LA GIFLE

Pour peu que nous soyons des téléspectateurs ou que nous intéressions au cinéma nous n’avons pu éviter de voir ou d’être informés de l’épisode le « la gifle » qui anima ces jours derniers la cérémonie de la remise des derniers Oscars à Los Angeles. En effet lors de cet épisode mondain deux vedettes de cinéma américaines ont été au cœur d’un évènement médiatique comme les aime le Show-business. Chris Rock, un animateur voué à débiter des blagues au public entre le défilé des vedettes venues dire leurs remerciements embués d’émotion sur scène, trouva approprié de se moquer publiquement de l’épouse d’un acteur connu, Will Smith, au motif que celle-ci atteinte d’alopecie (soit de la perte de ses cheveux) s’était fait raser le crâne. La chose devait être suffisamment sensible pour que son mari ne supportant pas l’outrage monte sur scène et gifle l’amuseur public.

La chose ne s’arrêta pas là pour autant et la suite est aussi intéressante que le début. Revenu à sa place avant de remonter sur scène pour recevoir l’oscar du meilleur acteur pour son film, celui qui s’était comporté en chevalier servant soucieux de l’honneur de sa dame s’effondra en larmes, demanda pardon, fit repentance en ne manquant pas d’ajouter en bonne confession publique que « la violence n’a pas sa place dans ce monde d’amour et de bonté ». Et là, toute l’hypocrisie de cette société puritaine éclata comme une grenade sur l’écran. Un monde d’amour et de bonté ! À part un prédicateur évangélique, on ne voit personne qui ait le front de tenir encore ce discours aujourd’hui moins que jamais.

Alors que le cinéma, les faits divers, le quotidien ne sont faits que de violence, que ces acteurs en sont les interprètes parfaits, entendre ça avait de quoi sidérer. Le décalage entre le réel et le virtuel donnait soudain à la scène une allure incroyable.

Voyant cela, je songeais : tiens, il est déjà intéressant que cette scène ait mis en cause deux noirs. Que se serait-il passé si cela avait été un homme blanc qui vienne gifler un homme noir ou l’inverse. Pas besoin d’être grand clerc pour imaginer les émeutes, la violence dans la rue et à tous les étages. Il est vrai que là le psychodrame va probablement se régler en dollars et compter en notoriété pour les acteurs qui vont bénéficier de surexposition médiatique au bénéfice du film et de leur carrière. Car après tout, comme on dit, il n’y avait pas mort d’homme. De là à dire que « c’était du cinéma », il n’y a peut-être qu’un pas, si l’on songe un instant combien ce petit monde, ce microcosme, se connaît intimement et vit dans un cercle étroit où prospèrent tous les excès, cela est connu.

Mais il est vrai aussi que cela nous renvoie au vieux monde, et même au très vieux monde, à celui où l’on donnait des gifles et où l’on en recevait, comme gamin, comme adulte parfois et que c’était pendant longtemps, un geste ou un réflexe éducatif qui avait pour but de remettre dans la bonne direction un enfant qui s’égarait.

N’est-ce pas notre premier magistrat qui gifla un gamin qui lui faisait les poches un jour de tournée électorale ? Et vous souvenez-vous de ce film de Pinoteau qui date des années soixante-dix avec Lino Ventura et Isabelle Adjani qui s’intitule justement : la gifle ? Il faut dire que dans ce film, il y en a de belles qui partent. Plus récemment encore, n’est-ce pas notre jeune Président qui se fit gifler par un quidam mécontent et sans aller jusqu’au souvenir de ce Dey d’Alger qui en 1827 souffletant d’un coup d’éventail un consul Français indélicat, déclencha plus ou moins directement la conquête de l’Algérie ; la gifle ou le soufflet a sa place dans l’Histoire. 

Un soufflet, voilà comment on désignait la gifle au XVII° siècle, tous les enfants qui ont appris « Le Cid » se souviennent des vers célèbres : « d’un affront si cruel/qu’à l’honneur de tous deux il porte un coup mortel. D’un soufflet ! L’insolent en eût perdu la vie/mais mon âge a trompé ma généreuse envie ». Telles étaient sans doute alors les mœurs de la cour, et l’on ne compte plus le nombre de gifles pour des atteintes à l’honneur ou à la dignité qui ont donné lieu à des duels réglés à l’aube et sur le pré.

