’engorgement des circuits d’une filière qui, si elle est d’abord vue comme culturelle, n’en est pas moins économique et capitalistique.Dans cette branche, le prix de vente n’est plus libre mais « fixe ». C’est l’effet de la Loi Lang de 1981 qui en a arrêté le principe. Ceci a l’avantage de protéger le libraire et la filière du livre des effets de la concurrence, mais a pour conséquence de mettre la trésorerie du libraire dans la dépendance de l’éditeur qui fixe ainsi le niveau de sa rentabilité.

En période d’anniversaire de cette loi, on remarquera que, si la librairie indépendante a pu être sauvée des effets de la concurrence, elle n’en a pas moins souffert de la fragilité de son modèle économique. Les vrais gagnants en réalité, ont été les éditeurs, qui ont connu une concentration capitalistique réduisant leur nombre à 4 ou 5 grands groupes (Hachette, Gallimard-Madrigal, Editis, etc) qui peu à peu ont racheté la plupart des maisons d’édition indépendantes et se sont offert au passage un certain nombre de librairies, notamment parisiennes. Qu’ils veuillent réguler le cours des choses est normal, mais le plus étonnant est que cette initiative soit venue de la maison Gallimard. 

En effet, la célèbre maison devrait se souvenir, alors qu’elle exerçait son activité sous le label de la NRF (Nouvelle revue française), qu’elle avait refusé en 1912, le manuscrit d’un inconnu, un certain Marcel Proust (du Côté de chez Swann). Négligence qu’elle portera comme un stigmate pendant longtemps et qui obligera ses dirigeants, Gide en tête, à faire des pieds et des mains pour le reconquérir et leur assurer en fin de compte une rente éternelle. Espérons seulement que cet appel à différer leurs envois aux aspirants écrivains, n’enverra pas un futur Proust chercher ailleurs une voie de salut, ou souhaitons-le plutôt, afin de voir récompensées ces toutes jeunes et inventives maisons d’édition qui fleurissent elles-aussi chaque saison et qui durent parfois quelques années, malgré l’extrême concentration capitalistique du secteur et leur rachat en fin de compte par plus grosses qu’elles. Car tel est le destin d’un secteur qui se voulait une exception culturelle mais qui est aussi industriel et donc soumis à la loi du marché quoique tempéré par l’aide publique.

Christa LUDWIG

L’une des plus grandes voix du XXe siècle vient de s’éteindre. La mezzo-soprano allemande Christa Ludwig est morte samedi 24 avril à l’âge de 93 ans.

Christa Ludwig en 1980

Faut-il présenter la célèbre mezzo-soprano Christa Ludwig, rappeler ses débuts à l’Opéra de vienne avec Karl Boëhm, son rôle de « Chérubin » dans « Les Noces de Figaro », de « Kundry » dans « Parsifal » à Bayreuth, « d’Ottavia » dans le couronnement de Poppée, de « la Maréchale » dans « le Chevalier à la rose » ou de « Carmen ». Non, sans doute.

Or en cette année 1980, elle a cinquante ans, sa carrière est faite, c’est une star de l’opéra mais elle chante aussi des « Lieder » avec ce naturel de l’expression et cette simplicité dans la ligne de chant qui en font une très grande artiste.

Comment ai-je eu l’audace de l’inviter pour un programme de lieder de Schubert, de Brahms, Mahler et Strauss au Parvis à Tarbes ? L’inconscience sans doute et l’opportunité d’un agent qui « avait  la tournée » dans son agenda. Je n’étais alors ni certain de l’acoustique de la salle, ni de la qualité du piano, mais c’était un piano de concert loué pour l’occasion et par chance il était bon.

