DÉRAPAGES

Notre démocratie d’opinion s’est fait une spécialité des dérapages selon l’humeur de ses chroniqueurs ou de ses humoristes selon les cas. Humoristes bien souvent spécialisés dans l’attaque des personnalités politiques (il y en eût de féroces) et dont les dérapages furent, ou sont encore parfois à la limite du tolérable mais voilà, la loi du genre veut qu’on ne porte pas plainte dès lors qu’on est insulté si on est un personnage public, alors qu’avec nos ancêtres, cela finissait dans le pré à l’aube, une épée ou un pistolet à la main.

Mais il y a pire peut-être ou plus affligeant sans doute, ce sont les dérapages qui ont conduit à transformer l’hémicycle de notre Assemblée nationale le faisant ressembler à une réunion de chiffonniers comme on disait dans le temps. Mais quoi me dira-t-on, il y a toujours eu du chahut et des invectives à l’Assemblée. Peut-être, mais rarement les noms d’oiseaux ont volé aussi bas dans cette volière et rarement surtout la langue française ne fut utilisée à une si pauvre expression. On assiste à un déversement d’égout sans filtre et souvent un déversement d’égo et de ces haines sincères ou surjouées qui font monter l’écume aux lèvres et laissent les téléspectateurs sidérés. C’est donc là, l’Assemblée du peuple ! Rendez-nous les tribuns d’autrefois et leurs dérapages ciselés en mots d’auteurs repris plus tard par les gazettes qui par malheur n’existent plus mais avaient un avantage, – celui de l’écrit sur l’oral -, car de la bave à l’encre, la plume laissait au polémiste le temps du repentir.

Il y a hélas d’autres types de dérapages dans la réalité de la vie courante, par exemple celui de l’humoriste Pierre Palmade dont l’inconduite sur la route a eu les conséquences que l’on sait sur les personnes blessées, sur lui-même et sa carrière sans doute, dérapage soit dit en passant qui n’en finissait plus ces derniers temps de faire embardée sur embardée dans les media, l’endroit le plus glissant qui soit, indépendamment de la météo.

Il y eut aussi le dérapage de certains dirigeants sportifs dont la trajectoire les projeta brutalement vers la sortie. Au fait, s’est-on avisé que le mot en conduite automobile qui sert à la métaphore désigne la force motrice qui déplace la dynamique du devant sur le derrière. Dans la vie ordinaire cette partie de l’anatomie humaine donne lieu parfois à des dérapages verbaux ou physiques qui aujourd’hui conduisent les imprudents ou les harceleurs devant les tribunaux.

Au fond si nous sommes sur la mauvaise pente, la solution est peut-être d’apprendre à déraper, à maîtriser sa vitesse, son expression, à s’arrêter juste à l’endroit où la bienséance tolère une pointe d’humour ou de fantaisie. Mais attention en ce domaine désormais le mieux surveillé du monde, le moindre mot peut fâcher et vous valoir des ennuis. Que ceux qui ne peuvent résister à un bon mot se le tiennent pour dit, il peut leur en cuire, surtout s’il a trait à ce rapport homme/femme devenu par les temps qui courent ultrasensible.

Une police des rapports humains a pris la place de la sanction divine. Hier, le péché avait son exutoire dans le confessionnel et dans la pénitence. Fini tout ça, ce n’est pas Dieu qui est à craindre, mais les autres. Hier nous avions les ligues de vertu, aujourd’hui nous avons les associations de défense bien plus efficaces car elles vous ruinent une réputation en moins de deux. Malheur à ceux dont la notoriété excède le canton car leur dérapage, si c’est le cas, ne relèvera pas de l’encart dans le journal local mais de la mise en boucle dans les chaînes d’information en continu, et alors là ça peut faire un sacré feuilleton dont nul ne se relève intact. Ajoutez-y quelques ingrédients comme le sexe et la drogue et vous avez le cocktail parfait de l’assassin prédateur des routes de campagne, l’ogre d’autrefois.