Au fond, les questions de délicatesse ou d’honneur n’ont pas disparu, ce sont les usages qui ont changé. On sait bien qu’en certains endroits, pour un mauvais regard, un air d’arrogance ou un propos déplacé et ce sont les couteaux, les armes de poing qui entrent en jeu et qui tuent. Au fond, la gifle qui va par paire comme on sait, une sur chaque joue, outre qu’elle active le sang est quand même bien plus civilisée que la violence nue qui affleure partout. 

La différence avec les Américains et leur société puritaine, c’est qu’ils en usent et en disposent plus que d’autres, mais sous couvert d’hypocrites repentances et psychodrames sociaux. Aussi ce coup de sang (s’il n’est pas finalement surjoué) a-t-il au moins l’avantage de nous montrer que tout ce cinéma, ce grand cinéma qui obsède les foules n’est autre que le jeu ordinaire, l’immense cour de récréation d’individus qui se prennent pour le centre du monde, dès lors qu’ils sont le centre des médias.On se dit aussi que certains dirigeants par les temps qui courent auraient bien besoin d’être remis à leur place par une simple paire de gifles en lieu et place de bombes et de canons qui ne sont que la forme tonnante de leur

LES ILLUSIONS PERDUES

J’étais l’autre soir devant mon petit écran à regarder l’émission dite des » Césars » qui consiste à faire défiler sur une scène des acteurs faisant mal en public ce qu’il font bien sur pellicule : jouer un rôle. Mais ce qui retint mon attention, ce fut le titre du film élu à la majorité des suffrages : « les Illusions perdues ».

Car au même moment, se déroulait sur la scène de l’histoire un autre film, bien réel celui-là, et si l’on veut, en plein tournage, lequel pourrait porter ce même titre : les illusions perdues. Titre ou commentaire qu’on pourrait appliquer à cette séquence, c’est selon.

Illusions perdues d’une Europe qui pouvait se croire en paix depuis la dernière guerre mondiale malgré quelques accrocs ici ou là, par exemple dans les Balkans il y a quelques années. Cela se passa comme on l’observe au passage des tornades lorsque quelques vents violents qui suivent le cyclone décrochent encore des poteaux et des toitures avant de s’apaiser. Puis nous changeâmes de siècle et les batailles eurent lieu plus loin, au-delà de la méditerranée. Mais enfin, l’équilibre de la terreur hérité de la guerre froide semblait vouer l’Europe à tout le moins à une sorte de paix armée garantie par l’équilibre des puissances. Mais voilà que le vent tourne autrement et l’illusion de la paix recule.

Illusions perdues aussi de ces pays que les Russes appellent Frères pour mieux les étouffer, soudain frappés au cœur de leur démocratie toute récente et sommés d’en revenir aux conditions d’assujettissement à leur maître ancien. 

Illusions perdues de qui avait cru à la raison et à la diplomatie. Décidément le monde ne se conformait pas à cet idéal de « paix perpétuelle » caressé par les Européens au lendemain de la dernière guerre mondiale et résumé par ces mots : « plus jamais ça ». Constituée en communauté européenne, liée par des pactes de droit et de défense, l’Europe occidentale qui s’était longtemps crue à l’abri de toute surprise se réveille. Le retour à la menace nucléaire change complètement la donne, il faut bien en convenir.

Mais illusions perdues aussi du côté du nouveau Tsar de la Russie, constatant devant la résistance et la construction d’une coalition mondiale (dont la rapidité a frappé tout le monde), que son vieux rêve de voir se reconstituer l’ancienne URSS en plein XXIe siècle était certainement frappé d’obsolescence. Mais une chose est de constater que c’est une illusion, une autre et de s’en persuader ou d’un être convaincu par le rapport de force et la logique des situations. 

La découverte en réalité que font les protagonistes de cette pièce qui pourrait tourner au tragique, c’est que les peuples ont des aspirations qu’ils ne mettent pas toujours en pratique, mais, lorsque les circonstances s’y prêtent, ils peuvent soudain ressentir l’impérieux besoin de se hausser à la hauteur de ce que leur propose l’Histoire. Car un peuple n’est un peuple que dans l’acte par lequel il se constitue en disant non.  L’acte par lequel un peuple devient un peuple passe toujours par la volonté de dire non à son envahisseur ou à son oppresseur. La France de Valmy fit cette réponse et en un sens les peuples colonisées aussi plus tard. Avant cela, un peuple souverain comme tel n’existe pas, mais dès lors qu’il s’articule à cette notion supérieure de la liberté, rien ne peut s’y opposer. Le temps faisant son œuvre, l’illusion que l’on puisse le ramener en arrière est une pure illusion. Les Russes l’apprendront comme les autres.

