FIN DU DÉBAT : MORT D’UNE REVUE

Oh certes, la nouvelle sera passée un peu inaperçue du grand public, car « le Débat »ne compte guère plus que 3000 lecteurs au moment où il cesse de paraître après 40 ans d’existence, non point par obligation financière mais par lassitude de ses rédacteurs : Pierre Nora et Marcel Gauchet deux historiens fins observateurs de la réalité française.

Mais la mort d’une revue est toujours un peu plus que la revue elle-même, c’est un thermomètre de la vie en société, un tensiomètre plus exactement qui mesure le pouls des idées contemporaines.

Il m’est arrivé parfois d’acheter chez un bouquiniste quelques vieux numéros de la NRF, ou des Temps modernes (qui ont cessé de paraître aussi ces dernières années) ou de la Revue des Deux mondes. J’y retrouvais ou j’y découvrais toujours ce que l’actualité d’alors, devenue histoire depuis, charriait d’espoirs et de colères, de nouveautés et d’idéologies recyclées, de découvertes et de curiosités, comment elle donnait un aperçu de l’époque avant que ne s’effacent ces combats dépassés par ceux du présent. Ainsi sont les revues : des conservatoires de l’air du temps remisées au fond de nos bibliothèques.

Le nôtre (le mien veux-je dire) avait pour horizon la fin du XX° siècle où l’on regardait vers l’Est avant la chute du mur et le début du XX° où l’on regardait à nos pieds pour mesurer le désastre du monde et de nos sociétés libérales. C’était juste après le moment des « Temps modernes » dont Sartre incarnait le modèle de l’intellectuel engagé, ou « d’Esprit » celui de l’humanisme chrétien, c’était le moment où Marcel Gauchet expliquait comment notre République était sortie de la religion et où Nora expliquait comment la France était un mélange d’idées nationales et d’idées révolutionnaires fouillant son identité et sa mémoire.

Leur projet fut de bâtir une revue qui pourrait accueillir « les controverses apaisées de l’âge démocratique », une revue du temps de « la fin des idéologies », du moins, le croyaient-ils en lançant le premier numéro en 1980 à la mort de Sartre.

Plus d’intellectuel prophétique incarnant le sens supposé de l’histoire donc, plus d’intellectuel collectif et organique comme l’imaginait Bourdieu, mais un club d’intellectuels raisonnables exposant leurs arguments à des lecteurs qui n’étaient pas forcément des militants de la cause., une sorte de « New-York Review of Books » en somme, mais avec comme horizon, ce « désenchantement du monde » qui était le décor des idées de ce temps-là.

Ils exposent aujourd’hui, dans le dernier numéro de la revue, les raisons de leur lassitude : l’érosion de la curiosité encyclopédique de leurs lecteurs, l’affaissement du niveau scolaire et universitaire (les étudiants ne lisent plus), l’effondrement des tirages pour les essais dans l’édition, le changement du rapport à la culture dans les jeunes générations, tous signes de ce qu’il faut bien appeler : le crépuscule des intellectuels.

L’image même du maître à penser, du guide informé et savant, de celui qui exerce un magistère sur les idées a probablement disparu à la fin du siècle. Disparus les Bourdieu, les Foucault, les Derrida, les Deleuze, les Althusser, les Lacan etc…les éditorialistes les ont remplacés un temps, les hommes de média ont suivi et aujourd’hui chacun étant juge de tout, les réseaux sociaux charrient le meilleur comme le pire et l’opinion publique se range à l’argument du plus fort en gueule.

Ajoutons à cela, l’importation massive des idées et débats issus des Campus américains et vous avez le « moralisme inquisitorial », « l’enfermement identitaire » grand déboulonneur de statues dans la période récente, les fanatismes néogauchistes, le neoféminisme militant et vengeur, l’obsession pour les questions de Genre, l’écologisme intraitable, le décolonialisme appelant à une repentance sans fin. Tous combats plus militants qu’intellectuels qui se traitent au tribunal de l’opinion médiatique sans avocat interposé ni plaidoirie, mais avec jugement immédiat et définitif. Comme dit Marcel Gauchet : « dans une société médiatique, on vote au centre, mais on n’entend que les extrêmes ».

Il n’est pas certain cependant qu’il faille voir les choses de façon aussi pessimiste. D’autres éditeurs, d’autres revues se transforment et continuent, d’autres naissent « en ligne », la vie intellectuelle se fait autrement. Il est probable que ce dépôt de bilan de « brillants gérontocrates » était à l’image d’une génération qui est aujourd’hui dépassée, d’une circulation de la connaissance qui s’opère différemment et plus rapidement, sans avoir toujours le même recul. Il est probable que malgré la violence des rapports qui caractérise une société française saisie par le ressentiment général de tous contre tous, subsiste malgré tout une forme de « débat », mais une chose est certaine, il y a là l’aveu d’une forme d’échec de la « pensée française » qui fut, il n’y a pas si longtemps dominante (cf. la French Théory) mais dont l’apport contribua aussi à son discrédit actuel et que le magistère de la pensée ait son épicentre ailleurs, aux USA notamment, ce que notre fierté nationale a du mal à avaler.