Autant dire que je ne connais rien à l’affaire comme beaucoup, mais la curée médiatique m’a toujours dégoûté et si j’ai une compassion légitime pour tous ceux qui ont à souffrir du comportement délictueux du conducteur de véhicule automobile drogué ou alcoolisé, mais il y en a assez chaque jour et chaque semaine pour que, quelle qu’en soit la charge, on relativise un petit peu l’usage de l’accusation criminelle, et en tout cas qu’on attende le procès avant de rendre le verdict. Mais vous remarquerez comme les choses vont vite, on n’a plus la patience d’attendre, aussitôt fait, aussitôt condamné par le tribunal de l’opinion qui ne s’embarrasse pas de subtilités juridiques. Tout se passe comme si l’individu libéré et stimulé aux excès de toutes les manières possibles conduisait sa vie sur une route glissante, au risque du moindre dérapage qui va le jeter dans le fossé ou dans la fosse aux lions. 

Il m’arrive ainsi de faire des cauchemars de ce genre la nuit, mais qu’on se rassure c’est souvent lié à des difficultés de digestion … heureusement !


EN TOUTE INTIMITÉ…

Vous avez lu cela parfois sur un faire part de mariage ou de décès, lorsque les intéressés veulent rester entre eux, loin de tout tapage, surtout s’ils sont connus, vedettes de quelque chose ou pour quelque temps.
On les comprend, notre époque ayant donné les outils à chacun de prétendre à son quart d’heure de célébrité, nous avons tous plus ou moins étourdiment cessé de préserver nôtre intimité. D’abord parce que c’est facile, un clic et nous voilà offerts à tous, à la connaissance à l’appréciation de tous, gagnant des « followers » par milliers si cela se trouve, enivrés par ce succès soudain, devenant influenceurs ou influenceuses de comportements, nous livrant sans retenue à des jeux qui parfois se révèlent dangereux, pris par le vertige du narcissisme primaire si tentant dès lors qu’on est jeune mais qui n’épargne pas non plus les plus âgés. Et voilà nos vacances, nos repas, nos excursions, et davantage encore exposés sur la toile. Bien vite, les algorithmes des réseaux sociaux nous repèrent et nous tentent, les plus jeunes ne sont pas les moins accrochés : « Tic-Toc » et me voilà enchaîné pour un moment. Vertige de la jeunesse.

Mais les adultes, comment se sont-ils eux-mêmes soumis à cette tentation vite devenue une addiction, les conduisant à livrer leur intimité : à quelques-uns d’abord, puis à plusieurs, lesquels relaient ensuite et deviennent un nombre indéfini, de sorte que plus personne ne sait au juste combien il y en a. le sort enviable d’être connu ou reconnu devient vite un cauchemar, si d’aventure cette notoriété de l’inutile se transforme en persécution. Cela on le sait, et pourtant rien ne freine la crue exhibitionniste qui pousse l’humanité technologisée à la plus grande transparence, comme si la barrière de l’intime une fois franchie dans un sens, c’en était fini, qu’on portait son intérieur à l’extérieur comme un gant retourné, un tatouage psychique qui ne s’effacerait plus. Drôle d’époque ! À quel besoin répond une si étourdissante fièvre ?

Certains soutiennent que c’est la réponse à l’anonymat de nos vies, à la dissolution des liens qui resserrent, à la famille éclatée, à la solitude, au manque de considération, d’attention ou d’amour qui soudain est virtuellement compensé par la satisfaction narcissique de poster la belle image de soi, non celle qu’on a saisie de vous, mais celle qui correspond à l’image idéale que chacun porte en soi et veut que l’autre regarde. « Google, fais que je sois la plus belle, le plus beau ! Google fais que l’on m’aime, moi plus qu’aucun autre » ! Qui ne devine que le nom de ce moteur de recherche est l’autre nom de « maman », la maman technologique, lieu de la première et secourable intimité protectrice, celle dont il faut bien se détacher et dont la psychanalyse nous apprend qu’on n’y réussit jamais tout à fait (voyez le succès de la série : En Analyse). L’amour de la maman, le seul dont on ne doute jamais.

Qui refuserait une telle tentation dès lors que la technique permet de l’assouvir ?

C’est pourquoi on ne jettera la pierre à personne, nous sommes tous dans le même bateau avec les mêmes faiblesses. la littérature n’échappe pas à ce travers, elle aussi a fait de l’intime le territoire de « l’autofiction », le roman de soi, la confession infinie, l’autoanalyse publiée, (un bon tiers de la production romanesque en France certaine années… ); je vous laisse mettre des titres et des noms à la chose ; cela va des meilleurs aux plus pitoyables ou au plus scabreux et ces derniers temps on a franchi bien souvent la porte de l’intime avec impudeur et allégresse et des tirages faramineux ! Fini le misérable tas de petits secrets comme disait Malraux. C’est l’air du temps: tous à poil, tous dénudés

psychiquement et tous se défendant férocement de la moindre atteinte à notre intégrité physique, le moindre attouchement même verbal exposant au pire. Impudeur virtuelle et pudibonderie sociale, recto et verso de la même monnaie.