Mais qu’est-ce qu’une illusion en fin de compte ? C’est une croyance, une conviction basée sur une appréciation inexacte des choses et du monde. Autant dire un rêve. Un rêve de puissance bien entendu, c’est toujours le pire en ce qui concerne les États. L’histoire est pleine de cimetières engendrés par des illusions d’empires et les pires sont celles des empires décadents. 

Devant ces grandes questions, il n’est jamais mauvais de consulter ses classiques et je n’en trouve pas de meilleur que la lecture du « passé d’une illusion » de l’historien François Furet, un livre paru en 1995, sous-titré (essai sur l’idée communiste au XX° siècle). Ce que n’avait pas dit le célèbre historien c’est que les illusions sont comme une dent malade : pour les arracher, il faut souffrir et au passage faire souffrir les autres. Nous en revenons toujours là.

L’INVITATION AU VOYAGE

Je ne sais pas vous, mais moi, j’ai déjà une belle pile de brochures sur mon bureau et j’en reçois toutes les semaines. Brochures de voyages, toutes plus tentantes les unes que les autres. Et l’un veut me faire aller au pôle nord parmi les glaces du Spitzberg, et l’autre me propose les Maldives, la Thaïlande, l’Océan Indien, ou alors l’Australie, la Nouvelle Zélande et l’Île de Pâques, en avion, en bateau, en croisière, à voile ou à moteur, c’est à croire que les agences de voyage sont devenues folles et ne savent plus où aller chercher des clients en attendant le grand rush de la délivrance post-pandémique !

En attendant, cela n’empêche pas de rêver : horizons dégagés, ciels radieux, plages et mers attirantes comme une fin d’été, palaces disponibles, prix alléchants, montagnes enneigées. Esprit contrariant, je me dis : la vérité est qu’il faut s’imaginer bloqué dans un immense hôtel vide avec des couloirs déserts, comme dans « Shining » , le film de de Stanley Kubrick avec Jack Nicholson. Ou alors dans un paquebot de croisière consigné dans un port comme ce fut le cas il n’y a pas plus d’un mois, ou encore dans un de ces palaces déserts ou errent quelques touristes égarés… C’est que les loisirs de masse appellent des comportements de masse. Ce n’est pas le loisir en solitaire qui fait le client ; le bonheur appelle la foule. Ce qui intéresse l’industrie du tourisme, c’est le grand mouvement, les grands flux, le « tous ensemble » dans la joie comme dans la peur. Les voyages sont devenus le loisir grégaire préféré des sédentaires. Mais qui ne voit qu’au fond, ce sont des abstractions qui nous font passer sans effort des pages d’un catalogue aux plages du même catalogue, papier glacé dans le premier cas, crème glacée en bord de piscine dans le second. Un pays se réduit le plus souvent à un hôtel ou deux, un hall d’aéroport, une excursion et voilà tout. 

Bien sûr vous me direz, il y a les baroudeurs, ceux qui doivent grimper sur toutes les montagnes qu’ils voient, plonger dans toutes les baies qu’ils rencontrent, tenter d’admirer tous les poissons en mer, ou les fauves dans les parcs animaliers. Cette sorte de touriste existe, j’en conviens.

Au fond, moi, je serais plutôt de l’espèce sédentaire, un catalogue me convient pour autant qu’il soit bien fait. Sa lecture m’occupe l’esprit un moment, me fait voyager en imagination et voilà ! C’est ainsi que je suis allé à Zanzibar où je ne mettrais sans doute jamais les pieds, au-dessus du cercle polaire sans enfiler ni chaussures ni gants fourrés, et même dans la Chine des Zhou, ou des Tang pour voir l’armée de terre cuite enfouie sous sa montagne. Vous l’aurez compris, je suis du genre « Jules Verne », je n’aime rien tant que les voyages imaginaires, « Michel Strogoff » ou les « Vingt mille lieues sous les mers », ou encore, « De la terre à la lune ». C’est vous dire que la consigne où nous maintint la pandémie pendant de longs mois ne me priva pas tant que ça de voyages, si elle ne me priva pas de lecture. Je suis un lecteur impénitent.

