Carnaval est arrivé !

Ces derniers temps, je fais des cauchemars, et je ne suis pas le seul à ce qu’on me dit. Une crainte diffuse que ne nous lâche pas, celle de ce virus qui guette ses proies, qui n’a pas de répit, qui est en pleine mutation. On le croit affaibli et voilà qu’il repart, fait de nouveaux morts ; en France on en compte maintenant plus de 80 000, c’est énorme, la taille d’une ville moyenne, effacée, comme soufflée par la tempête, 80 000 bougies soufflées, d’un coup, c’est une image ça. On dit : ce sont des vieux, des malades, comme il en meurt régulièrement, pas autant certes, mais beaucoup. Enfin on dit ça pour rassurer.  On n’est pas rassurés pour autant.

On a beau avoir choisi le vaccin, il faut ensuite trouver moyen de se faire vacciner. Sera-t-on protégé pour autant, on ignore, on fait ce que l’on peut, on s’adapte.

Le gouvernement aussi s’adapte, ne vient-il pas de fermer, les centres commerciaux, et de mettre le couvre-feu à 18 heures. On ne se rend pas compte mais le couvre-feu, notre génération n’en avait entendu parler qu’en temps de guerre et d’occupation du territoire par l’ennemi mais tout ça est bien loin, voire inconnu. Voilà que nous adoptons ce vocabulaire guerrier, tout doucement sans nous en rendre compte. Le président avait dit : c’est la guerre ! On avait ri, on s’était moqué ; celui-là avec ses excès, ses coups de menton était en mal d’autorité sans doute pour dire ça. Mais voilà, il avait peut-être raison, c’est peut- être la guerre ; la drôle de guerre comme on disait en 39, une guerre qui ne dit pas son nom, qui avance à bas bruit, qui concerne le monde entier, et dont on a du mal à prendre la mesure.

Mais les guerres, on les gagne, ou on les perd, de toute façon elles ont une fin, cette pandémie, malgré le vaccin, semble ne pas avoir de fin, c’est cela qui angoisse.

De toute façon, au train où vont les choses, la population fragile qu’on veut protéger en France, ne sera pas vaccinée avant l’été, on en sera peut-être à plus de 100 000 morts au train où vont les choses, qui sait ?

Évidemment ce n’est pas Verdun, où il en mourrait parfois autant en un jour ! Mais tout de même. Nous voilà confinés jusqu’à l’été, et même au-delà, jusqu’à la rentrée peut-être, voilà ce qu’on se dit. Les gens se révoltent, un peu, puis réfléchissent, se résignent un moment, jusqu’à quand ? Jusqu’aux élections, la soupape démocratique ? Peut-être ?

Et la vie continue, c’est drôle la vie, c’est trivial, quotidien, on ne se rend pas compte que c’est la vie, enfin la vie vivante, celle qui rend heureux de vivre. Aujourd’hui c’est différent, les marins ont un mot pour désigner ça par gros temps, ils disent : on se met à la cape. Voilà, nous sommes tous à la cape, et comme il pleut, avec la capuche sur la tête en plus. On se met à la capuche, c’est d’un triste !

Dessous, on aperçoit des visages masqués, comme au lendemain d’un carnaval qui n’aurait pas eu lieu. C’est drôle tout de même, tous ces masques qui ne font pas rire, mais qui rassurent un peu. Chacun les porte, parce qu’il faut les porter, avec plus ou moins de conviction, de tranquillité, de mauvaise conscience, mais on s’y fait. Quelqu’un a dit : c’est comme pour l’étoile jaune jadis, celui-là était trop pessimiste, on a haussé les épaules. Pour qui se prend-il, les Nazis ne sont pas au coin de la rue tout de même.

À qui s’en prendre alors ? Il y a bien longtemps qu’on ne s’en prend plus à Dieu ou la fatalité, mais nous n’avons pas été éduqués à la fatalité. La France de la sécurité sociale, elle a été habituée à être protégée de tout.