Lorsque je l’ai vue arriver dans sa loge par l’entrée des artistes, la tête enfouie dans un manteau de renard blanc, j’ai surpris son regard effaré qui disait : « mais que suis-je venue faire ici ? » Tout devait la désorienter, un centre commercial perdu dans les champs, la nuit qui tombait, une ville inconnue, un théâtre dans un supermarché ! Elle était blanche comme son renard. Son agent l’accompagnait et tout le monde s’efforça de lui apporter le réconfort et de la rassurer. Je n’osai aller la saluer, j’avais compris la scène d’un coup d’œil. Mais c’était une grande professionnelle et elle chanta sublimement de cette voix d’ombre et de mystère qui fait son charme. Elle avait choisi un programme romantique qui allait bien à sa voix. Le public était très attentif quoique peu nombreux, ce fut une soirée « intime ». Au vrai, un malentendu. Elle termina son tour de chant sans rappel je me souviens, poliment, comme il se doit. Elle me salua de même, me gratifia même d’un sourire ; elle avait assuré en grande professionnelle.

Le lendemain elle chantait dans « les Troyens » de Berlioz au Palais Garnier et elle devait raconter en riant entre deux coupes de champagne sa mésaventure tarbaise. Moi, cela me servit de leçon, l’opéra désormais, j’irais l’écouter dans les maisons d’opéra et pour les récitals, on verrait plus tard. 

On a vu en vérité, mais le Parvis  entre temps avait grandi et il savait désormais accueillir les grands artistes de la scène comme il se doit et pour l’international, l’opéra devint peu à peu accessible via les retransmissions télévisées sur grand écran avec un confort acoustique remarquable.

GLOIRE ET MÉMOIRE

vue du musée d’Orsay -VG-E


un nouveau musée éponyme

On l’a appris à la fin du mois dernier, le Président Macron suivant le vote des députés  a donné son accord à la modification de l’intitulé du Musée d’Orsay consacré aux artistes du XIX° siècle à Paris qui s’appellera désormais : » établissement public du musée d’Orsay et du musée de l’Orangerie , »Valery Giscard-d’Estaing « , un titre un peu long comme on voit, qui ne changera  peut-être rien à l’appellation habituelle de « Musée d’Orsay » mais qui figurera comme tel dans toutes les correspondances et attributions officielles. Ainsi monsieur Giscard d’Estaing rejoindra la cohorte de ses prédécesseurs : « le Centre national d’art et de culture Georges Pompidou » familièrement appelé : Beaubourg, ou Centre Pompidou, « le musée du quai Branly – Jacques Chirac » dont le nom a aussi été ajouté au lieu qui a longtemps cherché le sien : musée d’Art nègre (impossible à appeler ainsi aujourd’hui), musée d’arts primitifs (pour les mêmes raison) ou encore Musée des Arts premiers (qui a longtemps eu la faveur des amateurs) et qui fut, pour éviter toute polémique, finalement baptisé de son adresse au Quai Branly. Le nom de Chirac venant y souligner l’intérêt porté par l’ancien président à sa conception. 

Et puis, il faut évoquer aussi, sinon surtout, car ce fut le champion de la création des établissements culturels : François Mitterrand puisqu’il acheva et inaugura les projets de son prédécesseur V.G-E précisément à Orsay, à La Villette, à l’Institut du monde arabe et conçut ou approuva nombre de réalisations à Paris comme en province :  le Grand Louvre, l’Arche de la défense, l’opéra Bastille, et surtout la « Bibliothèque nationale de France – à laquelle on ajouta son nom, ce qui convenait à un homme épris de littérature comme lui.

Et voilà pourrait-on dire ! Chaque président ou presque a son lieu, non point son tombeau comme Napoléon aux Invalides ou son Palais comme celui de Louis XIV à Versailles, mais son bâtiment éponyme où se conserve la trace de sa gloire et de sa mémoire.

La dénomination d’un lieu par l’évocation de son nom est quelque chose comme un à-valoir de l’histoire qui donne blanc-seing pour la postérité. Mais ce n’est pas si facile que cela. Chaque fois les projets de ces présidents furent contestés, leur œuvre méprisée ou critiquée, la légitimité de leur nom âprement discutée. Il fallut la ténacité de J.Chirac pour obtenir la réalisation du Musée Pompidou, cette « usine à gaz » aux tuyaux de couleur qui déplaisant tant à VG-E, lequel finit quand même par l’inaugurer. Même chose pour la réalisation du « Quai Branly ». Le sommet étant atteint avec l’abandon du projet de Nicolas Sarkozy de faire une « Maison, Musée de l’Histoire de France ». Là encore le projet mal engagé ne survécut pas à la volonté son successeur, d’effacer toute trace de ce qui aurait pu un jour devenir un lieu mémoriel. C’est donc, depuis trois présidences, la mise en sommeil de ces lieux de mémoire et de gloire posthumes.