Pourtant une chose m’attriste, je ne parviens pas à faire partager ce goût à mes petits- enfants. J’ai beau faire la grosse voix et évoquer la terrible voix d’Yvan Ogareff passant le sabre chauffé à blanc devant les yeux de Michel Strogoff qui a été reconnu par sa mère prisonnière des Tartares. Le célèbre : « regarde de tous tes yeux regarde », qui me terrifiait à leur âge ne suscite de leur part qu’une attention distraite ou amusée. Ils n’ont plus besoin de passer par la lettre pour avoir l’image. On leur a d’abord donné la B.D dans le meilleur des cas, puis la vidéo s’il y a lieu, et encore si on est parvenu à éveiller leur curiosité à l’œuvre de Jules Verne. Est-ce que notre imaginaire, celui de notre enfance je veux dire, est déjà si loin qu’il n’en subsiste plus grand-chose. Voilà qui me plonge dans la perplexité.

Et voici qu’un ami auquel je faisais part de mes interrogations me dit tout à trac : c’est bien pire que tu ne le pense. « La mémoire elle-même est en voie d’oubli ». Le temps que j’essaie de comprendre, il enchaina : « vois-tu, la mémoire est liée à la langue et non à l’image, nous sommes entrés dans un temps où l’on ne retiendra plus rien si l’on ne lit plus comme avant ». Peut-être n’en aurons-nous plus besoin, lui dis-je, puisque nous aurons notre encyclopédie électronique dans la main. N’en crois rien, ajouta-t-il, avec la mémoire électronique, la continuité de la mémoire culturelle est rompue en chacun de nous. Tout disponible en un clic, c’est le passé comme chronologie qui disparait petit à petit. Fin de la sédimentation mémorielle. Veux-tu que je te dise : la vraie raison de notre malheur, c’est qu’on n’apprend plus la poésie par cœur. 

La poésie, quel rapport ? La poésie me dit-il ne développe pas seulement la mémoire, elle est la mémoire de notre langue, « un effecteur » de mémoire comme l’est la musique pour les sons et ceci, par le rythme. Te voilà bien pessimiste avançai-je. Ah me dit-il, nous perdons peu à peu la mémoire linéaire au profit de la mémoire aléatoire. Nous sommes en train de perdre le fil. 

Et moi qui m’apprêtais à lui parler de mes catalogues de voyage… Savais-je encore une poésie par cœur me demanda-t-il par provocation ? Mais oui, ma foi : « mon enfant, ma sœur, songe à la douceur d’aller là-bas vivre ensemble… » tiens voilà le Baudelaire de « l’invitation au voyage » ! je le fis sourire. 

Il ajouta : « un livre en notre main supplée à tous les voyages non par l’oubli qu’il en cause, mais les rappelant impérieusement au contraire ». Mallarmé dis-je ? Oui, à peu près. 

LA GRANDE ABSENTE DES DÉBATS

Parlons un peu d’Europe comme tout le monde, cela nous changera de la campagne présidentielle en France (quoique…). C’est d’autant plus opportun que la France prend pour 6 mois la présidence du conseil de l’union européenne pour tenter d’y insuffler sa marque son inspiration ou son désordre. 

Or, il y a dans cette construction une grande absente, on pourrait dire depuis l’époque du Traité de Rome qui n’y fait pas allusion (il faudra attendre Maastricht en 1992 pour lui donner compétence en la matière), cette absente, c’est la culture ; 0,1% du budget de l’Union et de surcroit consacré pour l’essentiel à l ‘audiovisuel.

Ce n’est pas faute pourtant des déclarations d’intention. Jean Monnet disait que si c’était à refaire, il commencerait par la culture, l’historien Jean Braudel disait que la culture était la langue commune de l’Europe et si l’on interrogeait nos dirigeants, il n’y en aurait pas un pour dénier à la culture ce rôle fédérateur.

Seulement voilà : quelle culture, et qu’entendent-ils les uns et les autres par culture ? Pour nous, la chose est simple, elle est cette réponse que le génie des peuples européens a formulé, chacun avec ses nuances particulières au cours de l’histoire, à la question que posait le fait d’habiter ensemble ce « cap du continent asiatique » pour parler comme Valery qui situait cette civilisation sur la carte du monde au moment même où il observait que les civilisations étaient mortelles. Mais Valery s’il voyait monter la guerre entre les nations qui serait fatale à l’Europe, ne doutait pas un instant qu’elle ait eu un génie particulier à définir un principe civilisationnel qui donnerait la démocratie, le droit, l’amour de l’art et des choses de l’esprit. Un autre philosophe européen dira plus simplement : ce qui caractérise les Européens, c’est le souci de l’âme.