Alors c’est la fureur, et parfois le désespoir ; il faut bien qu’il y ait un coupable. Les Chinois ? Sans doute mais ils sont loin, le gouvernement alors, les hommes politiques, les docteurs « tant pis « et les « docteur tant mieux », et je ne parle pas là des médecins, mais des oracles médiatiques, toutes ces pythies de comptoir ou d’écran, ceux qui accusent, qui disent qu’ils savent et qui ne savent rien. 

Ce que nous, nous savons de toute éternité, ce qu’on a besoin d’un bouc émissaire ; au choix : le libéralisme, l’économie de marché, les riches, les grandes surfaces, le gouvernement, les privilégiés, l’hôpital, les oiseaux migrateurs, les canards, son voisin, son cousin, ceux qui sont mieux lotis que soi, enfin quelqu’un qui accepte de porter le chapeau et le masque du bouc qu’on promène par la ville et auxquels on lance des pierres, avec ou sans gilet jaune !

Voilà toute affaire, depuis le début des temps où nous vivions en société. On avait pour ça inventé le Carnaval en occident. Bien commode le carnaval ; un paillasse que l’on gonfle de suffisance et d’orgueil, qu’on promène en ville et qu’on brûle sur la place publique à la fin chargé de tous les péchés des citadins.  Après ça allait mieux, on avait éradiqué la cause du mal, ça rassurait les âmes simples.

« Carnaval est arrivé ! » disait-on dans le temps, oui mais, à part les enfants et les ethnologues, qui croit encore aux vertus du carnaval, et puis il est interdit de faire des feux en ville et même des fêtes ! Alors ? 

Alors on attend.

MORAL OU PÉNAL

Un fait divers récent, comme il y en tant d’autres m’a plongé dans une grande perplexité. ces jours derniers.

 Que se passe-t-il donc chez nous depuis plusieurs années maintenant ? Rien de bien nouveau me direz-vous, rien d’autre que ces incivilités, ces meurtres, ces agressions, cette violence qui sévit partout, alimente les réseaux sociaux, la colonne des faits divers des medias et qui s’est installée dans notre quotidien à bas bruit provoquant notre désolation notre impuissance et notre colère ?

Ne voit-on pas des jeunes se battre à mort, se battre pour tuer l’autre et qui parfois y parviennent. Des jeunes assassins au couteau , au marteau, au pistolet ou à la kalachnikov qui souvent n’ont même pas quinze ans. On dit qu’ils appartiennent à des bandes, mais des bandes il y en a eu toujours, des coups, des gnons et des querelles, il y en a eu souvent sur les terrains de sport, qui en un sens sont fait pour ça aussi, canaliser la violence par des enjeux ramenés au « fair-play », le rugby de nos anciens par exemple ! On se cogne mais on se serre la main à la fin. Éducation anglaise, mime des rapports sociaux et internationaux. Il faut bien que la culture des nations arrive à canaliser la haine naturelle des peuples. L’Histoire nous l’enseigne (la poignée de main entre De Gaulle et Adenauer ou celle de Mitterrand et Kohl ) devant des mémoriaux aux millions de morts des guerres nationalistes sont dans toutes les mémoires.

On a l’impression aujourd’hui, qu’il n’y a plus de ces exutoires, que le sport ne suffit plus, que les mélanges ethniques n’absorbent plus les haines ordinaires mais les projettent clan contre clan, groupe d’appartenance contre groupe d’appartenance, le quartier, le lycée, les noirs contre les blancs, ou les arabes, ou les étrangers, ou les ceci, ou les cela. Dernièrement sur la dalle de Beaugrenelle à Paris, une rixe dont nous ne savons rien sauf qu’un tout jeune homme s’est fait massacrer et a risqué la mort, pour rien ou pour pas grand chose, sans doute.

Vous me direz, c’est le monde d’aujourd’hui, les jeunes sont des adultes en puissance, ils n’ont peut-être pas encore le recul de la vie qui fait qu’on la respecte quand on commence à la connaître et qu’on a mûri. Est-ce ainsi la raison pour laquelle c’étaient toujours des jeunes qu’on envoyait les premiers se faire trouer la peau dans les guerres ? Jeunes conscrits pleins de fougue et de jeunesse avant le temps de la réflexion que donne la création d’une famille un emploi et des responsabilités !