Comment ne voit-on pas qu’en se livrant ainsi à l’admiration supposée des autres, on se livre non seulement à leur malveillance mais aussi à la surveillance des systèmes et que l’ombre de « Big Brother » s’étend sur nos vies comme c’est déjà le cas en certains endroits en Chine. Plus d’intimité, plus rien de caché, tout socialisé, exposé, partagé, dévoilé. Est- ce ça que nous voulons, cette vie d’escargot sans coquille, cette vie de créature sans mystère ?

Vous me direz que le système a déjà tout prévu, « l’avatar » n’est pas autre chose et les progrès de l’intelligence artificielle vont même supprimer le désir d’être quelqu’un puisqu’en un clic nous pourrons être n’importe qui. Est-ce là le bonheur ? Est-ce là la vie enviable ? J’ai tendance à penser que non, mais peut-être ne suis-je pas le seul ?

Gardez vos distances !

Avez-vous connu l’hygiaphone, ce symbole du guichet à l’ancienne immortalisé par le tube rock du groupe Téléphone ? Non ? C’est trop loin ? Pourtant c’était le look des guichets de la poste, de la gare, du cinéma, dans les années quatre-vingt du siècle dernier. Il s’était invité dans nos mœurs à la suite de campagnes d’hygiène décidées par les autorités sanitaires de l’époque. Vous souvenez-vous comme il nous avait paru ringard, dès lors qu’on avait supprimé les barrières, baissé la hauteur des guichets, mis en présence le demandeur et le préposé, suite à des recommandations de telle ou telle autorité publique en vue de mettre l’employé au niveau de l’usager comme cela se fit à l’époque avec un petit air de modernité.

Mais songez aussi comment, il n’y a pas si longtemps, nous avons pour cause de COVID remis des écrans pour éloigner les usagers des employés afin d’éviter toute contamination : murs de plexiglas mobiles ou fixes, verres de séparation, bref nous en sommes revenus au bon vieil hygiaphone simplifié suite aux recommandations des autorités sanitaires et étatiques du moment.

Vous rappelez-vous ces termes nouveaux dans le langage désormais : le « distanciel », le « présentiel », le télétravail, la réunion « Zoom », qui marquèrent la nouvelle distance sociale entre les individus que de moins en moins de choses rapprochent et qui se recherchent sur Internet sous le nom de « followers » de suiveurs, d’influenceurs qui génèrent l’apparition de sectes, de tribus, de sous-ensembles selon leurs affinités, « sélectives »… le monde, notre monde, changea subitement. 

Fini le peuple et ses élans, sauf pour des revendications catégorielles le plus souvent violentes, et méfiance de tous envers tous ; tous contaminés ou contaminants. Comme aurait dit le bon docteur Knock « tout homme bien portant est un malade qui s’ignore ». Il n’y a plus de salut démocratique qu’à distance : gardez vos distances, respectez les gestes-barrière, on y revient. En sortira-t-on jamais ?

Car voilà que le syndrome chinois recommence ; il ne faut donc plus se se toucher, s’embrasser, se serrer dans les bras, à peine peut-on se frôler sans s’offusquer ou alors il faut être à nouveau masqués comme en temps de carnaval avec des masques moins drôles du reste que ceux du mardi gras : serviettes couleur layette ou alors noires ou encore en bec d’oiseau comme les médecins en temps de peste ou enfin en utilisant des masques de fantaisie en tissu lavable mais qui s’avèrent moins pratiques que les masques à jeter.

Vous souvenez-nous de ces moments de défoulement où chacun croyait en avoir fini avec les contraintes, de ces fêtes improvisées et d’autant plus folles qu’éphémères que le moindre retour de virus et de menace sanitaire anéantissait à peine apparues.

Serions-nous devenus comme ces escargots sans coquille exposés à tous les maux de la terre ! 

Malgré tout, on se dit que ça peut passer, que c’est déjà passé, qu’on va s’habituer, se vacciner, se renforcer, s’immuniser, on l’espère, et puis ça recommence.