Faut-il s’en désoler ? En un sens oui, car ces projets, petits ou grands, avaient en vue le temps long, le passé la plupart du temps, ce qui est bien l’objet des musées, mais l’avenir aussi d’une autre façon vers lequel ils font signe. 

C’est comme si soudain nous étions encalminés dans un présent éternel, incapables de nous projeter vers l’avenir et incertains de notre passé mémoriel, si fortement décrié par les minorités qui ne s’y retrouvent pas aujourd’hui et réclament « leur part de mémoire » et pourquoi pas leur musée. Tout se passe comme si notre histoire commune hésitait sur sa route, suspendait sa grandeur, doutait de sa mémoire ou en tout cas s’apercevait que chacun ne voulait plus célébrer la même. 

Ce n’est donc pas un signe anodin que celui de ces députés et de ce Président ont donné en avalisant la nomination d’un lieu culturel comme celui du « musée d’Orsay » qui concerne le XIX° siècle à V G-E.  Ce siècle aura été probablement celui d’une double rupture : avec l’art classique devenu soudain « pompier »(du nom des casques qu’aimaient à peindre les artistes de l’époque) au profit des impressionnistes allant peindre la nature sur le motif et celui de l’industrialisation dont les mêmes ont peint les première grandes réalisations : Monet (les 12 toiles de la gare Saint Lazare par exemple) Renoir (les chalands sur la seine)  Pissaro (le bassin de Dieppe à marée basse). D’une certaine façon M.Giscard d’Estaing aura incarné cette double figure, réformatrice et conservatrice. Au total son nom sur ce musée est un choix avisé.

Du reste, il faudra voir avec l’usage, il n’est pas certain que tous ces bâtiments restent connus par le patronyme qu’on leur a adjoint, mais cela marque à tout le moins une époque, la nôtre, où la gloire et la mémoire se mesuraient à la place que l’État accordait aux entreprises de ces hommes qui ont un temps gouverné la France.

CONFINEMENT ET LIBERTÉ

Il y a un an presque jour pour jour commençait le premier confinement en France dont nul n’imaginait qu’un an après, il serait toujours d’actualité. Oh, vous me direz, il a pris bien des formes, des périmètres, des catégories d’interdictions différents, on l’appela « confinement » puis couvre-feu », mot qu’on n’avait plus entendu depuis l’époque de la guerre que nombre d’entre nous n’ont pas connue, mais c’est la même chose. 

Et voilà qu’aujourd’hui, on se rend compte que l’on est relativement impuissant. Alors la tactique change ou plutôt elle se complète de la stratégie vaccinale. Tous les peuples s’y mettent et il est vrai que l’on peut considérer comme une grande avancée de la science médicale le fait d’avoir pu mettre en circulation un vaccin en si peu de temps. On regrettera cependant que dans la patrie de Pasteur, notre orgueil national n’ait pu se targuer d’une découverte et d’une mise au point rapide d’un tel vaccin comme les autres grandes nations, mais il faut s’y faire. On règlera ces questions plus tard si on le peut, le pays s’étant trouvé en défaut sur tant d’aspects de réponse à ses besoins essentiels que nul ne veut ouvrir cette boite de pandore trop tôt.

Mais il y a plus grave, car ce qui frappe lorsqu’on examine ce qui a changé en si peu de temps à bas bruit et avec un sentiment de peur diffuse, c’est la restriction des libertés.

Au début, la société sidérée et un peu incrédule y consentit en se disant qu’un confinement limité dans le temps était peut-être le prix à payer de notre sécurité et tranquillité. Mais voici que la nocivité de ce virus échappe à toutes les stratégies et qu’il faut à nouveau refermer, contraindre, limiter, exiger, interdire, tous mots ou maux dont on avait un peu perdu l’habitude. Certes, nul ne veut contrevenir à la sécurité de tous, mais chacun s’interroge sur l’efficacité de la méthode et la qualité de vie s’en ressent.