En sommes-nous toujours là, et s’il est vrai que cette conception du monde a eu un sens dans le passé, ce passé a-t-il encore un avenir ? Le « souci de l’âme » qui était lié à la religion a disparu comme tel lorsque l’Europe a renoncé à se revendiquer une origine chrétienne, et se retrouve fort dépourvue lorsqu’une autre religion s’invite à combler ce vide religieux. Le souci de l’esprit a disparu lorsqu’on s’est avisé que c’était la science, la technique et l’économie qui prenaient le pas sur « les humanités ». Le souci du beau en art a lui-même peu à peu disparu comme référence à des canons européens pour s’articuler à d’autres valeurs. Nous savons tous cela. Au moins exista-t-il un sentiment, une conscience européenne, pour lier , d’abord 6, puis 27 nations et autant d’États entre eux.  Est-ce toujours le cas ? On peut en douter, et Julien Benda au lendemain de la guerre, disait : « l’Europe, ou plus exactement une conscience de l’Europe par-dessus la diversité de ses parties, n’a jamais existé ». 

L’Europe en vérité est devenue autre chose, elle s’est fondue dans l’espace de la civilisation occidentale à prévalence américaine dont elle a intégré les valeurs sans en retenir la solidarité qui a fait de cette « Nation de Nations », l’Amérique, un État supranational. Dès lors, son unité n’est qu’apparente même si ses intérêts sont liés, et sa culture, largement calquée sur le modèle américain, est devenue « le plus petit commun dénominateur » de peuples qui abandonnent peu à peu la leur pour les standards de la culture de masse. Rappelons-nous comment, dans la foulée des vainqueurs après 1945, notre culture a intégré leurs comportements : « cigarettes blondes, whisky et petites pépés » comme disait Eddy Constantine, les représentations des modes de vie américaines portées par le cinéma Hollywoodien, la consommation des produits de l’industrie américaine, le Mac-Do, le Coca Cola, le père Noël au bonnet rouge inventé par cette firme et même l’inattendu Halloween, devinrent les nôtres. On sait tout cela. La sociologie a étudié le phénomène depuis longtemps. Et croyez-vous qu’aujourd’hui Netflix et les GAFA jouent un autre rôle que celui de l’uniformisation du monde occidental sur ce modèle ? Voilà les faits.

Les Français comme les autres Européens savent très bien cela, ils savent aussi que la culture passe par la démocratisation des valeurs de référence qui ont fait notre Europe, ils savent bien qu’il y a eu un modèle Européen depuis les Grecs, les Latins, l’Humanisme et les Lumières, que ce sont les marqueurs de leur civilisation, et ils savent aussi que la culture industrielle de masse et de loisirs est son pire ennemi ; mais qui peut résister aux GAFA et à l’idéologie qui se diffuse dans leurs tuyaux ? Ils vivent dans la crainte de la perte de leurs repères, de leurs identités, mais ils suivent le cours des choses et c’est sans doute la raison de cette angoisse diffuse qui les étreint parfois. Ils découvrent que là où était leur identité il y a désormais la diversité, et que c’est mieux puisque l’Unesco le dit, et que tous les peuples ont des cultures différentes au sens des modes de vie et de traditions. 

La France s’est battue un temps pour « l’exception culturelle », la sienne, mais c’était il y a longtemps, au siècle dernier. On a fini par lui expliquer que « diversité » culturelle était mieux « qu’exception » et elle se le tint pour dit. C’est la vision de la culture post-nationale, la nôtre, celle des jeunes européens qui se décline en Anglais et passe par Internet. Est-elle compatible avec la culture qui s’est épanouie au sein des nations d’Europe pendant des siècles, là est la question et là est l’attente. Alors, refonder l’Europe par la culture certes, mais laquelle ? Pour peu qu’un courageux ou un téméraire s’avise de reparler de cette grande oubliée de l’histoire récente, ce pourrait être un sacré progrès par les temps qui courent.

QUELS MOTS POUR LE DIRE ?

Dans certaines circonstances, il ne faut pas tourner autour du pot comme diraient les psychanalystes qui depuis longtemps ont assimilé le mot auquel l’on pense, au pot où dès l’âge du nourrisson on apprend à déposer la chose. Cette chose a un nom familier que tout le monde utilise, à tout propos, comme le plus expressif de ce qu’il a à dire. Ce mot, c’est le « caca », la merde, le merdier, dont les expressions déclinées fleurissent le langage : « je suis dans la merde », « vous me faites chier », « quel merdier ! », « je m’emmerde à cent’sous d’l’heure ». Pas besoin d’être le docteur Freud pour avoir remarqué que la pulsion anale et la pulsion orale ont la même origine et le même but : expulser avec force quelque chose qui constipe au propre comme au figuré, en un mot, libérer une pulsion.