Mais le problème c’est qu’il en est de même au point de vue social, un nouveau puritanisme de la protection est en train de se mettre en place, je viens d’apprendre que le célèbre jeu de scrabble a banni certains mots indélicats, voire grossiers de ses règles. On ne peut plus dire…(ceci ou cela), pauvre Rabelais et son langage cru qu’on n’enseignera plus aux élèves malicieux. Déjà à l’université (aux États-Unis certes, mais de là vient tout le mal sous la forme du wookisme en cours) ; on préconise des espaces de bienveillance contre les agressions verbales, sexistes, de genre ou de culture, que l’on appelle des « safe-spaces », et il y en a partout. C’est comme des espaces non-fumeurs mais pour la bienveillance culturelle, pour se protéger du regard d’autrui. Nul ne veut plus être agressé par d’éventuels virus culturels : mots déplacés, regards insistants, ironie, préjugés, la société doit-être nettoyée. Une bienveillance prophylactique se met à l’œuvre avec des lois qui punissent toute déviation par rapport à la norme sociale, avec des lanceurs d’alerte, des veilleurs qui surveillent, qui à toute incartade vous clouent au pilori des media. Le monde d’Orwell se met tout doucement en place.

Mais qu’on se rassure, nous avons nos écrans portables, nos smartphones dans le meilleur des cas. Nous sommes proches et à distance les uns des autres, familiers comme jamais avec des gens que nous ne connaissons pas mais qui partagent nos goûts, nos lectures, nos penchants, nos affects. Les algorithmes nous relient avec de plus en plus d’efficacité, de sorte que peu à peu, nous ne communiquons plus qu’avec ceux qui nous sont compatibles, autant dire avec nous-mêmes. Le virtuel a remplacé peu à peu le réel, un virtuel politiquement correct et « safe » comme il se doit, la société idéale des bisounours en somme. Et tout ça grâce à ce petit outil électronique qui remplace en nos mains de contemporains le chapelet de nos ancêtres croyants. l’inquiétude métaphysique a changé de registre, mais l’outil impose l’usage. Hier on adressait  ses prières au ciel, aujourd’hui c’est au logiciel (Siri, dis-moi…). L’écran a remplacé les anges par des « emoji » tout aussi volatils et saint-sulpiciens que les autres. « Déchirante infortune » aurait dit Rimbaud !

L’ÉTOILE FILANTE

Comme 24 millions de Français, j’ai regardé la course à l’étoile lors de cette finale de la coupe du monde de football. Pas différent j’imagine de tous ceux qui sont à la fois sélectionneurs et joueurs dans leur tête, commentateurs pendant et des semaines après. Mais en ayant un jour ou l’autre foulé une pelouse plus ou moins engazonnée, crampons aux pieds et ecchymoses aux genoux, en sachant juste ce qu’il faut pour apprécier ce sport qui est devenu la forme mondialisée de l’affrontement des nations puisque chaque joueur de n’importe quelle équipe rejoint à cette occasion son équipe nationale et en défend le drapeau. C’est là un élément non négligeable qui ajoute la dimension politique à la dimension sportive. C’est à cette occasion que la passion populaire nationaliste peut s’exprimer créant parfois de sacrés malentendus, comme lorsque des supporters d’une équipe étrangère tous drapeaux déployés viennent fêter leur succès sur les Champs-Élysées par exemple, obligeant responsables et commentateurs publics à expliquer le pourquoi du comment et la raison suffisante de cette « appropriation symbolique » au fond assez choquante pour le simple bon sens.

Mais revenons à cette coupe du monde et à ce match de finale qui a vu une équipe de France prise à la gorge, bientôt submergée, surclassée et naufragée par une équipe d’Argentine motivée, solidaire, conquérante, avant que se produise un sursaut et que surgisse ce jeune surdoué, ce géant des stades déjà : le joueur M’Bappé qui desserre l’étau, redonne du cœur à son équipe, laquelle obtint l’égalité au terme d’un match à rebondissements et à suspense comme on l’espère et le voit parfois. Là, tout amateur de sport et même simplement de spectacle ne peut qu’être ravi, d’autant que le sort final de la rencontre relève du coup de dés ou de la volonté du ciel tout autant que de l’adresse des joueurs.  Les dieux du stade ont tranché, ils ont penché en faveur des « bleu ciel» contre les « bleu outremer » ; quoi de plus logique quand le vainqueur s’appelle « l’albiceleste » !. En outre, n’y avait-il pas sur la pelouse une équipe plus ardente qu’une autre et derrière ces joueurs, un peuple davantage en attente d’un signe du ciel, qu’un autre ? Chacun décidera, mais au-delà du talent de tous ces joueurs, c’est ce genre de dénouement qui tient autant à la chance qu’à l’adresse qui fait sens et passionne le public.