Quant au gouvernement, il fait ce qu’il peut et franchement, qui voudrait être à sa place alors qu’il n’y a que des coups à prendre, mais entre décisions approximatives, mensonges diplomatiques, coups de menton intempestifs, le citoyen est souvent perplexe. On se dit parfois que s’il y avait davantage de compréhension de part et d’autre, une meilleure solidarité dans l’épreuve ce ne serait pas plus mal.

Toutefois, le pilotage public est de plus en plus autoritaire et se fait dans une absence de concertation inquiétante. L’administration applique des directives avec une raideur qui donne un sentiment d’indifférence aux problèmes des gens. Des secteurs entiers d’activité sont concernés et pour certains d’ores et déjà ruinés. L’aide reçue est comme une bouée de sauvetage jetée en pleine mer à ceux qui savent déjà qu’ils ont perdu leur bateau et que s’ils s’en sortent, ce sera tout seuls. La qualité de vie et de relation qui faisait le charme de notre société en est affectée, la convivialité est combattue car potentiellement dangereuse, le couvre-feu semble parti pour durer longtemps supprimant toute vie sociale extra professionnelle, la culture est abîmée dans toutes ses dimensions et elle mettra du temps à reconstituer la connivence avec son public par destination qui perd peu à peu ses habitudes. On sent bien qu’une génération est en train de décrocher, une autre lui succèdera sans doute, davantage branchée, connectée, instrumentalisée, appareillée, d’écrans et autres machines à communiquer. Le livre et la lecture en sont d’ores et déjà atteints. Et là encore quel imbroglio, entre les proclamations officielles qui donnent à ces commerces le label de « commerce essentiel » qu’on leur avait dénié dans un premier temps, voilà qu’on en autorise certains à ouvrir et pas d’autres ; allez vous y retrouver ! La parole officielle prend beaucoup de liberté avec les libertés et il est déjà certain que l’assentiment des intéressés est soumis à rude épreuve.

Encore une fois, nul ne veut le mal des autres et la solidarité est essentielle, mais comment être solidaires de dispositions discriminantes plus ou moins justifiées, et surtout changeantes au fil du temps. Le mauvais côté de la France, État suradministré dont on connait la lourdeur est en question une fois de plus alors qu’on voit des pays moins corsetés qui s’en sortent mieux et jouent davantage sur l’assentiment des citoyens que sur la directive et l’amende. Vieux problème politique récurrent dans notre vieux pays : l’État veut des citoyens obéissants mais le citoyen veut un État et son administration plus compréhensifs. Là réside une part du malaise français.

Au bout d’un an de ce régime, on sent bien que les Français sont las, voire excédés qu’on décide pour eux, même si c’est en déversant des sommes colossales dans le trou sans fond des besoins collectifs. Nombreux sont ceux qui pensent qu’il faudrait remettre un peu de souplesse dans le pilotage du navire. La qualité de vie « à la française » s’accommode mal de la privation durable de liberté.  Pense-t-on sincèrement que les Français accepteront de subir ce traitement un an encore sans réagir ? On ferait bien de s’en soucier un peu plus en haut lieu.

CULTURE GÉNÉRALE

L’affaire avait fait grand bruit dans le monde de la culture, il y a un peu moins de 10 ans, lorsque la prestigieuse école de Sciences Po supprimait l’épreuve de culture générale dans son concours de recrutement dans un but, disait son médiatique directeur d’alors, d’instaurer une sorte de « discrimination positive » afin de ne pas pénaliser ceux qui n’avaient pas la même culture générale que les autres. Pour compenser, on « valorisera l’engagement associatif » dirent les mêmes car ce qu’on veut, c’est attirer des personnalités, pas des surdiplômés. L’École normale supérieure de Lyon avait discrètement fait de même pour sa filière lettres et sciences humaines en raison du fait que« la dissertation de culture générale fait appel à une tournure d’esprit, une assurance, un goût pour l’abstraction, une façon de présenter ses idées, de mettre la bonne citation au bon endroit, qui s’apprend dans les milieux favorisés ». Le même mot d’ordre était affiché il fallait s’ouvrir à « la diversité », nouveau concept à la mode, car « chaque candidat a sa culture » se justifiait-on. 