Le problème reste toujours le même en France entre une pensée de gauche qui se veut dominante et institutrice du réel et une poussée à droite du corps social auquel les intellectuels intiment de prendre une autre direction. Ce tête-à-queue permanent ne connait aucune auto-école de pensée qui délivrerait un permis démocratique de dialoguer dans l’harmonie et le respect. En effet, dans ces conditions, « Le Débat « était devenu inutile.

MADAME BACHELOT AU PIED DU MUR

Curieux destin que celui de notre ministre de la culture qui de rebond en rebond aura finalement sauté sur l’un des postes les plus enviés de la République. Il est vrai que depuis un certain temps celui-ci était davantage considéré comme un « casting » que comme une promotion même si c’est encore le cas. Après tout, l’expérience dans un poste ministériel donne à celui ou celle qui l’occupe un certain avantage et surtout une réelle opportunité d’agir.

De fait, la profession lui fait plutôt bonne figure et attend beaucoup d’elle. Il y a toujours des grincheux qui trouveront qu’on ne donne pas assez d’argent mais enfin, il y a belle lurette que la culture n’avait pas eu autant de dotations d’un coup. 50% de son budget culturel en plus, cela n’arrive pas tous les jours même si c’est dans des conditions précises de crise sans précédent. Mais justement, il y a là soudain un tel volume de crédits que certains ajustements, redéploiements et réorientations de politique culturelle sont sans doute possibles. Et c’est là l’inquiétude que cette opportunité ne soit précédée d’aucun projet d’envergure sauf celui de venir au secours d’un secteur sinistré.

Rappelons-nous 1980 : le doublement du budget de la culture sous Mitterrand-Lang, mais là, il y avait une sacrée feuille de route à mettre en œuvre, des plans, des projets, des études faites par les meilleurs, de sorte que Lang n’avait eu qu’à puiser dans sa boite à outils en choisissant de financer telle ou telle opération pour redessiner le nouveau projet culturel de l’État en général.

Certes, la chose est plus difficile aujourd’hui : il y a des priorités qui sont de tenir hors d’eau les salles de spectacle qui peuvent couler, de maintenir l’emploi artistique et de faire en sorte que le public revienne, mais une fois ces objectifs atteints, il n’est pas interdit de repenser la politique culturelle d’ensemble. 60 ans après la création du Ministère de la culture à la lumière de ce qu’on sait de son histoire et des défis du présent, c’est encore possible.

Parmi ces questions, il y a celle de la fracture sociale de notre société mais pas seulement, il y a également une fracture culturelle : plusieurs histoires culturelles s’entrechoquent et remettent en question la manière de vivre la culture dans notre pays. Il faut répondre au plus haut niveau à cette interrogation : avons-nous encore un modèle à défendre comme on le croyait en 1959, ou sommes-nous exposés à la domination des minorités tyranniques ou des nouvelles technologies sous idéologie américaine comme on le constate tous les jours ? Comment préserver, faire connaître et rayonner notre patrimoine ? Comment soutenir notre création vivante bousculée par les influences contradictoires d’un monde en déséquilibre ? Comment transmettre la culture d’héritage dès l’école et efficacement ? Comment croire encore que la culture puisse décider de notre présent « entre passé et avenir » comme disait H. Arendt ?

Tant et tant de questions qui demanderaient que l’on remette à plat la politique culturelle en général et ses couches successivement empilées de priorités contradictoires productrices d’ayants droits les plus divers. Ne faudrait-il pas enfin essayer de nettoyer tout cela, de clarifier enfin ce statut d’intermittents du spectacle dont on sait que le périmètre est devenu si large qu’on a du mal à l’appréhender dans sa complexité ?

Une feuille de route pour une ministre pleine de bonne volonté préparée par son administration c’est bien, car il faut parer au plus pressé, mais une ébauche de projet culturel comme on en a connu en 59, en 80, qui rebatte les cartes et déploie des objectifs, donne des perspectives ce serait mieux. S’y attèle-t-on ? Rien ne l’indique à ce stade. Or c’est lorsqu’il y a de nouveaux crédits que l’on peut le mieux redéployer et resserrer une ambition articulée sur des objectifs. Pour l’instant, on a beau scruter les oracles on ne voit pas venir grand-chose. Or son sait que les professions de la culture, le spectacle vivant par exemple ,sont capables d’inventer de nouveaux modes de fonctionnement, de production, de financement, d’emploi qui pourraient changer les choses. La ministre et son nouveau cabinet en ont-ils le désir, en sentent-ils la nécessité ? À ce stade, on l’ignore. La culture n’est pas seulement un malade au chevet duquel il faut prodiguer des soins, c’est aussi un milieu résilient capable d’apporter de nouvelles réponses à une ambition pour autant qu’elle s’exprime au plus haut niveau de l’État. Et pourquoi pas un « discours du Président » sur la culture, alors qu’il s’exprime sur tant de sujets et si peu sur le fond de ce dernier.