Qu’en retenir ? Que les peuples ont besoin de spectacle et du sentiment que leur donne un temps ce jeu, celui de voir les rapports de force s’inverser, les puissants affaiblis, les négligés dominants, en dépit de la force réelle des nations et de leurs rapports géopolitiques. Cela sur la pelouse, et quant aux organisateurs, ici la FIFA comme le Qatar, voilà l’occasion de marquer des points contre les évidences ; pour la première faire peu à peu du football un sport mondialisé, pour le petit Émirat déjà bien présent sur la planète foot, créer un épicentre, un « hub » sportif en plein désert avec les conséquences que l’on sait. Contradiction de plus d’un monde qui en est déjà plein. Car chacun peut songer évidemment à ce qui change tout : la capacité à retransmettre au temps réel au monde entier ce qui se passe à tel ou tel point du globe. La mondialisation c’est d’abord cela, la visibilité, la simultanéité qui font que nous sommes tous des téléspectateurs contemporains des mêmes évènements.

Quant à la forme que cela prend, on sera sensible au fait que toutes nos difficultés à être ensemble semblent soudain levées (enfin pas tout à fait, il y a un absent de taille cette fois, la Russie ne l’oublions pas) ! Mais restons-en au cas Français et à notre difficulté de faire peuple, traversés que nous sommes par nos contradictions nationales. Lorsqu’un petit gars de Bondy surdoué nous redonne de l’espoir, comme un petit gars de Marseille hier, lorsque M’Bappé ou Zidane donc, portent l’honneur d’une équipe au superlatif, le frisson national qui parcourt le pays est plus fort que toutes les hésitations. Il y a donc, il y aurait donc une issue sportive à notre pays si fragmenté ? 

Osons une comparaison légitime du reste avec le théâtre, ce qu’il était en Grèce avant J-C, un moment de spectacle où un peuple assistait à ses malheurs, contemplait ses faiblesses, chantait ses victoires et ressortait « purifié » de ses passions mauvaises. Le théâtre (hélas) a cessé de jouer ce rôle, mais le besoin d’exutoire collectif reste présent. Camus disant que le théâtre était passé de la scène au tréteau sanglant des révolutions avait bien vu la chose. Un exutoire toujours. Mais cet amateur de foot (il fut gardien de but je crois ?) aurait pu aussi souligner que ce sport où il est question de soi et de tous, dans une équipe qui est un précipité de la société actuelle comme on le dit en chimie, est en fait l’alchimie symbolique au travers de laquelle un peuple s’éprouve tel qu’il est certes, mais en gagnant obtient la reconnaissance des autres. La victoire scelle évidemment la chose dans un pacte glorieux, mais le sport y ajoute cette gratuité d’un acte qui au-delà du symbole reste un jeu. La passion retombée, il restera à méditer sur les décrets du ciel et le destin des étoiles… filantes.

LA BAGUETTE DE PAIN AU PATRIMOINE IMMATÉRIEL DE L’UNESCO

Cocorico lâcha le Coq français, non point à l’occasion de la coupe du monde de football, pas encore, mais pour le prestige soudain obtenu par la reconnaissance d’un emblème français de la consommation de pain.

On a classé « la baguette française », symbole s’il en est du pain dont le prix tutoie toujours les 1€, un peu plus, un peu moins, selon les périodes et les lieux qui en fait un véritable marqueur de consommation dans le calcul du coût de la vie en France.

C’est que le pain a, dans nos sociétés occidentales et au-delà, un caractère sacré. Le pain, issu du blé des Égyptiens qui les premiers surent le cultiver, le broyer en farine et y ajoutant l’eau et le sel en faire les premiers aliments consommés dans tout le Moyen-Orient avant que de l’être en Europe (« du pain et des jeux » réclamaient les Romains !) et de constituer avec le christianisme la métaphore ou l’allégorie de la divinité (le pain des anges) mais avant lui, la manne céleste, toujours présente dans la prière chrétienne : (le Pater) qui en prolonge la demande : « donnez-nous aujourd’hui notre pain quotidien ». Demande concrète et demande spirituelle tout autant. (car l’homme ne vit pas que de pain dit encore la Bible).