Nous voilà renvoyés aux cultures d’origine ethniques ou religieuses. Et pourtant, malgré quelques protestations d’intellectuels, le tout était passé comme « lettre à la poste », bien loin de l’indignation collectivement médiatique qui avait suivi le « mot malheureux » du président Sarkozy estimant que mettre dans une épreuve de concours pour la fonction publique, le roman de la Princesse de Clèves était « sadique ou imbécile« . Và donc pour le multiculturel !

Or, la culture générale, si on la prend en bloc comme transmission des connaissances nécessaires à la survie d’une culture, constitue l’élément indispensable à la création d’un ensemble de références partagées qui permettent une vie en société susceptible d’épanouir l’individu dans une nation. C’est bien là le problème aujourd’hui. Les références ne sont plus les mêmes et elles ne sont plus partagées par tous.

Ce qu’on se demande cependant, est de savoir si la culture générale est une chose « héritée de son milieu sans effort » comme on semble le supposer, ou acquise par l’éducation (en France, par l’école de la République). On pouvait le penser jusqu’ici même si la critique « bourgeoise » de la « reproduction » s’était largement imprimé dans la tête des pédagogues post-68. Néanmoins, la bourgeoisie n’est pas aussi cultivée que l’on croit et à part, un milieu bien parisien où la culture se cultive en serre, il y a bien des étudiants venus de partout qui ont intégré les grandes écoles par la sélection et leur valeur intrinsèque qui les a fait réussir les concours ou les examens.

En réalité, derrière ces évolutions de façade et d’attrape-nigauds, il y a autre chose, c’est l’avancée d’une société poussée à évoluer d’un mode culturel ancien, vers un monde libéral anglo-saxon dont on a pu voir l’évolution ces dernières décennies en Amérique. Déjà en 1987, le professeur Allan Bloom déplorait dans son livre : (l’âme désarmée), la fin de la culture générale dans l’université américaine qui se développait sur les mêmes modalités.

Lucide le professeur Bloom pouvait observer que : « la crise de la culture générale ne fait que refléter une crise de l’enseignement à son plus haut niveau, une incohérence et une incompatibilité entre les principes premiers qui nous servent à interpréter le monde, bref une crise intellectuelle de très grande envergure, qui est en fait une crise de notre civilisation. » La messe était dite, le modèle culturel changeait de sens, l’Université américaine n’allait plus s’aligner sur les Universités du vieux monde, c’est le contraire qui allait se passer et qui nous occupe aujourd’hui. Très exactement le programme de Sciences Po, et de son défunt directeur progressiste. En réalité cette grande école était plus que cela, un milieu typique de la nouvelle culture qui focalise aujourd’hui l’attention.

Récemment encore on apprenait que de jeunes auteurs allaient réécrire les pièces de Molière en un langage plus actuel. Renseignements pris, il ne s’agissait que d’un atelier d’écriture pour de jeunes écrivains francophones en partenariat avec la Comédie Française. Pourtant l’information parut si crédible qu’immédiatement elle enflamma les réseaux sociaux et que de distingués professeurs interrogés dirent ici ou là, que, c’est vrai, ma foi, à la réflexion, puisque les élèves lisent de moins en moins, pourquoi pas… Passons donc par la B.D, les « mangas » et les versions pédagogiquement simplifiées. Disons que ceux-là sont sans doute minoritaires qui veulent réécrire « la littérature pour les nuls » et concluons avec la philosophe Hannah Arendt que :« Bien des grands auteurs du passé ont survécu à des siècles d’oubli et d’abandon, mais c’est encore une question de savoir s’ils seront capables de survivre à une version divertissante de ce qu’ils ont à dire« . Nous en sommes peut-être arrivés là.