Bien, mais nous ne sommes pas dans une caverne, une cour de récréation, un terrain vague où tout endroit propice à notre relâchement. Nous vivons en société et à la différence des animaux, nous avons inventé les lieux d’aisance afin de ne pas infliger à nos contemporains nos humeurs et sécrétions intimes. C’est en cela que nous sommes civilisés. De plus, nous disposons de la parole pour traduire ou évacuer nos affects. Et la parole, s’autorise parfois, ce que la bienséance réprouve. « Vous êtes de la merde dans un bas de soie » aurait dit un Napoléon exaspéré à un Talleyrand exaspérant. Jolie métaphore ! « Merde » aurait dit Cambronne aux Anglais, avec cette assurance gaillarde d’un Gaulois à moustache qui ne s’en laissait pas conter par l’arrogance insulaire. « Je vous dis merde » se souhaitent les candidats aux examens et les acteurs avant de monter en scène. Entendez par là, « faites de votre mieux ».

Car tout est là, il faut faire à propos si l’on veut être au mieux avec son corps. Savez-vous que c’est là l’origine de l’expression en forme de salut qu’on utilise depuis le XVI° siècle ? « Comment allez-vous ? » Question saugrenue si l’on ne s’avisait de savoir si notre interlocuteur était de bonne ou de mauvaise humeur selon qu’il avait faut ou pas son caca journalier. La constipation est mauvaise pour l’humeur, on sait cela depuis Molière chez qui les docteurs armés de clystères poursuivent leurs patients en vue d’un lavement.

Voilà le fondement de la médecine si on peut dire. Et quant à la personne royale, la première question posée par son médecin au lever était celle-ci : « sa majesté est-elle bien allée ce matin » ?

Il est des jours, on le sait au moins depuis Louis XIV qui ne cachait rien à ses médecins et courtisans, où le Roi a le droit et même le devoir d’entretenir ses sujets de ses emmerdements, car c’est cela le plus important. Il faut que le roi aille bien pour pouvoir gouverner comme il faut. Son humeur en dépend. Bien entendu le langage de cour avait pour cela inventé des périphrases et l’on s’exprimait avec litote.

Napoléon, un militaire plutôt rude avait d’autres manières et nos Présidents et même nos parlementaires, bien qu’ils sachent qu’ils ne devraient pas dire ça, se lâchent parfois et même bien souvent. En public, c’est gênant, en privé tout autant, d’autant que les gazettes qui reproduisent leur propos ont longtemps servi à se torcher, c’est du reste pourquoi quand on les déteste on les traite de torchons. Tel est le destin des mots de finir parfois à la tinette.

Mais on aura compris que ce long détour est fait pour en venir à l’anecdote qui fit grand bruit dans le petit landerneau médiatique, au Parlement et dans les gazettes. Le Président a dit un gros mot ! Un mot en cinq lettres, qui traduisant une irritation et a de ce fait désigné une population comme telle : les emmerdeurs. Ceux-là même qui ne veulent pas obéir à la raison d’État, au bon sens, à la logique des médecins et à l’intérêt général.

Eh quoi, y a-t-il là lieu de faire si grand tapage lorsque chacun emploie ce mot du dictionnaire chaque jour, à tout moment et à chaque contrariété ! Faut-il voir là un manque d’éducation suprême et aller à se demander si De Gaulle un jour aurait pu dire ça ? En public sans doute pas, mais en privé ? Bref, ce jeune Président commence à en agacer plus d’un et ses dérapages tombent à pic pour nourrir la détestation qu’il suscite chez certains. Mais voyez comme sont les choses. Si un seul mot est susceptible d’enflammer les esprits, c’est que nous sommes attentifs au sens des mots. Faut-il que nous soyons une nation littéraire tout de même ! Et puis quoi, vous ne vous souvenez pas de cette chanson d’Aznavour se rappelant le bon temps où il avait encore « ses amis, ses amours, ses emmerdes ». Trivialité ou sincérité. Il y a des moments où ça fait du bien d’entendre reverdir le langage. Ce n’est pas le cher Georges Brassens qui dirait le contraire dans sa superbe chanson un brin misogyne au titre éloquent : « elle m’emmerde, elle m’emmerde », dont j’ai eu soudain envie d’écouter les rimes, évoquant une époque où on disait les choses sans avoir peur des mots !