Les délinquants seront punis dit la voix publique. On sait qu’il n’en est rien, que la plupart sont arrêtés, puis relâchés, souvent plusieurs fois avant d’être condamnés, s’ils le sont, et même dans ce cas s’ouvre la voie d’une délinquance plus grande après le passage dans la case prison.

Faut-il donc s’y faire ? La loi pénale existe certes, mais elle ne fait plus peur à personne, et en tout cas ne dissuade guère. La  police n’impressionne plus, loi clanique l’a remplacée.

Alors qu’est-ce qui a disparu dans notre société ?

Ne serait-ce pas la loi morale ?

Et qui l’enseigne ou peut encore l’enseigner ? 

La famille en premier lieu quand elle est assez structurée pour en tenir l’exemple et la rectitude, quand elle peut suivre l’enfant, l’adolescent jusqu’à l’âge d’homme. On sait bien que dans de nombreux cas, elle est défaillante pour toutes sortes de raisons dont la première est celle des familles monoparentales (pas toutes heureusement), désunies ou disparues laissant des mineurs, quelle que soit leur provenance, isolés, et redevenus sauvages comme de petits animaux abandonnés dans la forêt des contes. Qui peut enseigner les principes moraux élémentaires qui font qu’un homme est digne d’être un homme dans le respect de l’humanité dans l’autre ? Cette cellule initiale est la première qui a cédé et s’est corrompue.

L’école alors ? Mais elle est bien impuissante depuis qu’on a ouvert ses portes aux parents qui viennent y contester les enseignants. On voit aussi à quelles difficultés se heurte l’éducation civique, alors, imaginez la morale !

La religion elle-même, cantonnée à la frontière de l’état civil ne peut plus grand chose. Qui apprend encore le décalogue et le « tu ne tueras point » ? Qui a appris à agir dans le respect et la crainte de Dieu ? Les églises se sont vidées peu à peu de la foule des fidèles. Et ne voit-on pas même invoqué ici ou là, un dieu vengeur des mécréants ? 

Dans quel imbroglio moral sommes-nous entrés et les jeunes les premiers ?`

Quelle société avons-nous bâtie ? La paix si chèrement payée par nos anciens est-elle devenue tellement insupportable que nous piétinons d’impatience à nous battre ? 

Faut-il une nouvelle guerre comme purge collective pour en revenir à des mœurs apaisées, des enfants éduqués, une morale acceptée et comprise comme le meilleur moyen de vivre ensemble ?

 La loi est faible et la morale absente, tel est le constat. Il y a des jours où ces sombres pensées me traversent, tant ce que je vois, ou apprends, me désole.

A MON TOUR, JE ME SOUVIENS

Je me souviens qu’en 1978 avait paru un livre de Georges Perec dont le titre était: « Je me souviens » qui égrenait ainsi 480 micro souvenirs, il m’en faudra moins pour faire une chronique.

Je me souviens qu’en ce début d’année 2020 j’étais à la campagne et je contemplais les champs inondés par des rivières en crue. J’avais même ramassé les derniers épis de maïs dans un champ et les avais posés sur une pierre pour les oiseaux.

Je me souviens avoir cueilli du Gui sur la branche d’un arbre qui n’était pas trop haute en me disant: ça porte bonheur.

Je me souviens qu’on ne parlait déjà que des gilets jaunes et que les réseaux sociaux ressemblaient à des rivières en crue, jaunes elles aussi.

Je me souviens de la rocambolesque évasion de Carlos Goshn du Japon.

Je me souviens qu’au même moment, l’Australie brûlait dans un gigantesque incendie qu’on ne parvenait pas à éteindre.

Je me souviens de ce Premier Ministre de la France, stressé au point que sa barbe en blanchissait d’un côté, son corps lui signalait qu’il était temps de partir.

Je me souviens des Gilets jaunes campant sur les ronds-points et de quelqu’un qui affirmait : « les Français ne consentiront plus à rien de collectif, sauf la révolution peut-être ».

Je me souviens des « Hourrah » de « BoJo » le clone de Trump à la tignasse jaune, annonçant que le Brexit allait inaugurer une ère nouvelle pour la Grande Bretagne.