La France profonde et paysanne depuis le haut Moyen-âge va mettre le pain au centre de sa vénération et de sa survie : que l’on se souvienne du tableau des Frères Le Nain, jadis reproduit dans les livres d’école : la famille paysanne et le pain sur la table. C’était déjà le gros pain rond, plus tard la miche de deux ou trois kilos qu’on achetait pour la semaine et dont on découpait des tranches chaque jour, ce qui permettait de méditer (ou d’écrire, comme Claudel par exemple) sur le pain frais du début et le « pain dur » de la fin, et même le pain perdu, à l’image de la vie et du temps qui passe.

Et l’on se souviendra aussi des famines, des disettes qui frappaient le pays en temps de mauvaises récoltes. On sait ainsi que la Révolution de 1789 n’eût pas de motif plus sérieux que celui-là, auquel s’ajoutèrent maintes doléances certes, mais l’absence du pain surpassait les surpassait toutes. Tout cela pour dire que le pain en France fut et reste au cœur de la sensibilité nationale.

Mais la baguette ? N’est-ce pas une autre histoire, une histoire pour ainsi dire, parisienne ville où elle apparaîtra vers les années 1830 dans les boulangeries et même dit-on dans la boulangerie d’un boulanger Viennois (on sait que ce sont ces derniers qui ont aussi inventé le croissant !) et ensuite généralisée de la capitale aux grandes villes.

Car « la baguette parisienne » est d’abord un produit de luxe. À la différence de la miche ou de la meule de pain, elle ne se conserve pas, sa farine n’est pas nourrissante, elle est raffinée, conçue pour être le plus blanche possible, idéale pour le petit café, les tartines beurrées du matin, ou le sandwich, adaptée à un mode de vie nouveau, consommée en un ou deux repas avec ses variantes, la flute ou la ficelle. Elle n’est pas faite pour nourrir, elle ne tient pas au corps, ne pèse pas sur l’estomac, elle est citadine, de qualité nutritive médiocre (il s’en consomme malgré tout 6 milliards en France chaque année). 

Bien différente est la baguette de tradition, dorée, croustillante, issue d’une longue fermentation à l’inverse de cette baguette blanche qui est le symbole de la mode, de l’aisance où l’on mange non pour se nourrir mais pour picorer sur un coin de table, serviette blanche sur les genoux et chapeau de modiste sur la tête. Du reste, ce n’est pas la « parisienne » qui est classée, mais la baguette de « tradition française », c’est-à-dire cette production artisanale traditionnelle, qui met en œuvre des savoirs faire et, ajoute l’Unesco, les pratiques sociales qui y sont attachées (autrement dit la consommation du pain et ses usages). Voilà qui est intéressant.

Regardons par exemple la célèbre photo de 1952 due à Willy Ronnis où l’on voit le petit garçon sautillant, portant une baguette presqu’aussi grande que lui, et l’on se dit que la taille et le poids de celle-ci (pas plus de 250 g aujourd’hui) a considérablement changé en moins d’un siècle (il se consomme dix fois moins de pain aujourd’hui qu’alors), mais il est vrai que la baguette reste la forme la plus courante et la plus symbolique de ce pain qui fait l’ordinaire de l’alimentation des Français. 

Ne négligeons pas cependant aussi le cliché touristique qui s’attache à la chose et désigne nos concitoyens : (le béret, la baguette, le litron de vin et le fromage) et ne retenons que leur goût pour les bonnes choses : tenez, en cette fin d’année, une belle tranche de foie gras étalée sur une baguette croustillante. Et si on classait aussi le foie gras qui, comme le blé, nous vient des Égyptiens ? N’en faisons rien, le foie gras risquerait alors, comme la corrida (classée à l’Unesco en 2011 puis déclassée en Conseil d’État en 2016) d’être soumis à la censure pour maltraitance animale. Alors, profil bas et palais gourmand, profitons du fait que nul ne plaide encore pour la mort par écrasement du grain de blé transformé en farine et saluons l’Unesco, pour avoir classé la baguette au patrimoine mondial immatériel de la culture.