PASSEZ MUSCADE !

Hier soir, nomination du nouveau gouvernement : la liste vient d’en être communiquée. À la culture ce sera Bachelot, une revenante, il paraît qu’on l’a nommée parce qu’elle aime l’opéra, après tout pourquoi pas, cette Roselyne fait penser à la Rosalinde de Shakespeare, un peu androgyne celle-là, mais si malicieuse et celle-ci si roublarde ! 

La passation de pouvoir s’est faite d’affilée : c’était très drôle, le prédécesseur enfin loquace s’est échiné à expliquer tout ce qu’il n’avait pas fait et qu’il aurait fallu faire si… bah il n’aura pas eu le temps, comme les autres ; un peu moins de deux ans en fonction ; six ministres en huit ans, c’est tout dire ! 

Le jeu des chaises musicales continue. Intéressant tout de même que cet hommage du ministre de son administration, et instructif surtout, en ceci qu’il dévoile ce qu’il en était de ce ministère : un groupe de gens entre eux: (la culture est devenue cela : non plus un projet mais une administration de service public comme une autre), là où on ne tient plus de discours au peuple depuis longtemps parce que les politiques sont devenus muets sur le sujet et qu’en fin de compte on est bien entre soi dans ce petit monde clos, l’un de ces « clusters » où se contamine l’élite avec vue panoramique et statistique sur le peuple comme un appartement de vacances qui aurait une vue sur la mer. 

Et il parlait, il parlait, ce grand muet qu’on n’entendit jamais autant, enfant sage qui se tenait là où on l’avait mis, comme ces grands timides qui tout d’un coup se lâchent et qu’on n’arrête plus tant ils avaient à dire. C’en était presque gênant et la « Bachelot » (on a envie de l’appeler ainsi, tant elle fait comédienne, clignant des yeux et sourire en coin) faisait bonne figure dans son rôle de potiche; jeu de rôle en effet comme il y en a au théâtre. Finalement, l’un sortit par la porte de derrière mais sous les applaudissements et l’autre s’empara enfin du micro pour dire des platitudes et quelques vérités d’évidence : Elle n’aurait pas davantage de temps que le premier pour conduire une réforme ou des projets que personne ne lui demande d’exposer. Il faudra seulement compléter ce qui existe, colmater, apaiser, panser les maux de ce milieu qui a tant souffert dans la période de la pandémie et qui attend tellement de l’État, son maître, son bon maître, celui qui tient ses gages !

Que faire un effet, sinon donner des prébendes lorsqu’on n’a pas d’idée. Naturellement les radios ont été chercher l’inusable Jack Lang pour dire ce qu’il conviendrait de faire, et le même discours entendu mille fois, coula comme l’eau de la fontaine, resservant le même discours sur l’amour des artistes et le besoin de les soutenir dans leur création. Message reçu cinq sur cinq, on s’en doute.

Voilà tout était dit, il convenait de faire la révérence et de chanter l’air des pêcheurs de perles en hommage à cette amatrice d’opéra en espérant qu’elle en sera une et ainsi fera la fortune de quelques-uns : passez muscade !

LA RÉPUBLIQUE N’EFFACERA AUCUNE TRACE…

Chacun dans son rôle : nous avons enfin entendu le président de la république déclarer que : « la République n’effacera aucune trace ni aucun nom de son histoire et ne déboulonnera pas de statues ». Enfin une parole sensée se dit-on, et qui vient à son heure. N’avait-on pas vu déjà, cédant à un emballement très franco-français, des personnalités médiatiques, politiques, et même un ancien Premier ministre appeler au déboulonnage des statues et faire de l’anticolonialisme, à rebours des priorités du moment, un combat national d’arrière saison. On lit dans « Le monde » un appel solennel au Président de la république à débaptiser le salon Colbert de l’assemblée nationale. On voit bien que s’il n’avait été mis un arrêt tout aussi solennel à cet emballement, où tout cela aurait pu nous entraîner : clairement à une de ces batailles symboliques cachant leurs véritables intérêts et qui sont la solution imaginaire des problèmes réels !

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UN FAUTEUIL SUR TROIS !

D’abord la bonne nouvelle : on rouvre les salles de spectacle ! Ensuite la mauvaise : oui mais un fauteuil sur trois et un masque sur le visage. Diable ! On ne va plus savoir si Arlequin est sur la scène ou dans la salle !

Mais gardons la bonne nouvelle : on rouvre ! On sait déjà malgré tout qu’en maints endroits (non subventionnés ou peu) l’équilibre des recettes et des dépenses ne sera pas atteint, et que cela ne pourra durer longtemps comme ça, mais tout le monde a envie de rouvrir, de voir du monde dans les salles, de retrouver…le public.

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