Je me souviens qu’on parla du Coronavirus dès janvier en Chine et que nous haussions les épaules devant l’image de ce rond rouge hérissé de clous qu’on nous montrait.

Je me souviens qu’on disait que la France avait le meilleur système de santé du monde.

Je me souviens que le toujours jeune Marcel Amont reçu à l’Académie chanta en béarnais au Parlement de Navarre.

Je me souviens avoir lu cette phrase quelque part dans un livre : « le passé nous construit, l’avenir nous défait » et d’être resté pensif un bon moment.

Je me souviens que le jeune Benjamin Griveaux démissionna de sa candidature à la mairie de Paris pour une histoire grivoise.

Je me souviens de la cérémonie des Césars du cinéma et de la bronca féministe contre Polanski et son film.

Je me souviens de l’arrivée sournoise et progressive du virus en France et en Béarn.

Je me souviens du moment où j’ai dû commencer à annuler mes déplacements au théâtre ou au concert et renoncer à voir des spectacles.

Je me souviens de l’apparition du mot confinement dans le vocabulaire courant et d’un ami qui m’a dit: au moins voilà un cas où l’on ne sera pas obligé d’utiliser un mot anglais,  c’est le même.

Je me souviens du Président Macron disant : « quel qu’en soit le prix » et de l’une de ses ministres disant : « les masques ne servent à rien ».

Je me souviens des drôles d’élections municipales avec un minimum de votants.

Je me souviens de ce début de mois de mars où l’on annonça 1000 contaminés par jour et où cela ne nous fit ni chaud ni froid.

Je me souviens du ballet des blouses blanches à la télé et du professeur Raoult avec ses longs cheveux jaunes et cette barbe qu’il tripotait tout le temps en parlant.

Je me souviens du mot « chloroquine ».

Je me souviens du jour où l’on a fermé les théâtres.

Je me souviens des morts en Italie où les gens chantaient « Va pensiero » du haut de leurs balcons.

Je me souviens de l’apparition des premières pivoines arbustives dans mon jardin.

Je me souviens des premiers atteints par l’épidémie parmi mes proches et des amours furieux des pigeons ramiers dans les arbres.

Je me souviens d’avoir acheté une machine à faire le pain.

Je me souviens du moment où l’on se mit à comptabiliser les morts tous les soirs à la télé.

Je me souviens que le jour de Pâques, il faisait un soleil splendide dehors et que nous étions dedans.

Je me souviens du jour où l’on a dit qu’on allait rouvrir les librairies.

Je me souviens avoir été ému comme jamais par la beauté des roses de mon jardin.

Je me souviens de la mort de Guy Bedos.

Je me souviens qu’on disait : « un fauteuil sur trois » en espérant la réouverture des salles de spectacle.

Je me souviens de ce moment où certains voulurent déboulonner la statue de Colbert devant l’Assemblée nationale.

Je me souviens du Président disant, « la République n’effacera aucune trace de son histoire ».

Je me souviens avoir lu cette phrase : « j’appartiens à un peuple disparu : les paysans »

Je me souviens avoir passé mon été sur la Côte Basque au milieu des parisiens en vacances.

Je me souviens de mon dernier repas pris au restaurant.

Je me souviens avoir appris que le mot pinceau vient du latin « penicillium »qui veut dire : petit pénis.

Je me souviens du moment où le président Turc a reconverti Sainte Sophie de Constantinople en mosquée et qu’il a déclaré qu’il effacerait la trace du christianisme en terre Ottomane.

Je me souviens du moment où l’on nomma une ancienne ministre de la santé à la culture. 

Je me souviens de la première poilée de cèpes de l’automne.

Je me souviens que la Secrétaire perpétuelle de l’Académie française déclara que Covid était du genre féminin. 

Je me souviens de la mort de Michæl lonsdale, le grand comédien.

Je me souviens du jour où la célèbre revue « le Débat » cessa de paraître.

Je me souviens avoir lu ceci : « la mort ne vient pas, c’est la vie qui se retire »

Je me souviens du jour où ma femme m’a dit : on va au théâtre comme sur la pointe des pieds avec la peur de déranger ou que tout s’écroule encore une fois.

Je me souviens que le jour où l’on a égorgé un professeur d’histoire, on a entendu : c’est le premier, il y en aura d’autres.

Je me souviens du jour où débuta le deuxième confinement.

Je me souviens que Michel Serres a sobrement intitulé son dernier livre: Adishatz!

Je me souviens du jour où passèrent les premières grues dans le ciel annonçant l’hiver de leurs cris rauques roucoulés à l’infini.

Je me souviens du 15 décembre où les théâtres et les cinémas ont failli rouvrir.

Je me souviens de la mort de Giscard toujours brouillé avec la France.

Je me souviens avoir coupé la bûche de Noël pour 6 personnes.

Je me souviens de l’ultime négociation du Brexit et de l’affirmation des partenaires disant en chœur : nous avons gagné !

Je me souviens qu’à la fin de l’année 2020 on ne parlait que de vaccins.

REPRÉSENTATION OU MANIFESTATION

Cette fin d’année, l’alternative une nouvelle fois se pose en ces termes : représentation ou manifestation. Voici plus d’un an maintenant, avec des périodes de haute et de basse intensité, que la France explose dans la rue où se confine chez elle. Deux pôles d’un courant alternatif où circule une électricité sociale parfois proche du court-circuit. Tout y est, le plus extrême danger : une pandémie encore mal contrôlée à l’échelle mondiale, des attentats qui accroissent le sentiment d’insécurité, un climat général de haine et de défiance de tous contre tous, qui le dispute au ressentiment diffus. Demain, avec la crise économique qui va frapper les plus faibles, cela fait craindre un accroissement de l’insécurité et l’on se dit que dans un monde qui jusqu’ici n’avait eu en vue que la paix civile la sécurité et le bien-être de tous avec des dépenses sociales en rapport, se faufile une réalité qu’on croyait avoir écarté : le sentiment tragique de la vie.

Cela n’est pas nouveau, l’humanité a toujours été confrontée au drame, à la guerre des uns contre les autres, à la tragédie. C’est bien pour cela qu’on a inventé le théâtre.  Or qu’est-ce que le théâtre qu’on appelait tragique au quatrième siècle avant Jésus-Christ en Grèce sinon cela : une représentation faite par des personnages en action qu’on appelle des acteurs qui donnent à voir la réalité sur sa face la plus terrible et qui, par la terreur et la pitié qu’ils inspirent, produisent l’apaisement des spectateurs. On appelait au XVIIe « purgation des passions » ce qu’Aristote nommait en son temps « catharsis ». 

C’était la première représentation artistique des malheurs des hommes sur une scène, un rituel ou un jeu comme on voudra. Une fois la nuit tombée sur le théâtre ou le rideau s’il était en salle, le spectateur pouvait respirer. Ce qu’il avait vu ce qu’il avait craint ce qu’il l’avait fait trembler, pleurer ou même rire, cela n’était que du théâtre, de la représentation, bien moins terrible que la réalité. C’était comme un cauchemar dont on se réveille au matin en se disant : c’est fini. Ainsi raisonnent les artistes, les acteurs, les comédiens, les musiciens, les danseurs, les circassiens, qui attendent de sortir de ce mauvais rêve durant lequel leur théâtre, leur salle de danse, de concert, était fermée. Qu’on y songe : plus de spectacle, plus de lieu de transfert, plus de purge émotionnelle, ne reste que l’angoisse et la force irrépressible, irraisonnée, vitale de sortir et de tout casser : ainsi raisonnent des manifestants, chacun avec sa rancœur personnelle !

Oh, je sais bien que ce n’est pas la cause principale de ces manifestations du samedi dont le pays a pris l’habitude et dont les commerçants ont la hantise. Elles sont peut-être et même sûrement, causées par d’autres motifs, d’autres calculs politiques, mais l’énergie qui les pousse, ce goût de la destruction qui les habite, de l’ordalie par le feu mis à la rue, la haine d’un monde qui jusqu’ici passait pour une société civilisée, tout cela devient tragique. Chacun craint le mort par accident qui déchainerait la foule pour de bon. La police le sait, la rue le sait, le pouvoir le craint et en est paralysé. Nous vivons encore sur un mode mineur l’espace d’une société malade d’un virus certes mais d’un état pathologie tout autant.

Disons-le clairement, nous vivons en paix relative depuis bientôt un siècle (pas tout à fait en vérité) mais quand même, nous avons oublié la saignée terrible opérée par la guerre dans le corps social et l’horreur que cela représentait. Se rendent-ils compte ceux qui nous gouvernent, que la société est un tout complexe et que l’on ne peut traiter chaque problème comme s’il était un tout en soi. Il y a une globalité à prendre en compte, il faut au peuple des exutoires collectifs. La guerre en est un certes, prions pour qu’il ne vienne pas nous retrouver. La fête et le spectacle en sont un autre et d’importance, car il convoque l’imaginaire collectif et le canalise. On ne peut longtemps en priver une société sans dommages collatéraux. La rue en ces temps troublés, est devenue un théâtre d’affrontements et le mime social des forces en présence : une police qui symbolise la contrainte, à son corps défendant du reste et un peuple, ou de moins ce qui en tient lieu, qui rêve de révolution. Jeux de rôle. Qui ne voit cela ?­­ Satisfaction symbolique qui se change en spectacle le jour même à la télévision ou dans les réseaux sociaux et transforme les manifestants en acteurs. À défaut d’être sur scène, la représentation a lieu dans le réel. Jeu dangereux s’il en est. On a envie de dire avec Rousseau et contre lui : « non peuples heureux, ce ne sont pas là vos fêtes », on ne joue pas indéfiniment à la révolution sans qu’un jour ça dérape pour de bon !

 Et aux gouvernants, à nos dirigeants on dira : ce ne sont pas là de bonnes décisions que vous prenez sur le long terme. À trop durer la maladie affaiblit le malade. Il faut les soupapes de sécurité, il faut garder l’équilibre social et savoir décompresser. Il faut rouvrir les Théâtres au plus vite et demain les restaurants et les bars, il faut ramener de l’apaisement là où était l’angoisse et laisser la société vivre à son rythme binaire qui est celui du cœur, celui de la vie en fin de compte. Prendre la bonne décision, cela s’appelle gouverner en apaisant. Laisser souffler le chaud et le froid ça va finir par faire tousser pour de bon!

SPECTACLE VIVANT

Nombreux furent ceux de mes amis qui me taquinant me disaient : « mais qu’est-ce que c’est au juste le spectacle vivant », cela signifie-t-il que tout autre manifestation artistique est morte ? Je ne voulais pas toujours faire le professeur en renvoyant mes interlocuteurs à la distinction entre les arts ajoutant après Nietzsche que les arts se divisent entre ceux qui sont sous le signe d’Apollon et ceux qui viennent de Bacchus. Parmi eux, la Tragédie qui donnera le théâtre fut placée sous le signe de, Dionysos pour les Grecs : le dieu du spectacle de la fête et de l’ivresse bachique, le dieu de la vie la plus vivante. De là vient le sens du mot : le spectacle de théâtre au sens large est un spectacle vivant c’est celui qui a à voir avec la vie, c’est l’art de la vie comme tel et ce qui l’exprime le mieux c’est la danse, la musique, la pantomime dont la forme parfaite qui rassemble toutes ces composantes est la tragédie grecque. Mais c’est vrai aussi de l’Opéra lorsqu’il se « réinvente » en Italie au début du XVII° siècle : musique, chant, théâtre et danse. Voilà ce qu’est l’art vivant.

L’expression « spectacle vivant » est beaucoup plus tardive, elle n’apparait en France que vers les années soixante au début des politiques culturelles publiques qui classent la culture en genres : patrimoine, peinture, sculpture, dessin qui deviendront : arts plastiques et puis musique, danse, théâtre, cirque qui seront classés dans les arts du spectacle et deviendront peu à peu : « spectacle vivant ». L’expression fut moquée car elle supposait que le reste ne l’était pas et les écrivains, les artistes plasticiens et autres peintres, jurèrent qu’eux aussi étaient « vivants ». Bien entendu. Mais l’expression passa toutefois telle quelle dans le langage.

On l’emploie à nouveau aujourd’hui pour désigner la catégorie de ceux qui dans la culture ont le plus souffert du confinement. Les peintres ou sculpteurs, les plasticiens en général peuvent travailler en atelier, les écrivains à leur table de travail qui ne change rien à leurs manières (tous ne sont pas comme Sartre à la grande époque « accros » à la table de bistrot pour dire le monde sur le mode existentialiste) ! Seuls les saltimbanques, les baladins, les circassiens, les musiciens, les danseurs, les comédiens, ont besoin de deux choses pour exister : une scène et un public. Sans scène, pas de représentation, sans public pas de spectacle. Car il n’y a pas de mémoire captive du spectacle, pas d’enregistrement comme pour le concert ou le cinéma par exemple qui puisse rendre la magie du vivant. Les spectacles « vivants » n’existent et ne se transmettent que dans la mémoire de ceux qui les ont vus. C’est à chaque fois une expérience unique. Chacun d’entre nous sait très bien qu’un spectacle est différent en intensité et en transmission d’un soir à l’autre, que c’est une alchimie secrète qui se fait entre celui qui joue et celui qui regarde. Le regardeur fait tout autant le spectacle car en définitive c’est pour lui que l’acteur joue.

Autre chose, ceux qui fréquentent les églises savent bien que la messe est un rituel qui a besoin de fidèles et que dans les églises vides brille toujours dans l’ombre une petite ampoule qui indique une présence. De quoi ? Du sacré. La trace de la présence de Dieu pour le croyant. Or, du cultuel au culturel, il n’y a qu’un pas. Sait-on que lorsque le théâtre est vide, il reste toujours sur scène une petite lampe allumée. « Pour ne pas se casser la figure dans le noir » disent mes mécréants. Pour marquer « la présence du vivant » ou des dieux de la scène disent les fidèles du théâtre. 

Dans la pièce de Tchekhov : « le Chant du cygne », un vieil acteur endormi dans un théâtre vide appelle ses compagnons. Seuls lui répondent ses souvenirs avec l’écho de sa voix. Nous sommes dans le mystère du théâtre, dans sa vie intime. Le théâtre permet le dialogue des vivants et des morts, réveillé par le mystère de l’art. C’est là « l’essentiel » du théâtre

De tout cela qui paraît grave nous ne parlons que rarement, si l’on va au théâtre le plus souvent c’est pour se divertir, pour passer une bonne soirée. Il suffit pourtant qu’on nous prive de théâtre ou de spectacle pour éprouver un manque auquel nulle série télévisée ne pourra suppléer. Ce qui nous manque alors, c’est le besoin de ce rituel qui a plus de deux mille ans en occident : « un qui parle et l’autre qui l’écoute, comme si c’était vrai ». Qui dit cela ? Giraudoux ou Claudel, ou les deux pareillement. On comprend au moins une chose, – et le théâtre est ici une métaphore du spectacle -: on ne peut se passer de spectacle vivant, parce que nous sommes des vivants qui avons besoin d’être ensemble. 

On comprend alors un peu mieux pourquoi les artistes du spectacle vivant ont été « mortifiés » d’entendre un Premier ministre les classer parmi les activités « non essentielles ». D’autres professionnels dans d’autres métiers auront eu aussi ce sentiment d’être stigmatisés, car ce n’est point tant la raison de ce choix que les termes employés qui font mal. En classant la culture parmi les activités non essentielles, entendez « non-vitales », on se prononce sur le fond et ce qu’on en dit rendra dérisoires plus tard, toutes les belles proclamations politiques sur la culture, son importance etc… Propos d’estrade ! Le fait est que si on n’a pas compris pourquoi le spectacle vivant est un art essentiel à la vie, on n’a évidemment rien compris du tout à la vie.

Disons en fin de compte que ce n’est pas si grave, si l’on veut et que demain, ou après- demain on rouvrira les théâtres, mais n’empêche pas de penser que si nos politiques y allaient un peu plus souvent ils prendraient davantage la chose au sérieux, car ce qu’on apprend aussi au théâtre, entre autres choses, c’est à choisir le mot juste et à être attentifs au sens des mots que l’on emploie.